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Culture

« J’ai été agressée par un chanteur que j’admirais »

Le mouvement #MoiAussi de cet automne a permis aux femmes de raconter ce qui ne sera jamais justifiable. Une artiste nous raconte ce qu’elle a étouffé pendant près de sept ans, son agression sexuelle par un chanteur.
Illustrations par Lucy Han

Je l’attendais un mardi soir, dans un café qui fermerait une heure plus tard. Quand elle est entrée, elle est passée à côté de moi, puis s’est retournée. Nous nous sommes présentées et nous avons discuté, devant un latte léger pour elle et un latte extra-fort pour moi. La serveuse nous avait remis un petit chocolat à chacune. Ni elle ni moi n’y avons touché.

« Veux-tu m’épouser? »

La première fois qu’elle a prononcé le nom de son agresseur, je n’ai pas bien capté ce que j’entendais. Je ne voulais pas l’interrompre, j’ai hoché la tête et j’ai continué à l’écouter. « Ce qui est compliqué, c’est she said, he said. Il y a des risques, à raconter. Ma carrière, mon anonymat. Mais je n’en dors pas la nuit. Je me sens hypocrite de ne pas porter plainte, d’entendre les autres me dire que ce que je fais, en art, les aide, et moi, je les écoute et, même si je dis depuis un an que j’ai été agressée, je ne dévoile jamais son identité, ni la mienne, parce que je ne veux pas qu’on dise que ma pratique artistique s’explique par mon viol. »

Quand elle parle, elle joue avec la paille de son latte. Elle passe ses doigts de la paille à ses yeux, pour les essuyer, souvent. Quand elle pleure, j’ai de la difficulté à ne pas vouloir sa rage, à ne pas la prendre pour moi, à ne pas lui voler sa rage et sa honte et sa déception, la lourdeur de sa déception, d’être du côté des statistiques de victimes.

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C’était en 2010. Elle avait partagé sur Facebook un lien sur un chanteur et y avait ajouté « Voudrais-tu m’épouser? » Elle ne sait pas comment il a pu avoir accès à sa publication Facebook, mais il lui avait écrit en privé. Elle s’en souvient; elle était chez sa grand-mère.

L’envie de ne plus se montrer raisonnable

Elle a continué à bosser dans une agence de publicité réputée. Il a continué à voyager dans différents continents, pour chanter et amasser des fonds pour des œuvres charitables. Ils ont continué à s’écrire. L’été suivant, il donnait un concert à quelques heures de chez elle. Elle, elle était dans une passe difficile. La fin de son couple était récente. Elle avait envie d’être dans le moment, de ne pas se montrer raisonnable. Quand le chanteur lui a dit « Viens me voir », elle a menti pour la première fois à la direction de son travail. Elle a prétexté être malade et elle est allée le rejoindre.

Juste avant qu’il monte sur scène, ils se sont embrassés, mais c’était comme s’il avait 14 ans. Il y avait une certaine impatience, ou un manque d’habileté. Elle n’a pas trouvé ça plaisant, mais elle s’est dit que la brusquerie était causée par le stress ou l’excitation de monter sur scène.

Dans la chambre d’hôtel, ce soir-là, ça a cloché aussi. Ils sont au lit, et elle lui demande s’il a un condom. Elle lui dit qu’elle n’ira pas plus loin s’il n’en a pas. Il s’est mis à faire une crise. Elle lui propose de demander à son assistant d’aller lui en chercher, elle qui avait remarqué que le chanteur ne se gênait pas, pendant toute la journée, pour demander à son assistant toutes sortes de services. Elle s’est aussi dit qu’il pouvait en demander au concierge de l’hôtel. C’était clair : elle disait oui au sexe avec préservatif, mais non au sexe sans préservatif. Il a continué à crier. À donner des coups de pied dans les airs comme un enfant qui fait une crise. À plusieurs reprises, il est monté sur elle avec insistance et elle devait le repousser. « Ce n’est pas comme si je ne voulais pas coucher avec lui, je voulais juste un condom » qu’elle tentait de lui faire comprendre.

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Regretter amèrement de ne pas être partie

Elle a hésité à ce moment-là à partir, mais comme elle n’était pas dans une ville qu’elle connaissait et que c’était le milieu de la nuit, elle a préféré se réconforter en se disant qu’elle l’avait suffisamment repoussé et qu’il avait assez crié pour qu’elle ne risque plus rien. Elle s’endort finalement, sur le ventre, dans le lit qu’elle partage avec lui. Elle se réveille après un certain temps parce qu’elle arrive difficilement à respirer. Elle se sent comme paralysée. Il est sur elle. Il est en elle et, dans sa tête, elle se répète : « Ça ne peut pas arriver. Pas à moi. » Quand il jouit, il la quitte pour se rendre à la salle de bains. Il revient avec un linge mouillé et l’essuie. Elle n’a ensuite plus dormi de la nuit. Elle avait mal au ventre et au cœur. Elle a tenté de se persuader que c’était un glitch, un malentendu.

Le matin, « j’ai décidé de baiser avec lui, tu sais, une relation sexuelle consensuelle. » C’était une tentative étrange et très dure d’effacer et de nier ce qui s’était passé pendant la nuit. Pour se réparer et réparer ce qu’il y avait eu entre eux, ce qu’elle avait subi. Elle l’a trouvé odieux quand même. Tout restait défait. « J’étais là. J’étais prête à avoir une relation sexuelle avec lui, et là, il pique une crise. J’ai tellement honte. Je ne respirais pas, et je n’ai plus de souffle, encore, après sept ans. Je n’ai plus de relations amoureuses, je n’ai plus de souffle. Je chantais avant. Je ne chante plus. »

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Pendant une semaine, elle ne mange pas. Elle tente de raconter ce qui s’est passé, mais n’y parvient pas. Sa psychologue lui diagnostique un syndrome post-traumatique qu’elle tente de refouler. C’est sa psychologue qui lui dit ce qui s’est réellement produit : « Tu as été violée. » Elle ne fait que pleurer. Elle passe un mois sans boulot, un mois de convalescence. Elle quitte l’agence de publicité pour laquelle elle travaillait. Elle se met en tête de faire une autre tentative pour tout réparer. Quand elle apprend que le chanteur revient en ville, elle se présente à son hôtel, avec des croissants et des condoms. Il devient à nouveau enragé. Elle constate que les contraceptifs le mettent hors de lui, pour une raison qu’elle ne saisit pas : « Il y a un problème. J’ai fait tout comme il faut cette fois-ci. »

En conversant avec lui, elle glisse qu’elle a parlé à son gérant. Il fait une crise de jalousie. Il appelle son gérant et lui dit de se pointer dans sa chambre d’hôtel pour voir l’artiste toute nue. Humiliée, elle quitte la pièce prestement. Le soir venu, elle rejoint une amie, le chanteur et son entourage lors d’une sortie. Le chanteur l’ignore et drague. Pendant le souper, il invite une autre fille à le rejoindre dans son autobus de tournée.

« Je ne pourrai jamais raconter à mon père. Il pourrait en mourir. »

Malgré les crises et la honte qu’il lui inflige à répétition, il continue à lui écrire. « Qu’est-ce qui ne va pas avec lui? Qu’est-ce qui ne va pas avec moi? Je n’ai jamais été dans une relation comme ça. » La dernière fois qu’il lui écrit, c’est au moment du décès de Nelson Mandela. Elle lui répond : « S’il te plaît, ne m’écris plus jamais. »

Elle se sent si humiliée et se reproche les conséquences de son agression sexuelle : « J’ai honte de m’être mise dans une situation comme ça. Je n’arriverai plus jamais à être comme avant. Ça t’éclate. J’ai cru que j’étais cassée. J’ai cru que j’allais mourir, lentement. Ma famille. J’ai raconté à ma mère et mon frère. Il m’a dit que je ne pouvais pas savoir à quel point ça les avait affectés, mon viol. Et je comprends. Si mon frère, ça lui arrivait, je me sentirais mal de ne pas avoir pu le protéger contre ça. C’est si lourd à porter, pour moi, pour les autres. Je ne pourrai jamais raconter à mon père. Si je lui dis, je crois qu’il va en mourir. »

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Elle tente d’apprendre à ne pas se sentir coupable. Si elle raconte, sans savoir encore si elle dévoilera son propre nom ou celui du chanteur, c’est qu’elle s’est aperçue qu’il y a beaucoup de femmes à qui ça arrive, des histoires pas claires, des histoires qu’elle n’a pas retrouvées dans les journaux. Son agresseur, ce n’était pas son patron, ce n’était pas un inconnu dans une ruelle. C’est un chanteur qu’elle admirait, qu’elle a demandé en mariage à la blague, un homme avec qui elle voulait s’envoyer en l’air. Elle le voulait, elle était consentante, elle était excitée, même s’il l’avait embrassée avec brusquerie plus tôt, elle le voulait, mais pas sans condom, pas dans son sommeil, pas avec son corps contre le sien, l’écrasant. Quand elle tente de chanter, elle sent encore tout son corps qui oublie le sien, qui se force en elle, il est encore là, il est encore toujours contre elle, le corps de l’homme qu’elle désirait, avant, avant qu’il ne la casse.

Projeter sa colère et sa honte hors de soi-même

Elle n’est même pas certaine que le chanteur sait qu’il l’a violée. Pour elle, plein d’hommes sont pareils. Ils se déresponsabilisent de ces situations. Si la femme ne répète pas « non » plusieurs fois, si elle n’a pas le visage en sang après, si elle n’a pas le sexe en charpie, s’il n’y a pas eu menaces et la contrainte d’une arme autre qu’une queue, les hommes ne devinent pas qu’ils violent ou qu’ils ont violé. « Ce n’est pas juste. » Ce n’était pas juste avant, ce n’était pas juste pour nos grands-mères et nos mères, avant que les femmes ne se soulèvent et parlent. « Nous avions normalisé notre honte et nos viols. »

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Maintenant, pour l’artiste, il est temps que les hommes s’examinent parce que, sinon, il n’y a pas de guérison réelle possible. Elle souhaite aussi que les victimes relâchent leur colère vers l’extérieur. « Je suis plus fâchée qu’avant. Mais je ne veux plus être paralysée. Je ne veux plus sentir son corps qui brise mes cordes vocales, qui m’empêche de parler et de chanter. J’ai honte. J’ai tellement honte. La honte est un outil puissant . Elle écrase les femmes et les victimes. Elle est en nous. On la crée, d’une certaine façon. S’en défaire, c’est beau. On mérite la dignité. »

Nous avons quitté le café. Sous la neige qui tombait, nous nous sommes répété tout ce qui n’était pas juste et tout ce qui devait être répété pour que tout soit, peut-être, enfin, réparé.