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environnement

Québec a misé 615 millions de dollars de fonds publics sur le ciment

Si le projet est un succès, les investisseurs feront de l’argent, tandis que le réchauffement climatique se poursuivra.

Ciment McInnis doit en grande partie l'inauguration de sa cimenterie toute neuve dans la péninsule gaspésienne au gouvernement du Québec. Elle a coûté la rondelette somme de 1,5 milliard de dollars, dont 615 millions, soit plus de 40 %, proviennent d'Investissement Québec, une société d'État qui a pour but de stimuler le développement économique, et de la Caisse de dépôt et placement du Québec, le « bas de laine » des Québécois.

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Alors que les premières tonnes de ciment sortent de l'usine cet été, les Québécois ne peuvent qu'espérer que ce ne sera pas un échec.

La cimenterie de Port-Daniel, la plus imposante en son genre au Canada, produira jusqu'à 2,5 millions de tonnes de ciment par an. Ciment McInnis et le gouvernement ont affirmé qu'il s'agit d'un excellent investissement pour le développement économique de la région, qui est aux prises avec un taux de chômage élevé et une économie précaire.

L'idée de construire une cimenterie dans la région ne date pas d'hier. Le projet initial, appelé Cimbec Canada, a été présenté au milieu des années 90. Malgré les millions alors investis par la Caisse, la première version du projet a échoué parce que les promoteurs n'ont pas réussi à amasser les fonds nécessaires. La Caisse les a poursuivis en justice pour récupérer son argent.

Quelques décennies plus tard, le marché semble propice. Dans un monde de plus en plus bétonné, la demande de ciment augmente au pays comme à l'étranger, en particulier aux États-Unis. « Si on suit à la lettre les ambitions du plan d'infrastructure de Trump, il va y avoir un besoin massif de ciment sur le marché nord-américain », assure l'actuel PDG, Hervé Mallet.

Il y a quelques années, le projet a piqué l'intérêt du groupe Beaudier, la société d'investissement privée des familles Beaudoin et Bombardier, des amis de longue date du pouvoir. Le gouvernement leur a d'ailleurs versé plusieurs milliards au cours des 50 dernières années. Ils n'ont peut-être pas vu venir Trump, mais ils ont anticipé la croissance du marché.

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Décidé à vendre du ciment aux Américains, Beaudier a acquis 67 % des parts du projet de Cimbec, puis est devenu actionnaire majoritaire en 2011. Depuis, la capacité de production projetée a doublé; le coût de la cimenterie aussi.

Malgré la forte demande prévue et les bonnes conditions du marché, les investisseurs privés ne se sont pas bousculés pour prendre part au projet. Encore une fois, Beaudier s'est donc tourné vers le gouvernement. Le groupe a présenté le projet comme une occasion de stimuler l'économie et de créer les centaines d'emplois dont la Gaspésie a tant besoin, bref un projet qui s'inscrit parfaitement dans la stratégie économique du Parti québécois.

C'est ainsi qu'en 2014, la première ministre Pauline Marois a annoncé l'investissement de 100 millions de dollars en capital-actions et le prêt de 250 millions d'Investissement Québec, en plus d'un investissement additionnel de 100 millions de la Caisse de dépôt et placement. Un syndicat bancaire avec è sa tête la Banque Nationale a de plus consenti un prêt supplémentaire de 350 millions au groupe.

« Si Beaudoin-Bombardier-Beaudier n'avait pas été qui ils sont, ce projet-là n'aurait peut-être jamais existé », affirme Yves-François Blanchet, qui était alors ministre de l'Environnement dans le gouvernement Marois.

À l'été 2016, d'autres investisseurs ont été recrutés, dont la Bank of China et BlackRock Investors (qu'on a l'impression de voir partout de nos jours).

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Toutefois, en juin 2017, le Globe and Mail a révélé qu'Investissement Québec a prévu une provision pour pertes de 116 millions de dollars sur le prêt consenti à Ciment McInnis avant même que la construction soit achevée. Bien que cette décision ne signifie pas qu'il y aura nécessairement des pertes, elle donne à penser que le projet est plus risqué que le gouvernement veut bien le faire croire. D'ordinaire, un investisseur prévoit une provision pour pertes s'il estime qu'il pourrait ne pas récupérer son argent. Il semble que la société d'État se pare à toute éventualité.

Normalement, les premières parties remboursées sont celles qui ont octroyé les prêts commerciaux : dans le cas présent, la Banque Nationale et Investissement Québec, qui ont prêté à un taux d'intérêt élevé. Ensuite, ce sont les détenteurs de débentures, comme BlackRock Investors (comme les débentures sont des obligations non garanties par des biens spécifiques, le risque est plus élevé). En dernier, si jamais il reste de l'argent, on rembourse les actionnaires : Investissement Québec et la Caisse. C'est donc leur investissement qui comporte le risque le plus élevé, soit 365 millions de dollars puisés dans les coffres de l'État.

Néanmoins, le gouvernement provincial ne démord pas : l'investissement sera bénéfique pour les Québécois à long terme. Investissement Québec a accordé un prêt qui va générer des revenus supplémentaires, assure l'ex-ministre de l'Environnement. « Tout ça, ajoute-t-il, ça ne vient pas demain matin des impôts des Québécois. »

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Bien que l'administration d'Investissement Québec soit indépendante, elle demeure une société d'État qui gère des fonds publics et doit respecter des dispositions de la loi québécoise. Le gouvernement l'a créée en 1970 afin de stimuler le développement économique local. Récemment, la société a essuyé quelques coups. Dans son rapport annuel de 2016, le vérificateur général l'a vertement critiquée pour son manque de transparence, son incapacité à assumer ses coûts et sa tendance croissante à suivre les orientations du gouvernement.

Sans surprise, les autres cimenteries n'ont pas été ravies de voir le gouvernement verser ces sommes astronomiques à leur nouveau concurrent. En 2014, la compagnie Lafarge s'est même associée à des groupes environnementaux pour intenter des poursuites contre le projet parce qu'il n'a pas été soumis au Bureau d'audience publique sur l'environnement (BAPE).

Depuis 1996, la Loi sur la qualité de l'environnement exige que les projets industriels de grande envergure soient soumis au BAPE, qui procède notamment des audiences publiques avec experts indépendants. Même si le projet a doublé en taille depuis la proposition originale en 1995, Ciment McInnis a soutenu qu'elle n'a pas à le soumettre à une évaluation environnementale, car il a été initialement soumis avant l'entrée en vigueur de la loi. La compagnie a de plus laissé entendre que des audiences publiques entraîneraient des délais et que les investisseurs pourraient se retirer.

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Impatients de voir la poursuite disparaître et de savoir les investisseurs rassurés, le gouvernement libéral a formé un comité interministériel chargé d'établir une stratégie. En 2015, des mesures législatives qui exemptaient le projet des audiences publiques ont été adoptées. L'investissement est à l'abri pour de bon.

Au fil des ans, pour justifier le projet, les gouvernements successifs ont tablé sur la création d'emplois dans une région qui en a désespérément besoin. Pauline Marois a affirmé que le projet créerait au minimum 400 emplois à long terme, un nombre considérable dans une municipalité de 2500 personnes.

L'opposition n'a pas perdu de temps à remettre en question ces chiffres. François Legault, le chef de la Coalition Avenir Québec, a fait valoir que la première ministre versait 450 millions de dollars de fonds publics pour créer 400 emplois directs et indirects. « C'est plus d'un million de dollars par emploi », a-t-il lancé.

Et depuis, le coût pour chaque emploi a augmenté, car le coût du projet a fait un bond. On a appris l'an dernier que le dépassement de coût atteignait 440 millions de dollars, ce qui portait la facture totale de la cimenterie à 1,5 milliard de dollars.

En réaction, la Caisse, indéfectiblement convaincue de la profitabilité de la cimenterie, a investi 125 millions de dollars supplémentaires en capital-actions. Elle devenait ainsi actionnaire majoritaire avec 55 % des parts. Elle a demandé à ce que la haute direction soit évaluée.

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Regardons les faits en face. Il était trop tard pour que Québec recule. Après avoir défendu le projet pendant plus de 20 ans, versé des centaines de millions de dollars et adopté une mesure d'exemption aux évaluations environnementales sans précédent, la seule option était de prendre les rênes du projet et de veiller à son succès.

Le cas échéant, avec tous ces fonds publics et privés investis, qui en tirera réellement profit? Et quand? Selon les prévisions de Ciment McInnis, les bénéfices au cours des 20 premières années de production seront de 135 millions de dollars au Québec et de 158 millions au Canada. Le porte-parole du ministère de l'Économie, Jean-Pierre D'Auteuil, répond quant à lui que les projections de rendement et de profits potentiels sont confidentielles, car plusieurs partenaires financiers sont concernés.

Sans oublier qu'il y aurait un important revers à la médaille. Si le projet est un succès, les investisseurs feront de l'argent, tandis que le réchauffement climatique se poursuivra. Québec devra sans doute revoir ses cibles de réduction des émissions de GES. On est loin d'un scénario gagnant-gagnant.

Si nous voulons sérieusement lutter contre les changements climatiques et nous affranchir des industries les plus polluantes, des investissements comme celui-ci pourraient mener à des pertes monumentales. Dans un récent rapport, le groupe de réflexion Carbon Tracker affirme que, si les gouvernements respectent leurs cibles de réduction de GES à l'échelle de la planète, les trillions de dollars qui seront investis dans les énergies fossiles au cours des prochaines années risquent de ne servir à rien, d'avoir été gaspillés.

Un investissement dans le ciment est-il la voie à suivre pour bâtir un avenir économique durable?

* Avec la collaboration de Simon Coutu.