Les femmes de la colline du Parlement sont exposées au harcèlement sexuel

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Les femmes de la colline du Parlement sont exposées au harcèlement sexuel

Dans les trois derniers mois, VICE a interviewé plus de 40 femmes à propos du harcèlement sur la Colline, causé par des politiques inadéquates et une culture toxique dominée par les hommes. Voici leur histoire.

L'article original a été publié sur VICE News.

Une ex-attachée politique a raconté qu’à la fin de la soirée arrosée suivant l’élection de 2011, un membre haut placé du Nouveau Parti démocratique (NPD) l’a embrassée de force. Il lui a fallu 20 minutes pour parvenir à s’extirper. Inquiète des répercussions sur sa carrière et pressentant que la fidélité envers le parti étoufferait sa plainte, elle n’en a pas parlé, et l’homme occupe toujours un poste important au sein du NPD.

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Quelques années plus tard, en 2016, une ancienne employée d’un député libéral a dit qu’un collègue l’a harcelée psychologiquement et qu’elle a essayé de le dénoncer auprès des ressources humaines. Le député l’a congédiée peu après.

Une autre femme, employée par un OSBL, a raconté qu’un député conservateur lui a constamment fait des avances pendant un an, à partir de 2014. Il n’existait alors sur la colline du Parlement aucune politique contre le harcèlement qui la protégeait, et c’est toujours le cas aujourd’hui.

À la fin de 2011 ou au début de 2012, un incident impliquant Drew Anderson, alors directeur des communications du chef du parti, Jack Layton, a ébranlé une ancienne employée du NPD. Elle allègue qu’Anderson lui a fait des commentaires à caractère sexuel et a appuyé ses parties génitales contre elle à l’extérieur d’un bar.

C’est ce qui est à l’origine d’un mouvement secret de femmes travaillant pour le parti qui ont mis leur emploi en jeu pour bannir Anderson de la Colline — un mouvement #MoiAussi avant la lettre, qui s’est joué derrière des portes closes et a été révélé par VICE.

La colline du Parlement à Ottawa est le centre du pouvoir politique au Canada. Les femmes entrent souvent en politique comme bénévoles lors d’une campagne électorale, puis peuvent être embauchées si leur candidat est élu. Elles font de longues heures, parfois jusqu’à l’épuisement, dans l’espoir de faire leurs classes et de peut-être un jour devenir elles-mêmes députées. Mais entre-temps, des employées nous disent qu’elles subissent sexisme, harcèlement et violence sexuelle.

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« Parce que c’est normalisé, pour beaucoup de jeunes femmes en politique, ça fait pratiquement partie de la description de tâches », a dit l’ancienne stagiaire Arezoo Najibzadeh.

Au cours des trois derniers mois, VICE a interviewé plus de 40 femmes qui ont travaillé pour l’un des trois partis majeurs sur la Colline et a ensuite examiné les politiques actuelles censées prévenir le harcèlement, ainsi que des plaintes pour harcèlement et le projet de loi C-65, réponse du gouvernement libéral pour prévenir le harcèlement dans les lieux de travail sous réglementation fédérale, y compris sur la Colline. Avec l’appui de tous les partis, le processus d’adoption de C-65 avance rapidement.

L’enquête de VICE a permis de découvrir que des politiques contre le harcèlement inadéquates conjuguées à une culture ultrapartisane et dominée par les hommes exposent les femmes aux abus, notamment les attachées politiques de la Colline. Mais, même si le Code du travail les couvrait, leur donnant une autre porte à laquelle cogner en cas d’incident, il ne remplace pas les insuffisantes dispositions visant à y prévenir le harcèlement. Il ne débarrasse pas non plus la Colline des raisons culturelles pour lesquelles les femmes ne signalent pas les incidents, par exemple la fidélité envers le parti, la solidarité dans de petits bureaux et le déséquilibre des pouvoirs entre le personnel et les cadres.

Dans les derniers mois, les femmes qui ont participé au mouvement #MoiAussi ont dénoncé des célébrités, des politiciens et des journalistes, déclenchant une vague d’excuses, de démissions et de congédiements. Des employés de VICE ont également été visés par des allégations, The Daily Beast et The New York Times ayant à la fin de 2017 rédigé des reportages dénonçant la culture du harcèlement sexuel au sein de la compagnie.

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Le mouvement s’est poursuivi au Canada en début d’année 2018 : plusieurs politiciens sont maintenant l’objet d’allégations de harcèlement sexuel. Parmi eux, il y a le ministre des Sports Kent Hehr, qui a démissionné après qu’une employée l’a accusé d’avoir fait des remarques déplacées à son endroit; l’ex-député Peter Stoffer a dû présenter ses excuses pour avoir forcé une employée à l’embrasser; et le député du NPD Erin Weir, contre qui il n’y a toutefois pas d’accusations, est suspendu en attendant les conclusions d’une enquête indépendante commandée par son parti.

Aux États-Unis, le gouvernement a réagi au mouvement #MeToo en interdisant les relations amoureuses entre membres du Congrès et les membres de leur personnel. Au Canada, le projet de loi C-65 ne touche pas seulement la Colline, mais tous les employés des industries et entreprises sous réglementation fédérale. Cette loi obligerait tous les bureaux du Parlement à mettre en place des politiques pour prévenir le harcèlement, à désigner un tiers pour recevoir les plaintes, en plus d’exiger des employeurs qu’ils fassent enquête chaque fois qu’un cas de harcèlement ou de violence est porté à leur attention.

Cependant, les récits des employées interviewées soulèvent des questions relatives à l’efficacité des dispositions de C-65 sur la Colline, une fois le projet de loi adopté. Bien que les responsables de la mise en place de ces politiques et les députés de tous les partis promettent que les plaintes de comportements inappropriés seront prises au sérieux, les employées disent qu’être élu à la prochaine élection restera toujours la priorité.

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Édifice du centre, sur la colline du Parlement à Ottawa. Source : Eva Blue, VICE News

L’édifice du Centre, un emblème du Canada, avec ses fissures et sa tuyauterie ancienne, commence à laisser voir son grand âge.

Des portraits d’hommes blancs grisonnants, et de quelques femmes blanches, sont accrochés aux murs des couloirs et des salles de l’édifice labyrinthique qui, on l’oublie, est érigé sur des terres algonquines non cédées.

L’édifice traversera bientôt une décennie de rénovations, mais, pour l’instant, les murs contiennent toujours de l’amiante, un matériau toxique qui cause le cancer. Un parallèle qui n’a pas échappé aux personnes qui y travaillent.

Les femmes décrivent la colline du Parlement comme un environnement de travail « toxique » et « dominé par les hommes ». L’expression « Boys’ Club » est revenue fréquemment dans les entrevues. « C’est comme dans Mad Men », a aussi dit une employée.

Brielle Beardy Linklater, une femme trans autochtone qui y a travaillé, ne s’y est pas sentie à sa place : peu d’autres personnes lui ressemblaient. Fae Johnstone, une femme trans qui a été bénévole et a plus tard fait du lobbying à la Colline, dit que les politiciens faisaient preuve d’« arrogance », « comme si leur place leur revenait de droit ». Il n’y a aucune personne transgenre parmi les députés, fait-elle remarquer.

« On vous traite d’abord d’exotique à cause de vos yeux et de votre nom, dit Najibzadeh, ex-stagiaire. Ensuite, ça prend la forme de choses comme des attouchements que vous ne désirez pas. »

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Une ancienne employée d’un député libéral dit que son supérieur lui proposait de sortir avec lui sans arrêt et a un jour fait un commentaire à propos d’un bleu qu’elle avait derrière la cuisse. Elle ajoute qu’il l’a virée après qu’elle a tenté de le dénoncer.

Elle a comparé sa situation à du harcèlement par un étranger dans la rue sans avoir la possibilité de s’éloigner. « Imaginez que vous êtes obligée de rester là et de le supporter, sinon vous perdez votre emploi », dit-elle.

Après qu’une bénévole pour une campagne provinciale a dénoncé auprès du parti, de la police et des médias le candidat du NPD qui l’avait agressée sexuellement, elle croit que sa candidature à un poste au NPD du Canada a été mise de côté pour cette raison.

Les députés sont les plus en vue à la Colline, mais ils sont soutenus par une légion d’employés, de stagiaires et de bénévoles, qui forment maintenant un groupe vulnérable dans les corridors du pouvoir. Prises dans une pernicieuse dynamique d’autorité et n’étant pas protégées par le Code du travail du Canada, les femmes n’osent pas parler, car les risques pour elles sont trop grands.

Après chaque élection, les emplois du personnel politique deviennent précaires. Si un député ne conserve pas son siège, il quitte la Colline et ses attachés politiques subissent le même sort. Ils auront de la chance si le bureau d’un autre député les embauche.

Ils sont au bas de l’organigramme. Ils « exercent leurs fonctions selon le bon plaisir » du député, dit une attachée politique. « On vous fait sans cesse comprendre que vous êtes différentes, ajoute-t-elle. Il y a plein de petites règles qui placent les attachés sous les députés. »

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Le personnel n’a pas accès à certains endroits. La sortie juste à l’extérieur de la Chambre des communes est à la disposition des députés, et les attachés ne peuvent l’emprunter que si un député leur ouvre la porte. On sert de la nourriture aux réunions de comité, mais seuls les députés y ont droit. Souvent, des employés restent sur place après la réunion pour manger des restes, nous a dit une ex-attachée politique.

Jessica Mitchell dit avoir été harcelé sexuellement alors qu’elle travaillait en politique. Source : Eva Blue, VICE News

Et si un employé enfreint une règle, il s’expose à des mesures disciplinaires prises par le député, son employeur. Des députés exploitent cette supériorité hiérarchique, par exemple en claquant des doigts pour que l’employé aille lui chercher un café, nous a dit une autre attachée politique interviewée.

Les mécanismes de dénonciation ont été améliorés au fil des ans, au fur et à mesure qu’a augmenté le nombre de femmes en politique fédérale et qu’elles ont demandé de meilleures politiques pour mettre fin aux commentaires déplacés, attouchements et agressions sexuelles. Il existe d’ailleurs des mesures permettant de porter plainte. Mais, selon des employées, elles mettent en jeu leur emploi déjà précaire si elle dénonce une personne de leur propre parti, d’autant plus s’il s’agit d’une personne haut placée.

Une actuelle attachée politique nous a expliqué que, si une employée est victime de harcèlement et qu’elle craint les répercussions d’une plainte, la meilleure stratégie pour s’en sortir est de chercher discrètement un emploi dans un autre bureau.

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De plus, tout le personnel n’est pas au courant de la marche à suivre pour dénoncer. Deux employées de deux partis différents nous ont avoué n’en avoir « aucune idée ». Interrogée à savoir si elle porterait plainte, une attachée politique a parlé de la précarité de son emploi : « Non, probablement pas. J’aime travailler ici. »

Une faille dans le système

À l’automne 2016, une jeune attachée politique a commencé à travailler dans le petit bureau d’un député libéral. Au cours de ses premiers mois, un collègue, du même niveau hiérarchique, lui a fait subir ce qu’elle décrit comme du « harcèlement psychologique ». Il donnait des ordres non seulement à elle, mais aussi aux autres femmes du bureau et faisait des commentaires « exprimant l’infériorité des femmes, dénigrant nos compétences, et blessants », a-t-elle écrit dans une lettre transmise à VICE.

Une amie lui a conseillé d’enregistrer son collègue à son insu. Elle a pu enregistrer cinq incidents en huit jours. Elle l’a ensuite confronté directement, mais ça n’a pas aidé. Elle s’est donc tournée vers les ressources humaines de la Chambre des communes. Elle ignorait jusque-là qu’elle était protégée par une politique contre le harcèlement adoptée en décembre 2014. Le premier ministre Justin Trudeau s’en attribue le mérite, affirmant que c’est le fruit de sa demande de mettre en place une procédure claire après que deux députés libéraux avaient été accusés de harcèlement.

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L’attachée politique ne pouvait pas déposer une plainte auprès des ressources humaines, lui a-t-on répondu, parce qu’elle devait « idéalement » le faire d’abord auprès du député, qui est l’employeur et responsable de la prévention du harcèlement dans son bureau. En d’autres mots, elle devait se plaindre directement à son patron, un député libéral, alors qu’elle était toujours en période de probation. La lettre a été rédigée, mais jamais envoyée. L’attachée était « trop intimidée », elle craignait de perdre son emploi.

Le collègue qui la harcelait a souvent qualifié le bureau de « Boys’ Club ». C’était un petit bureau, alors, si une plainte était déposée, on saurait vite qui l’avait déposée. Elle se trouvait à dénoncer le comportement d’un homme auprès d’un homme.

« Je ne pouvais rien faire, nous a-t-elle dit. Je ne voulais pas de gros scandale. Je ne voulais pas passer aux nouvelles. » Peu après sa visite aux ressources humaines, son employeur a décidé de se passer de ses services. « Il ne m’a donné aucune raison, dit-elle. Je pense que je ne saurai jamais [pourquoi]. »

Politiques incomplètes

On ne peut pas blâmer le personnel de ne pas bien connaître le patchwork de politiques coexistant sur la colline du Parlement. Toutes sont relativement nouvelles et encore mises à jour; on prévoit par exemple améliorer la formation. Mais on ne les communique pas adéquatement à celles qui en ont le plus besoin, ce que mettent en évidence les témoignages des attachées politiques. Elles disent ne pas savoir comment dénoncer.

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Il existe de nombreuses politiques pour différents groupes d’employés. Par exemple, les employés du NPD peuvent porter plainte à leur syndicat, alors que les employés des autres partis peuvent le faire aux ressources humaines de la Chambre des communes. Comme l’a fait l’attachée politique d’un député libéral dans le cas mentionné précédemment, en vertu de la politique mise en place en décembre 2014.

Et VICE a relevé des lacunes dans ces politiques. Premièrement, la définition du harcèlement diffère de l’une à l’autre. Il n’y a pas de consensus sur la Colline sur ce qui constitue du harcèlement.

Deuxièmement, il y a des failles entre elles.

Si, par exemple, une employée du NPD devait déposer une plainte pour harcèlement contre un employé du Parti conservateur, ce dernier, étant soumis à une politique différente, ne participerait que sur une base volontaire.

VICE a demandé à la Chambre des communes s’il existait un moyen d’obliger l’employé faisant l’objet d’une accusation à participer même si la plainte est déposée par une employée couverte par une politique auquel lui n’est pas couvert.

« Pas expressément, mais les expériences passées indiquent qu’il serait volontaire », a répondu par courriel la directrice des communications de la Chambre des communes, Heather Bradley.

Après avoir été questionnée à propos de cette faille à plusieurs reprises par VICE, la présidente du syndicat du NPD, Nasha Brownridge, a dit collaborer étroitement avec la Chambre des communes pour qu’un changement soit apporté « dès que possible ». Le 1er mars, le Bureau de régie interne, l’organe directeur de la Chambre des communes, a accepté de modifier la politique pour que le personnel du NPD puisse s’en prévaloir. La Chambre des communes mentionne également qu’elle passe actuellement en revue la politique adoptée en décembre 2014.

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À la fin du mois de février, l’officier supérieur des ressources humaines de la Chambre des communes, Pierre Parent, s’est exprimé sur les politiques existantes au cours d’une audience de comité sur le projet de loi C-65. « Je rêve qu’une enquête se fasse dans un délai de deux semaines, mais cela n’arrive jamais », a-t-il dit au sujet de la longue durée des enquêtes.

Bien qu’il soit relativement facile de régler des problèmes dénoncés à la Chambre des communes (avec 1800 employés, il est possible de transférer des employés pour mettre fin à des conflits), c’est un défi dans les bureaux des députés, car on a affaire à « 338 petits employeurs ». Parent a donné en exemple un problème évoqué par une attachée politique que nous avons interviewée : « Vos bureaux sont tout petits, dit-il. Vous avez un bureau à Ottawa et un bureau de circonscription. Quand il n’y a pas de solution possible, cela devient très difficile. »

S’il est adopté, le projet de loi C-65 ne remplacera pas les politiques en vigueur sur la Colline. Cependant, les employeurs du Parlement devront les ajuster pour se conformer aux nouvelles exigences et dispositions juridiques.

Interrogée au sujet de l’incident mentionné par l’employée d’un député libéral, la ministre de l’Emploi, Patricia Hajdu, dit que la nouvelle loi protégera davantage les attachées politiques qui doivent porter plainte. « La loi dit que chaque employeur doit désigner un tiers pouvant recevoir les plaintes, dit-elle. Si la personne n’est pas à l’aise, ou si le député est le harceleur, il y a donc une autre personne à qui elle peut parler. » Elle ajoute qu’une nouvelle formation « solide » pour les employés et employeurs assurerait qu’à l’avenir, la plaignante ou le plaignant sera informé de ses options.

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Si, à tout moment, la personne ayant porté plainte estime que la situation n’est pas traitée adéquatement, elle peut se tourner vers le ministère de l’Emploi, du Développement de la main-d’œuvre et du Travail, qui ferait alors enquête. Bien que cela puisse être vrai, la version actuelle du projet de loi comporte des lacunes.

C-65 ne donne pas de définition du harcèlement, et on ne sait pas si on en ajoutera une plus tard, ce que les députés estiment être une matière à débat importante. Le Syndicat canadien de la fonction publique, le plus important syndicat canadien, a pour sa part critiqué le projet de loi parce qu’il propose des changements faisant en sorte que ce ne seront plus les comités de santé et de sécurité qui enquêteront sur les cas de violence rapportés.

Ensuite, il y a le privilège parlementaire : des droits et immunités constitutionnels dont peuvent se prévaloir les députés. Il reviendrait au député de décider de recourir ou non au privilège parlementaire, a affirmé le greffier de la Chambre des communes, Charles Robert.

Questionné par la députée libérale Pam Damoff pour savoir si, après l’adoption du projet de loi C — 65, il sera plus facile pour le personnel de porter plainte, Parent ne s’est pas montré optimiste. « Il est difficile de répondre à la question, a-t-il dit. Malheureusement, les règlements ne sont pas encore rédigés, et il est donc difficile de savoir quel sera en définitive l’effet du projet de loi. La crainte de représailles dépend de la structure des bureaux de député, et c’est la raison pour laquelle j’y reviens. […] Ce sont de petits bureaux, tandis que dans les grands milieux de travail, dans les entreprises, on se sent un peu plus en sécurité. »

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Mme Damoff s’est ensuite tournée vers M. Robert : « À la suite d’une dénonciation, soit qu’on ne prenait pas de mesure contre l’employeur, soit que cela passait sous silence. » En vertu du projet de loi C-65, quel recours auraient les personnes qui dénoncent? » lui a-t-elle demandé. « Il est difficile de répondre à la question à ce stade-ci. »

Les oubliés de C-65

Bien que le projet de loi donne plus d’options pour porter plainte, il y a des groupes sur la Colline qui n’en bénéficieront pas. En 2014, une employée d’un OSBL s’est rendue sur la Colline pour solliciter le soutien de députés. À la place, elle a été poursuivie pendant plus d’un an par un député conservateur d’une façon qu’elle juge « inappropriée ».

À une occasion, un collègue a pu confirmer ses impressions. L’organisme avait invité le député à venir prendre un verre : il a passé la soirée assis si près de la femme qu’elle en était mal à l’aise et lui a parlé de sa récente séparation. Par la suite, il l’a traquée sur Facebook, Instagram et Twitter, a commenté ses photos, lui a envoyé des messages. Quand ses collègues sont retournés à la colline du Parlement sans elle, le député a posé des questions à son sujet. « C’est la première chose qu’il a demandée », se rappelle l’un d’eux.

Plus tard, en 2016, alors qu’elle était en Europe pour participer à une conférence, elle a mis en ligne une photo d’un attrait touristique. Le député conservateur a commenté la photo : « Je te rejoins dans quelques jours. » Il lui a ensuite envoyé un message privé pour savoir si elle était là-bas, message auquel elle n’a pas répondu. Elle a par contre plus tard écrit sur Twitter qu’elle serait à l’une des activités prévues.

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Bien sûr, elle y a aperçu le député. Elle s’est retranchée dans un coin pour l’éviter. « Je suis une femme de carrière, assez forte et indépendante, alors le fait de me cacher, ça m’énervait déjà beaucoup. » À ce moment, une personne au micro l’a remerciée de sa présence. Le député a aussitôt traversé la foule vers elle. « Je suis content de te voir, a-t-il dit, en lui touchant l’épaule avec la main. Elle lui a donné un prétexte et s’en est allée.

« Est-ce que j’appellerais ça une agression? » se demande-t-elle. « Certainement pas. Est-ce que j’appellerais ça du harcèlement? Probablement. Pour moi, il a agi stratégiquement de façon à jouer avec la limite. »

Elle ne l’a pas dénoncé parce qu’elle ne connaissait pas de mécanisme permettant à une employée d’un OSBL de le faire. Et elle n’a pas cherché à porter plainte. Elle était partagée. Elle jugeait son comportement inapproprié, mais n’était pas certaine qu’il y avait matière à déposer une plainte officielle.

Parlement fédéral, Ottawa. Source : Eva Blue, VICE News

Les membres de groupes de lobbying et d’organismes de défense sont couverts par la politique contre le harcèlement de leur propre employeur, d’après la directrice des communications de la Chambre des communes, Heather Bradley. En d’autres mots, ils ne peuvent avoir recours à aucune disposition du Parlement. Le groupe ou organisme doit collaborer avec l’employeur concerné au Parlement, comme dans ce cas-ci un député conservateur, pour traiter le cas de harcèlement allégué.

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Le projet de loi C-65 n’améliorera en rien cette situation, même si les lobbyistes s’entretiennent souvent avec des députés lors d’activités où l’on sert de l’alcool.

Et il n’améliorera pas les dispositions pour protéger les députées victimes de harcèlement non plus.

À l’heure actuelle, on peut déposer une plainte en vertu d’une politique de la Chambre des communes adoptée en 2015 pour traiter les cas de harcèlement entre députés. Mais elle ne porte que sur le harcèlement sexuel, étroitement défini comme un « comportement non voulu à connotation sexuelle qui nuit à l’environnement de travail ». Pierre Parent fait remarquer en comité que c’est une « définition très courte » du harcèlement sexuel, par comparaison à celles données dans les autres politiques.

Il y a une autre lacune dans la politique sur les plaintes entre députés : contrairement à la politique adoptée en décembre 2014, elle n’exige pas que soit annuellement rapporté le nombre de plaintes, rendant difficile l’évaluation de son efficacité. Un sous-comité examine actuellement la politique, selon la Chambre des communes.

Tactiques de guérilla

Un obstacle majeur empêche aussi les députés de dénoncer le harcèlement. « Tout est si teinté par la partisanerie qu’il est presque impossible [de dénoncer] », a dit une ex-députée du NPD. « Les gens prennent des décisions en pensant à protéger le parti, ils sont écrasés par ce gros bulldozer. »

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Des femmes, qui en avaient assez du harcèlement sur la Colline et des politiques inadéquates, ont pris les choses en main. VICE a appris qu’un mouvement porté par des attachés politiques du NPD qui, par solidarité, ont mis en jeu leur emploi pour expulser un employé haut placé accusé de comportement inapproprié.

À la fin de 2011 ou au début de 2012, Jessica Mitchell était une nouvelle employée du NPD à Ottawa. Un soir, elle était au Brixton Pub, le bar non officiel du NPD près de la Colline. Les longues heures au Parlement se prolongent dans ce bar, où l’alcool nourrit les interactions. « Le Brixton fait partie du bureau », dit Mitchell.

Quand elle est sortie pour fumer, Drew Anderson, alors directeur des communications pour le chef du NPD Jack Layton, l’a suivie. À l’extérieur, il a fait des remarques explicitement sexuelles, mais elle ne se souvient pas des mots exacts. Ce n’était pas la première fois qu’il tenait des propos à caractère sexuel qui la rendait mal à l’aise. Ensuite, il l’a tirée vers lui pour appuyer son entrejambe contre elle, et il était en érection, nous a-t-elle raconté. Un ami et ex-collègue de Mitchell a confirmé qu’elle lui avait raconté en détail cet incident allégué peu après.

Parlement fédéral, Ottawa. Source : Eva Blue, VICE News

Elle l’a repoussé, mais pas brutalement. Il y avait d’autres collègues masculins au bar, et elle voulait être vue comme « l’une des leurs ». « Je me rappelle avoir été professionnellement discréditée parce qu’ils avaient vu la scène et que je n’avais pas su exactement comment réagir quand ça s’est passé. » Elle a évité Anderson après cette soirée, même si son travail l’oblige à communiquer avec lui sur des questions portant sur les communications du parti. « Tu as peur que, si tu contactes cette personne, soit elle voudra obtenir quelque chose de toi, soit elle te traitera en paria. » Elle n’a pas rapporté l’incident à ce moment-là. « Je savais que je ne serais pas prise au sérieux », dit-elle. « Et je ne le prenais pas très au sérieux. »

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Ce n’est qu’après que les allégations d’agression sexuelle contre l’animateur de radio Jian Ghomeshi ont fait les manchettes, à l’automne 2014, que Mitchell a vu sous un autre angle les gestes d’Anderson. (Ghomeshi serait plus tard acquitté des quatre chefs accusations d’agression sexuelle et de l’accusation d’avoir vaincu la résistance par l’étouffement.) En décembre 2014, elle et d’autres femmes ont semé l’inquiétude dans le parti à propos des comportements inappropriés allégués d’Anderson. « C’était comme une guérilla », dit-elle pour décrire le mouvement.

Anderson avait auparavant quitté la colline du Parlement, mais il était de retour pour la campagne de 2015 aux côtés du chef du parti d’alors, Thomas Mulcair. À ce moment, le parti était au courant de son comportement allégué : le directeur national et la directrice nationale adjointe du NPD avaient rédigé une lettre d’excuses à une femme après qu’elle a dit qu’Anderson lui avait fait des avances au party dans le cadre du congrès national de 2012, a rapporté le National Post. Anderson travaillait alors pour l’Université d’Ottawa. Quand les femmes ont appris qu’il revenait, elles se sont regroupées.

Elles ont communiqué avec la présidente du Caucus des femmes du NPD, qui nous a dit qu’elle avait plus tard parlé à Anne McGrath, qui était alors directrice nationale du NPD. Les employées ont aussi invité le comité des femmes du syndicat à une réunion d’urgence afin de pouvoir compter sur son autorité et sa protection. À l’approche de l’élection de 2015, elles mettaient ainsi en jeu leur emploi en allant à l’encontre des intérêts du parti.

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Un courriel confirme que la réunion s’est tenue autour du 16 décembre 2014. Mitchell et d’autres sources affirment qu’elle portait sur le comportement et le retour d’Anderson. De 20 à 30 femmes auraient été présentes, et d’autres, en plus grand nombre, auraient participé par conférence téléphonique. « Certaines étaient en larmes, elles étaient bouleversées par la tournure des événements », a dit une d’entre elles.

Parlement fédéral, Ottawa. Source : Eva Blue, VICE News

Le comité des femmes a accepté de rédiger une lettre exposant leurs inquiétudes. La présidente du comité des femmes, Jenn Prosser, l’enverrait à McGrath. Il y a eu plusieurs ébauches de la lettre. Dans une version que VICE a obtenue, on énumérait les engagements du NPD envers les femmes, comme une enquête sur la disparition et l’assassinat de femmes des Premières Nations, et on indiquait que le retour d’Anderson, bien qu’il soit un sous-traitant, « allait à l’encontre de tout ce que défend le parti ».

« Quelle crédibilité avons-nous comme néo-démocrates si la direction du parti ignore ces principes? demande-t-on. Sachant qui il embauchait, et le faisant discrètement, le parti a choisi de compromettre la santé et la sécurité des femmes en les forçant à travailler avec M. Anderson. »

À la suite des allégations en lien avec le congrès de 2012, le parti a promis d’établir de nouveaux protocoles encadrant les activités de collecte de fonds pour prévenir le harcèlement. « Nous attendons toujours ces nouveaux protocoles », lit-on dans la lettre rédigée en 2014. « Vous avez la responsabilité morale et sociale […] de nous assurer que vous jugez réellement qu’un tel comportement est inacceptable. Quelqu’un qui a l’audace de poser des gestes pareils et qui exploitent sa position d’autorité n’est pas bienvenu parmi nous, et ne le sera jamais. Par respect pour les femmes de ce parti, nous exigeons par conséquent que vous cherchiez de l’expertise ailleurs. Nous n’accepterons jamais de nous taire pour le bien du parti », poursuit-on dans la lettre. « Nous nous attendons à une réponse de votre part dans les 15 prochains jours, à défaut de quoi nous prendrons d’autres mesures. »

Prosser nous a dit qu’elle n’a pas de copie de la lettre officielle, et que toutes les copies ont probablement été détruites, mais elle a confirmé en avoir envoyé une à McGrath. Elle ajoute croire que les formulations étaient plus prudentes, que l’échéance était plus courte, et qu’on avait demandé expressément qu’Anderson ne soit pas réembauché. VICE n’a pas été en mesure de voir le contenu de la lettre officielle. Avant de l’envoyer, on l’a imprimée pour que le personnel puisse la lire sans risque qu’elle soit fuitée.

Deux sources nous ont dit que la présidente du comité des femmes a tardé à l’envoyer. Elles ont vérifié auprès d’elle plus d’une semaine plus tard, et elle ne l’avait toujours pas envoyée. Elles ont dû insister. « La résistance à laquelle nous avons été confrontées était très culturelle, nous a dit une source. Il y avait une culture de protection de la réputation du parti. » Après leur insistance, la présidente les a finalement assurées qu’elle avait envoyé la lettre. « Dans ce cas, nous avons été capables de contrer cette partie particulière de la culture », a ajouté la source.

Prosser en garde un souvenir différent. Elle dit avoir envoyé la lettre à McGrath après avoir eu une conversation avec elle, mais que « peut-être que son processus a pris plus de temps que certaines personnes l’auraient souhaité ». Elle était nouvelle à ce poste au sein du syndicat, il n’y avait pas de marche à suivre claire, et elle ainsi que d’autres s’inquiétaient du risque de fuite. Une fuite, dit-elle, aurait constitué une violation de la vie privée des membres, et de la réputation du parti — parce que c’est ce qu’on vous inculque.

Patty Hajdu, ministre de l’Emploi. Source : Eva Blue, VICE News

McGrath n’a pas voulu donner son point de vue pour cet article.

Peu après l’envoi de la lettre, le personnel a appris qu’Anderson ne serait pas de retour. Interrogé par VICE à propos du mouvement qui l’a empêché de revenir sur la colline du Parlement, Anderson n’a pas donné de détails sur les allégations. « À ce moment de ma vie, je ne traitais pas toujours les gens de façon appropriée ou respectueuse, et l’alcool était un facteur négatif dans ma vie. J’offre mes excuses sans réserve aux personnes que j’ai blessées ou maltraitées », a-t-il écrit.

« Je suis reconnaissant envers mes amis et collègues qui sont intervenus il y a plusieurs années, poursuit-il. Ils m’ont donné l’élan nécessaire pour que je change, et depuis je me suis concentré à examiner proactivement mon attitude, à cesser de consommer de l’alcool et à être un meilleur modèle pour ma famille et mon entourage. Le travail pour réparer les torts se poursuivra toute ma vie. Je soutiens de tout cœur les personnes œuvrant à produire un changement hautement nécessaire dans la culture politique d’aujourd’hui. »

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À la colline du Parlement, dans l’édifice du Centre, une attachée politique parle des rénovations prochaines. « Tout ici devra être déconstruit brique par brique », dit-elle. Les problèmes à corriger ne sont pas cosmétiques, mais structurels.

En ce qui a trait à la dénonciation du harcèlement, l’amélioration de la formation est une étape nécessaire, tout comme le travail pour que le Code canadien du travail couvre les employés sur la Colline. Mais ces efforts de suffiront pas à régler les problèmes fondamentaux, comme la fidélité au parti, le grand nombre de petits bureaux et le faible nombre de femmes en position d’autorité.

En raison des obstacles qui empêchent la dénonciation, la colline du Parlement est prise dans un cercle vicieux. Parce que les politiques actuelles ne peuvent rien contre les enjeux culturels, les femmes savent qu’elles s’exposent à un risque si elle parle. Et parce qu’elles ne parlent pas, la culture du harcèlement se maintient.

C’est pourquoi les survivantes qui ont pris la parole dans le mouvement #MoiAussi, et celles qui les ont précédés au sein du NPD, représentent le meilleur espoir de changement dans la politique canadienne.

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