La fois où les antifas m’ont donné un lift vers une manif contre La Meute
Crédit : Jacques Boissinot/La Presse Canadienne

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La fois où les antifas m’ont donné un lift vers une manif contre La Meute

Récit d’une journée passée auprès des ennemis jurés de l’extrême droite.

Quatre antifas m'avaient donné rendez-vous dimanche matin au métro Crémazie à Montréal pour prendre la route avec eux vers Québec. À mon arrivée, la conductrice était déjà masquée, par peur d'être identifiée. L'accessoire sera abandonné après quelques minutes. Sur la banquette arrière, les trois autres « camarades » ressemblaient beaucoup plus à des étudiants en science politique de l'UQAM qu'à de méchants ninjas habillés en Black Bloc.

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Les antifascistes avaient juré d'empêcher La Meute de manifester dimanche à Québec. Le groupe ultranationaliste avait organisé une marche silencieuse contre l'arrivée de milliers de migrants principalement haïtiens au Québec depuis le début de l'été. Finalement, les antifas n'ont jamais rencontré La Meute. Ils ont plutôt affronté la police. On a voulu comprendre la nature du combat de ces militants masqués tant décriés par l'extrême droite, partout dans le monde.

Pendant ces trois heures, enfermé dans une voiture sur l'autoroute 40, je les ai questionnés sur leur mouvement. L'ambiance est détendue, même si le groupe était visiblement impatient de se frotter à La Meute et de respirer un peu de gaz lacrymogène. « C'est toujours cool, un peu de brasse-camarade », me confie l'un d'eux.

« L'antifascisme c'est une forme de guerre, ajoute un autre. C'est un affrontement total. C'était une guerre dans les années 30 avec la montée du fascisme en Europe. Ce l'est toujours. Mais ça a pris d'autres formes. »

Depuis l'investiture de Donald Trump et les événements de Charlottesville, les antifas sont plus présents que jamais dans l'espace public nord-américain. Au Québec, leurs actions se sont cristallisées avec la mobilisation de groupes de la droite identitaire plus ou moins extrémistes tels que La Meute, Pegida, Les Soldats d'Odin, Atalante et Storm Alliance.

Ces groupes sont surtout connus pour leur rejet de l'islam « radical ». Mais cet été, avec l'arrivée de milliers de demandeurs d'asile principalement haïtiens provenant des États-Unis, ils cherchent plutôt à susciter l'indignation populaire devant ce qu'ils qualifient d'« immigration illégale ». En réalité, les demandes d'asile ne sont ni illégales ni clandestines. Contrairement aux immigrants économiques, les réfugiés et les demandeurs d'asile doivent traverser la frontière avant de pouvoir demander au gouvernement de les accueillir. Au-delà de leurs revendications, ces groupes ont aussi en commun une haine particulièrement viscérale des antifas.

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Les quatre militants souhaitaient un véritable affrontement contre La Meute à Québec. Dans la voiture, j'étais aux premières loges de leur préparation. Protections en mousse pour les bras, manches de drapeaux, Maalox et masques pour contrer les effets du poivre de Cayenne et des gaz lacrymogènes : ils n'en étaient clairement pas à leur premier barbecue.

Le mouvement antifa tire ses origines des luttes contre le régime fasciste italien et contre le parti national-socialiste allemand, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il a repris de l'importance dans les années 70 et 80 pour combattre les groupes skinheads néonazis en Angleterre, et le KKK aux États-Unis. Les militants antifas veulent tuer le fascisme et le nazisme dans l'œuf.

« C'est l'ennemi à abattre, me dit la militante, les deux mains sur le volant. Il n'est pas question de discuter ou de négocier. C'est inacceptable. Point. »

Professeur au département de sociologie de l'Université du Québec à Montréal, Marcos Ancelovici a longuement étudié les mouvements sociaux en France, en Espagne, aux États-Unis et au Québec. Il souligne que ces groupes ne sont jamais des organisations centralisées, homogènes et structurées.

« Leur dynamique de mobilisation répond à celle de l'extrême droite. Quand elle se mobilise, les antifas font la même chose. C'est une logique de groupes affinitaires. Ils partagent souvent un refus du sexisme, du colonialisme et du capitalisme. On retrouve aussi des gens qui sont pro-immigration et pour la solidarité internationale. Mais chaque cellule antifa a ses priorités et ses stratégies. »

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M. Ancelovici remarque qu'au Québec, plus qu'ailleurs au Canada, l'étiquette antifa agglutine aujourd'hui plusieurs groupes d'activistes qui ne se revendiquaient pas nécessairement du mouvement auparavant. « Avec la montée de la droite, ils convergent aujourd'hui sous ce parapluie. Et les mouvements sociaux sont généralement plus forts à Montréal qu'à Toronto ou Vancouver. Il y a une base de mobilisation potentielle qui est plus forte. »

S'il n'est pas exclusif aux courants d'extrême gauche, le mouvement est intimement lié aux idéaux révolutionnaires. Un de mes « camarades » de covoiturage vers Québec a remarqué une plus grande force de frappe depuis quelques mois. « Si tu rassembles les maoïstes, les anarchistes et les insurrectionnalistes, on est plus d'une centaine d'antifas actifs. Aujourd'hui, on est pas mal unis. Et c'est maintenant que ça devient très intéressant. »

Dimanche à Québec, plusieurs dizaines d'individus masqués habillés en noir ont pris part à la manifestation citoyenne contre le racisme, place d'Youville, à 13 heures. Alors que le cortège se mettait en marche, ce sont eux, les antifas, qui ont rapidement donné le ton. L'événement populaire s'est transformé en affrontement contre la police à mesure que la foule se rapprochait du lieu de rassemblement de La Meute, le stationnement sous-terrain de l'édifice Marie-Guyart, à quelques mètres du Parlement.

La manifestation a été déclarée illégale par la police de Québec. Pendant quelques heures, les militants antifascistes ont attendu impatiemment que les membres de La Meute occupent la rue. Mais la rencontre qui se serait sans doute soldée en grand affrontement n'a jamais eu lieu.

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Vers 16 heures, la police a décidé de disperser les derniers manifestants à coup de boucliers et de jets de poivre de Cayenne. À 18 heures 30, alors que les activistes masqués étaient de retour au bercail depuis un bon moment déjà, les membres de La Meute ont pu manifester tranquillement et silencieusement dans les rues de Québec, avec leur service de sécurité maison et une escorte policière.

Les antifas ont été vivement critiqués pour les actions violentes commises par une minorité d'entre eux. Quelques journalistes ont été pris pour cible et une caméra a été fracassée sur le bitume. Plusieurs individus ont été sauvagement agressés à coup de bâton et aspergés de peinture et de poivre de Cayenne.

Mais pour les antifas, la violence est une composante de la « diversité des tactiques ». Si elle n'est pas le lot de tous, elle fait néanmoins partie de la boîte à outils.

« Comment je dois réagir fasse à l'extrême droite qui est violente? » m'avait demandé la conductrice. « En envoyant de l'amour comme un Calinours? Non, ça ne fonctionne pas. Quand la violence est utilisée, elle est justifiée. » Pourtant, dimanche, les antifas n'ont jamais rencontré La Meute.

Au lendemain de la manifestation, le discours de certains militants a quelque peu changé. VICE a reçu un message de la part d'un membre de la Ligue anti-fasciste et anti-raciste de Québec condamnant les dérapages survenus dans les rues de Québec. « Des individus inconscients qui s'en sont pris à des victimes innocentes, qui ont fait de la destruction de propriété inutile et ont utilisé la violence de manière immature, c'est-à-dire qu'ils ne l'ont pas utilisée en moyen d'autodéfense. […] N'oublions pas les centaines de personnes qui sont venues pacifiquement et en grand nombre, merci à vous. »

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Marcos Ancelovici souligne que la déclaration de principes antifa est de s'opposer à la montée du fascisme par tous les moyens nécessaires, incluant la violence. « Ils ne font pas confiance à l'État, à la police et aux institutions. Pour bloquer la montée des fascistes, ils les confrontent physiquement. Mais ce n'est pas nécessairement un coup de poing. Ça peut être de l'ordre de l'interpellation ou de l'intimidation. Mais on ne va pas laisser marcher tranquillement les fascistes dans la rue. Toutefois, les militants ne sont pas complètement naïfs, ils savent très bien les implications médiatiques. »

La tactique Black Bloc est aussi utilisée lors des manifestations. « En étant habillé de la même façon et en se masquant, il donne une impression de force, ajoute M. Ancelovici. Aussi, ils sont peut-être moins facilement identifiable par la police ou les adversaires politiques. »

Au-delà des actions directes sur le terrain, le combat antifasciste est aussi une « guerre numérique » quotidienne. Les militants rencontrés quelques heures avant la manifestation de Québec consacrent de nombreuses heures à identifier leurs « ennemis » sur les réseaux sociaux et à faire du doxxing, soit révéler les renseignements personnels d'un individu sur internet. Ce sont d'ailleurs eux qui ont publié les noms des Québécois présents à la marche des suprémacistes blancs à Charlottesville.

« Tout le temps libre que j'ai, je le consacre à faire des recherches, me dit une militante. Chaque matin avant d'aller travailler, plusieurs heures par jour. Le gros du travail, c'est d'identifier les gens : les noms, les visages et les régions. Quand il y a des confrontations comme celle d'aujourd'hui, on veut savoir qui est dangereux. Il y en a qui ont un passé criminel et qui sont agressifs. On connaît pratiquement tout le monde d'Atalante par son prénom. »

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Un de ses acolytes m'explique qu'il met aussi éventuellement de la pression sur les employeurs des individus identifiés. « Des boss qui ne veulent pas engager des nazis, ça existe. Ça peut faire en sorte qu'un fasciste quitte le mouvement et se calme. C'est une guerre psychologique. Outre la guerre sur le terrain, c'est une forme de harcèlement. »

Et leurs adversaires ont les mêmes tactiques. L'hiver dernier, le groupe d'extrême droite Atalante a publié sur Facebook une vidéo identifiant les principaux acteurs du mouvement antifasciste québécois. Elle a été retirée depuis.

Marcos Ancelovici remarque que c'est d'ailleurs sur le web que l'on découvre la vraie nature de certains groupes de droite. Sur la page Facebook de La Meute, les commentaires qui s'opposent aux musulmans et à la nourriture halal que les auteurs associent à l'islamisme radical et au terrorisme sont légion. Les antifas collectionnent les captures d'écran. « Levons-nous face à ceux qui menacent l'Occident, peut-on lire sur le site internet du groupe. Les fondamentalistes islamiques nous entraînent dans une mouvance chaotique. Ne laissez pas ces agresseurs faire du Québec une terre d'islam, peut-on y lire. Réveillons-nous avant de faire face à nos morts, à une guerre civile, au chaos. »

« La Meute essaie d'entretenir une image de respectabilité, dit le professeur de sociologie. Mais il y a tout un discours sur Facebook où l'on découvre un groupe d'extrême droite raciste et islamophobe. C'est un travail de discipline pour les membres. »

Que ce soit sur le terrain ou sur l'espace numérique, il y a presque autant de manières d'interpréter l'antifascisme qu'il y a de militants. Avec un mouvement décentralisé, il est bien difficile de contrôler les individus qui participent aux manifestations. Juste avant d'arriver au carré d'Youville, j'ai demandé à un militant masqué qui venait de sortir son drapeau noir s'il sentait que le public était sensible à ses idéaux. « Ça serait le fun que le monde nous comprenne, m'a-t-il répondu. Mais en fait, on s'en câlisse de ce que les gens pensent de nous. Moi, je sais qui sont mes ennemis. »

Simon Coutu est sur Twitter .