interprètes justice procès
Ibtesam, avant un procès.
Crime

On a discuté avec des interprètes judiciaires

On sait qu’elles existent, pourtant on ne les entend jamais. Ces "voix de la justice" racontent leur métier et comment on annonce à un inconnu qu'il va prendre vingt ans de prison.

Assise en tenue de ville au dernier rang d’une des salles d’audience du tribunal judiciaire de Marseille, elle détonne un peu au milieu des avocats aux longues robes. Pourtant, Ibtesam est parfaitement à sa place. Interprète en langue arabe auprès de la justice, elle attend son tour pour assister un prévenu. Ce jour-là, les comparutions immédiates s’enchaînent. Coups de couteau, larcins, agression sexuelle. À la suspension, cette ancienne universitaire tutoie les avocats et plaisante avec les policiers de l’escorte. Au bout de deux heures et six audiences, c’est son tour. Un ressortissant tunisien, 40 ans, grand et baraqué, est déferré dans le box. Elle devra traduire ses déclarations, la plaidoirie de son conseil, les propos de la juge et du ministère public. Une affaire de cambriolage. La défense du bonhomme est bancale. « Je voulais seulement entrer dans ce local pour dormir », lance-t-il à la présidente par la voix d’Ibtesam. Quand la sentence tombe, il part pour six mois de prison. Avec détachement, Ibtesam lui annonce son maintien en détention. Derniers mots, pas d’au revoir, elle tourne les talons vers son banc. Le prévenu, lui, retourne dans les geôles avant d’être ramené aux Baumettes. Un moment froid, à l’image de la grosse machine judiciaire. 

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Ibtesam

« Une fois, j’ai refusé de parler à la mère d’une personne que j’assistais… » - Ibtesam

« On doit faire preuve de réserve, de neutralité. On est là pour interpréter et c’est tout. C’est notre métier et c’est ce que demande la justice », assure-t-elle. Pas de sentiment devant un mis en cause ou un proche désespéré qui vient l’alpaguer. « Une fois, j’ai refusé de parler à la mère d’une personne que j’assistais… », ajoute sèchement Ibtesam, forte de ses nombreuses années d’exercice. Mais même cachée derrière son serment, celui d’apporter son concours à la justice de manière impartiale, la carapace se brise un peu. Les interprètes sont confrontés aux audiences, aux interrogatoires dans les commissariats, aux écoutes téléphoniques, mais aussi aux expertises psychologiques dans les prisons. Impossible de rester indifférente à une visite dans un centre pénitencier. « Il faut passer beaucoup de barrières. Il y a une atmosphère, on voit les gens enfermés. C’est dur, surtout la première fois », souffle la quinquagénaire. 

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La salle d'attente du TGI de Marseille.

Pour devenir interprète auprès de la justice, il faut prouver la maîtrise d’une langue grâce à un diplôme universitaire. Une formation en droit n’est pas nécessaire. Alors, plonger dans le grand bain de la justice est parfois compliqué. Comme celle qu’a vécu Ibtesam, les premières fois marquent. Delphine, 38 ans et qui exerce à Toulon, a appris le portugais lors d’un long voyage au Brésil. À son retour, elle décroche une licence dans cette langue, puis un master. Elle se lance ensuite dans l’interprétariat : « Mon premier procès, c’était aux assises de Grenoble. Une dame avait tué son mari et l’affaire était très médiatisée. Il y avait plein de monde. Des avocats, les médias, des curieux. Ça a duré quatre jours. Après ça, j’étais lessivée. » Il lui a fallu du temps pour s’habituer, comprendre les codes du milieu et faire preuve de détachement. Ça ne s’apprend pas dans les livres. 

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« J’ai annoncé à quelqu’un qu’il allait passer 29 ans derrière les barreaux. À cette époque, j'avais seulement 26 ans. Il allait en prison plus de temps que j’avais passé sur cette terre. » - Sophie

Sophie*, interprète en anglais dans le sud de la France, préfère témoigner anonymement. À ça, elle évoque deux raisons. D’abord, elle s’est rendu compte que sa profession attisait le feu des soupçons lorsque des pièces de dossiers d’instruction fuitaient dans la presse. Ensuite, parce qu’une de ses collègues a déjà fait l’objet de menaces dans une affaire de grand banditisme. La jeune femme l’avoue, devoir de neutralité ou pas, au début, l’humain revient comme un boomerang : « J’ai annoncé à quelqu’un qu’il allait passer 29 ans derrière les barreaux. À cette époque, j'avais seulement 26 ans. Il allait en prison plus de temps que j’avais passé sur cette terre. C’est compliqué. »

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Delphine

Les interprètes peuvent être amenés à suivre une personne pendant de longs mois, parfois des années, de l’arrestation à l’incarcération. Largement le temps de dérouler le contenu de vies souvent faites de drames. Les détails les plus tristes, les plus sordides ou les plus émouvants sont passés en revue. « Des auditions jusqu’au contenu de l’ordinateur, on finit par très bien connaître la personne, même mieux que son propre conjoint », confie Sophie. Alors la confiance peut s’installer et, embarqué dans le tourbillon des procédures judiciaires d’un pays qui n’est pas le sien, le prévenu, l’accusé ou bien le détenu, est quelquefois tenté par la familiarité. « À une suspension, une jeune prostituée est venue me parler. Elle m’a déballé des choses qu’elle avait sur le cœur. Des choses qui n’avaient rien à voir avec le procès », se rappelle Delphine.

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Entre deux audiences, ce sont aussi les familles qui viennent chercher un soutien. Elles tentent de se raccrocher à quelque chose, de comprendre, d’être rassurées. Bénédicte, 40 ans, traduit les langues hindi, ourdou et pendjabi auprès de la cour d’appel de Paris. Elle donne raison à la distance qu’impose sa collègue marseillaise Ibtesam : « Ça m’est arrivé de parler en dehors et puis j’ai eu un revers de bâton. Cette famille qui avait l’air en difficulté. J’ai eu envie de les aider. Puis on s’aperçoit que le contexte familial est hyper malsain. On peut chercher à nous manipuler. »

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Ces experts assermentés récoltent des confidences, mais aussi des aveux. Tenus au secret professionnel, ils assistent aux entretiens entre un mis en cause et son avocat. « Un jour, un gars a avoué un crime sur un enfant. On était tous les trois, avec une avocate assez jeune. Elle m’a regardé l’air de dire : “Ah putain, il va falloir que je défende ce type.” C’est le jeu », reconnaît Sophie.

« J’ai déjà dit à un flic : “Il dit que vous êtes un fils de pute.” Il m’a répondu qu’il avait compris… » - Delphine

Théoriquement, le boulot se limite à la traduction mot à mot des paroles des uns et des autres. Mais forcément, il leur faut s’adapter à la culture du prévenu. « Tu n’assistes pas pareil un Brésilien, un Portugais, un Angolais ou un Capverdien. Ils ont la même langue, mais pas les mêmes codes et ne réagissent pas de la même façon devant un tribunal », raconte Delphine. Il faut donner des conseils, « Tenez vous droit, soyez poli… ». Tout ça peut influencer la décision des tribunaux. L’ironie, la désinvolture ou un mensonge manifeste à la barre sont mal vus. « Moi, je ne les prends pas en traître, ils savent que je vais tout traduire. En revanche, je peux rajouter des phrases pour préciser qu’il y a par exemple de l’insolence », souligne Sophie. Même les pires insultes, lâchées en pleine audience ou interrogatoire, sont traduites. « J’ai déjà dit à un flic : “Il dit que vous êtes un fils de pute.” Il m’a répondu qu’il avait compris… », s’amuse Delphine.

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« On le gère comme on peut, on n’a pas de psy du travail » - Bénédicte

À force d’être confronté à des récits glauques et à la souffrance, le boulot peut peser sur la vie quotidienne. Mais pas de place pour la fragilité. « On le gère comme on peut, on n’a pas de psy du travail. On en parle juste entre collègues, on plaisante, on se moque un peu pour dédramatiser », relate Bénédicte. D’autres pour évacuer choisissent d’écrire lorsque le vase d’histoires sordides menace de déborder. « Au début, j’écrivais, je dégueulais ça sur une feuille blanche. Sinon tu ressasses trop », explique Delphine.

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En déroulant les listes de traducteurs des différentes cours d’appel de France, on se rend vite compte que, majoritairement, ce sont des femmes qui exercent cette activité. Les explications sont diverses. « Je pense que dans les études, on pousse plus les femmes vers les langues. Et ce boulot, si on veut s‘occuper de ses enfants, ça peut laisser du temps », affirme Sophie. Mais le constat est le même, malgré son importance pour assurer le bon fonctionnement de la justice, le métier est peu reconnu. « Même si ça dépend des langues et que ça évolue, c’est un métier féminin. C’est souvent un boulot d’appoint. Si c’était mieux reconnu, il y aurait sûrement plus d’hommes », conclut Bénédicte. 

*Le prénom a été modifié

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