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Société

Pourquoi je refuse de parler « au nom des juifs de France »

Ne me demandez plus pour quelles raisons mes coreligionnaires font leur Alya : aucun d'eux n'a le même avis.

Tenter de décrire l'état d'esprit des juifs de France à l'heure des attentats, du niveau élevé des actes antisémites et des quelques 7 900 départs de juifs français pour Israël, est un exercice encore plus périlleux que par le passé. Je connais déjà le résultat de cette cascade. Je sais que je vais me ramasser, peut-être sur le Mur des lamentations, mais plus vraisemblablement sur celui du théâtre de la Main d'Or.

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Il y a quelques années, je fréquentais certaines synagogues parisiennes avec assiduité. C'était l'époque où je préparais ma Bar-Mitsva. J'étais jeune. Cependant, aujourd'hui, j'ai l'impression de ne même pas savoir ce qu'est un « juif français ». Mon judaïsme ne réside plus que dans ma sphère intime, et cela pour une simple raison : en France lorsqu'on va à la synagogue, les mesures de sécurité sont plus drastiques que dans un aéroport. Il y a des sas, des hommes en armes, et une pléthore de caméras. Lorsque l'office est terminé, les gardes postés à la sortie nous ordonnent de nous disperser rapidement et d'enlever nos kippas, comme si nous quittions une scène de crime.

En raison de la présence de la grande synagogue de Paris et du consistoire aux abords de mon école de journalisme, l'administration nous a conseillés tout naturellement de « ne pas prendre de photos, ni de rester trop longtemps sur le trottoir, au risque de se faire plaquer au sol par les forces de sécurité ». Normal. Cette atmosphère anxiogène, je l'ai toujours associée au judaïsme. C'est pourquoi dorénavant je préfère écouter en pleurnichant le chant funéraire El Male Rahamimseul dans ma chambre plutôt que de stresser en me demandant s'ils vont nous la refaire comme en 1980 rue Copernic.

Et puis, surtout : je n'ai pas foutu les pieds dans une synagogue depuis dix ans. Dix ans. Alors, suis-je vraiment légitime, pour parler au nom de ceux que je croise uniquement lorsque je vais à l'As du Falafel ? Je vais essayer, mais pas sûr.

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Mon judaïsme, je le vis comme une espèce de malformation. À la naissance, un truc m'a poussé dans le dos, sans que je m'en aperçoive, et depuis, il ne cesse de grossir. Avant d'aller étudier au Canada, alors que je vivais encore en France, j'avais le sentiment que pour mes congénères non-juifs, j'étais ce mutant bleu et poilu dans X-Men, celui qui grogne lorsqu'on l'embête. Encore aujourd'hui, je n'ai toujours pas découvert ce qu'est ce gène mutant, cette différence qui saute aux yeux des gens que je rencontre, et qui demeure invisible pour moi.

Il faut dire que je ne jure pas « sur la Torah d'Israël », ni même ne ponctue mes phrases par des « la vérité, frère ». Bon, j'avoue frère, une fois je me suis retrouvé dans cette boîte de Tel-Aviv, le Clara, où les Français aiment bien taper la pose. Il n'empêche, je suis toujours le premier à me ruer sur le jambon. Alors qu'est ce qui me rend si juif ? Cet œdipe que je n'ai jamais su soigner ? Ces poils noirs en frisottis ?

Photo par Zeevveez, via Flickr.

Souvent, j'évite d'instinct de parler de sujets liés aux juifs avec des personnes non initiées. Je n'aime pas spécialement recevoir des remarques du type « c'est parce que t'es juif que tu ne sais pas couper le saucisson ? » Pareil lors du moindre affrontement à Gaza, comme le sinistre assassinat d'il y a quelques jours . Je redoute le moment où l'on va me demander de dire « ce que j'en pense ». Comme si j'étais obligé d'avoir un avis juste parce que j'ai de lointains cousins relous qui se font la guerre.

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Avant d'entreprendre toute chose visant à démontrer ma position inconfortable de « juif de France », j'ai d'abord décidé d'écouter mon instinct (de juif) ; celui-ci m'a soufflé de demander conseil à la personne la plus importante de l'univers, après Dieu et Drake : ma mère. Et évidemment, elle m'a dit d'aller voir le rabbin de notre communauté.

Le rabbin en question s'appelle Delphine Horvilleur. Je suis retourné à la synagogue du Mouvement Juif Libéral de France (MJLF) après de nombreuses années juste pour la rencontrer. Il s'agissait d'une grande première depuis que j'avais refermé la Torah pour la dernière fois à l'âge de 13 ans.

Madame Horvilleur m'a donc expliqué gentiment, en substance, que m'apprendre à « dire ce que pensent les juifs, eh bien, c'est impossible ». Très bien. J'avais donc à moitié raison. Néanmoins, elle est allée plus loin. Elle m'a achevé en ajoutant qu'« un juif ne pense pas la même chose le matin et le soir » et qu'en conséquence, « personne ne peut parler au nom des juifs ».

Lorsque je lui ai demandé comment cette pensée selon laquelle les juifs auraient nécessairement le même avis avait émergé, Madame le rabbin m'a expliqué que cela tenait au phénomène de communautarisme. Et que cela était très récent. « Cela change tout, m'a-t-elle dit, car le phénomène du communautarisme s'est accompagné d'une définition monolithique de ce que c'est "d'être juif". Alors qu'il y a mille façons d'être juif. »

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Pour elle, le propre du communautarisme est de nous faire croire qu'il n'y a qu'une seule façon d'être ce que l'on est et que cela prend toute la place. Cela implique qu'être juif devient le marqueur unique de nos identités. Ce qui est bien entendu ridicule.

« On nous dénie le droit de parler à la première personne du singulier, a-t-elle ajouté. On ne dit plus que "nous, les juifs". Et le nous est toujours un abus de langage, car on parle au nom des absents. À partir du moment où l'on dit "nous", on fait comme si on était tous d'accord », ajoute Mme Horvilleur.

Panneau de signalisation israélien « Attention à la marche » en forme d'étoile de David. Photo de Zeevveez, via Flickr.

Chaque juif est donc légitime pour parler de son expérience en tant que juif, mais aucunement des juifs en tant que « communauté ». Car le juif, comme tout être humain, est une personne complexe. Prenons le thème typique de l'Alya. Peut-être que te juif veut aller vivre en Israël car il y a du soleil et pas mal de coreligionnaires. Mais il est envisageable qu'il le fasse pour payer moins d'impôts. Et il est tout aussi envisageable qu'il veuille simplement, eh bien, changer d'air.

Aoliav Behar est un jeune pâtissier de Sarcelles. Il planifie son départ en Israël depuis déjà deux ans, ou plus précisément, « depuis qu'en 2014 les manifestants pro-palestiniens ont brûlé tout ce qui bougeait », selon ses dires. Il met également en avant des motivations religieuses. Enfin, les récents attentats qui ont frappé la France ont fini de le convaincre. « Je sais que la situation est aussi dangereuse en Israël, m'a-t-il dit. Mais à Nice, le camion a parcouru deux kilomètres. Là-bas, il n'aurait pas fait 100 mètres qu'on l'aurait déjà dégommé. »

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Sans surprise, Delphine Horvilleur est une nouvelle fois catégorique au sujet de l'Alya des juifs français. Selon elle, « il y a une forme de déresponsabilisation à l'œuvre lorsqu'on voit toutes les unes des journaux sur le "départ des juifs français", notamment lorsqu'on les interroge en leur demandant ce qu'ils "vont faire" ». Traduction : la nation devrait plutôt s'interroger sur la façon de régler le problème de l'antisémitisme. Elle ajoute : « l'antisémitisme est un problème d'antisémites – pas un problème de juifs ».

Malgré l'espoir que suscite la Terre promise, faire son Alya n'est pas une mince affaire. Car la vie en Israël est rude. C'est pourquoi prés de 20 % des Olims – ceux qui ont fait leur Alya – venant de France repartent au bout d'un certain temps.

Le cas de Léa Fertouc est typique de ces Alya entrepris par des jeunes Français mais à moitié ratées. En effet, elle aussi est de retour en France après avoir vécu un an en Israël. Elle est partie lorsqu'elle avait 19 ans, « pour l'ambiance, mais aussi parce que je ne savais pas trop quoi faire » explique-t-elle. Après avoir tenté sans succès d'apprendre l'hébreu puis de faire le service civique, elle a décidé de rentrer au bercail. « Là-bas, rien ne fonctionnait, alors j'ai décidé de ne pas m'acharner », m'a-t-elle confié.

Finalement, partir vivre en Israël n'est-il pas la volonté de se retrouver entre personnes qui se sentent mutantes ? En France, d'autres groupes opprimés comme les femmes ou les personnes dites « racisées » décident parfois de bannir de leurs activités militantes la présence de personnes n'appartenant pas à ces groupes – dans le but de créer un « safe-space ». Pour certains juifs, Israël serait peut-être la promesse de ce « safe-space » ?

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J'ai contacté Sacha Reingerwitz, le président de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF), pour qu'il m'en dise plus sur ce qu'il dénonce, à savoir « la montée des actes et du discours antisémites ». Selon lui, ces derniers demeurent « très importants au regard de la petitesse de la population juive en France ». En effet, en 2015 il y a eu 806 actes ou menaces antisémites recensés. Ce chiffre classe les actes antisémites au premier rang des agressions racistes en France, alors même que les juifs représentent moins de 1 % de la population. Sacha aimerait, à peu de chose près, que l'Internet dans son ensemble soit transformé en « safe-space ».

Lorsque je lui ai demandé sa position sur son identité juive en ces temps troublés, il m'a confié que, selon lui, la situation des Français d'origine juive et arabe était analogue. « Dans les deux cas, on nous renvoie à notre identité en permanence, avance-t-il. On nous classe dans des cases qui ne veulent rien dire. Et finalement, on nous interdit toujours d'avoir une identité riche. »

Je crois de fait que mon malaise, et celui d'un certain nombre de juifs français, découle en réalité de la crise identitaire que traverse la France elle-même. Elle semble obsédée par la pureté identitaire. Sans cesse, elle nous demande de nous « définir ». On nous pose toutes ces questions, clivantes et un peu débiles, du type : « tu es chez eux ou tu es chez nous ? » ; « tu es de ce côté-ci ou de ce côté-là ? » ; « tu es juif ou tu ne l'es pas ? » Le problème c'est que les personnes qui se considèrent purs, sont souvent aussi, « les pires ennemis de la démocratie », selon les mots de Madame le rabbin Delphine Horvilleur.

Lorsque je vivais au Canada, je ressentais au contraire un grand confort identitaire. Je pouvais autant revendiquer mon arabité, fruit de mes origines égyptiennes, que mon judaïsme. Ici, au travers du regard des autres, je suis le juif. Et on s'imagine qu'en conséquence de cela, je suis obligatoirement le suppôt de Bibi Netanyahou, que je ne mange pas de porc et que je vote Sarko.

Si j'ai quitté la France temporairement, c'était pour pouvoir me réinventer. En faisant cela, j'ai affirmé que je serais toujours en chemin vers la Terre promise, où qu'elle se trouve. Que je n'arriverais jamais à destination.

Et, bien qu'on s'évertue à me mettre dans un moule, je serai toujours capable de surprendre, de muter, de transformer mon être juif en quelque chose, que les gens qui n'ont d'égard que pour la taille de mon nez, n'attendront pas. Enfin, j'essaierai.

David est sur Twitter.