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Sports

Le Tour à deux vitesses des sprinteurs

Déchaînés sur le plat, inexistants dès que la route s'élève, comment les sprinteurs vivent-ils le Tour de France ? Plongée dans un monde schizophrène, entre baston et lutte pour survivre.

Ce sont les "Docteur Jekyll et Mister Hyde" du Tour de France. Une meute de fauves affamés, lâchés à la flamme rouge, à qui on jette en pâture la ligne d'arrivée sur les étapes de plat. Puis la première semaine du Tour passée, ils disparaissent, domptés par les montagnes et relégués aux dernières places du peloton. Leur seule perspective ? Rentrer dans les délais, tenir jusqu'aux quelques étapes de transition qu'ils pourront se disputer entre les Alpes et les Pyrénées, jusqu'à l'apothéose : les Champs-Elysées. Le rêve pour ces sprinteurs qui marchent à l'adrénaline et aux bastons pour prendre l'aspiration et la bonne roue qui les mènera à la victoire. Sur le Tour de France, les grosses cuisses du peloton vivent dans cette schyzophrénie permanente, entre star-system sur les arrivées massives et anonymat du gruppetto dès que la route s'élève. Une alternance radicale, que les sprinteurs vivent plus ou moins bien selon leur tempérament et leur niveau en montagne.

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Frédéric Moncassin, challenger français de Zabel et Cipollini dans les années 90, l'explique très bien : « Quand les étapes de montagne se profilaient, c'était dur pour nous les sprinteurs. Pas physiquement, mais psychologiquement. Quand on est un compétiteur comme moi, c'était dur de partir le matin sans jouer la gagne. C'est un sentiment horrible. La semaine précédente, tu jouais la victoire tous les jours. Et là, tu ne peux rien faire. Ton seul objectif, c'est d'arriver dans les délais. » Un changement de statut pour ces rois soudainement déchus, qui observent de très loin les meilleurs grimpeurs se disputer les bouquets et le classement général dans les cols. Pour certains, la douleur est psychologique, mais aussi et surtout physique. Jimmy Casper, compare même ces étapes de montagne à des « séances de torture ». Comme sur le Tour 2008, et cette arrivée à l'Alpe d'Huez, trois quarts d'heure derrière le vainqueur du jour, Carlos Sastre. « Dès le premier col, alors qu'Evans discutait pépère, je me mettais déjà minable, se remémore humblement le sprinteur FDJ. Nerveusement je craquais, je me suis mis à pleurer alors qu'il restait 150 bornes. Mon directeur sportif Manu Hubert cherchait les mots pour m'encourager. J'ai monté l'Alpe d'Huez à l'agonie comme il est pas permis et j'ai fini à 2 minutes 30 des délais (4 minutes 37 en fait). »

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Lors du Tour 2015, Peter Sagan avait remporté le maillot vert du meilleur sprinteur. Tous les sprinteurs en rêvent. Photo Tinkoff Sport.

Etouffés par la cadence infernale des gazelles du peloton en montagne, les sprinteurs passent la moitié du Tour en apnée. Et ce n'est pas près de s'arrêter. Depuis plusieurs années, les organisateurs de grands tours ont tendance à corser les parcours et à donner la part belle aux cols et aux ascensions, comme sur cette Grande Boucle 2016 qui compte pas moins de neuf étapes de montagne. On comprend mieux pourquoi chaque arrivée sur le plat est une respiration pour les sprinteurs, qui s'entredéchirent pour l'emporter. Car au sein du peloton, ils forment une caste à part, peuplée de virtuoses du guidon capables de se "frotter" à 75 kilomètres à l'heure, de se tasser dans les barrières ou de sauter dans la roue d'un concurrent. Un tempérament particulier, que résume bien Frédéric Moncassin : « Pour être un bon sprinteur, il y a deux solutions. Soit il faut être un peu voyou dans la façon de faire, savoir piquer des places, pousser un peu, virer large ou passer intérieur pour être bien placé, soit il faut avoir un train à son service et avoir un gaz incroyable au moment où les mecs te lancent aux 250 mètres. » Parmi les sprinteurs actuels, à écouter Moncassin, les trois meilleurs Français représentent bien ces différentes écoles: « Le plus voyou, au sens positif du terme attention, c'est Bouhanni. Il se faufile, il est malin, il a beaucoup de tempérament. Il est prêt à tuer pour gagner ! Moi j'aime ça, parce qu'avec ou sans équipe c'est pareil pour lui. Quelque part, il est pas fait pour être emmené, il marche trop à l'instinct et puis son train est pas encore super bien rôdé. Coquard, lui, il est acrobate. Il sent vraiment le truc, il y va plus en finesse peut-être. Démare il est à l'opposé, il est plus carré. Il a besoin d'être emmené parce qu'il est plus propre, il prend moins de risques. Il est mieux sur les sprints en force. »

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Dès que la route s'élève, c'est le début du calvaire pour les sprinteurs.

Chaque sprinteur a sa technique, mais tous partagent le même goût de l'adrénaline. La sensation qu'une course de 150 ou 200 kilomètres va se jouer en une minute, à 65 kilomètres heure. Bryan Coquard, sprinteur attitré de l'équipe Direct Energie, adore l'excitation et la tension qui précèdent ces quelques secondes à bloc : « La première chose, c'est déjà quand on est au départ de l'étape, on a une pression énorme, celle de ne faire aucun effort pour arriver le plus frais possible. A dix bornes déjà il y a la pression, aux cinq bornes il faut mettre les autres dans le vent, ne pas mettre de coups de frein, il faut caler sa roue pour ne pas prendre le vent et prendre l'aspiration. Il faut garder le sillage de son train, comme un chien qui défend son os. Puis la flamme rouge, c'est le dernier repère. On a un plan précis, on connaît le dernier virage depuis le briefing, on sait derrière qui on doit être placé. Mais c'est là que les plans se compliquent, c'est là que la guerre commence. Il faut être fort physiquement, il faut être culotté, c'est celui qui a le plus faim qui gagne. Le kilomètre s'envole en une minute. En 30 secondes on se retrouve à 500 mètres. C'est fou. »

Tour de France profonde

Savoir réagir vite et bien. Ne pas avoir peur. Prendre plus de risques que l'adversaire. Se retrouver à la limite de la régularité, parfois. Rien d'étonnant dans cette phase de tension qui électrise le peloton entre la flamme rouge et le panneau des 500 mètres : « C'est compréhensible de jouer des coudes, c'est un effort intense, on est à 200%. Quand ça se passe pas bien, il y a un énervement, c'est normal », glisse Bryan Coquard. Selon le tempérament des coureurs et le contexte de l'arrivée, la situation peut devenir risquée. Voire carrément dangereuse, comme lors de la célèbre chute d'Armentières, en 1994, qui marque la fin de la carrière de sprinteur de Laurent Jalabert.

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Ce jour-là, heureusement pour lui, Fred Moncassin n'était pas là : « Je m'étais pété la cheville sur le podium de présentation de l'équipe comme un con cette année-là. C'est resté le Tour le plus court de l'histoire je crois. Tout le monde s'était bien marré et cette anecdote a même été reprise dans le film avec Poelvoorde ''Le vélo de Ghislain Lambert'' ». C'est donc depuis son canapé que le sprinteur français assiste au crash de Jalabert et de Nelissen. Moncassin craignait particulièrement ce dernier et son compère, un autre habitué des arrivées litigieuses, le coureur ouzbek Abdujaparov : « A l'époque, c'était les plus voyous, ils se tiraient la bourre sans arrêt. Nelissen a même gagné une course en tirant sur le cuissard d'Abdu. Les deux sprintaient la tête baissée, quand tu cours comme ça, tu fais forcément des écarts. Je sais pas ce qu'ils foutaient à rouler comme ça, ils devaient admirer leurs pédaliers. Eux c'était des dangereux. »

A son époque, Freddy Maertens, triple maillot vert du Tour, savait aussi se faire respecter, comme il l'explique à L'Equipe Explore : « Quand quelqu'un tentait de me saisir le bras, de m'accrocher, je me montrais intransigeant. Je tapais ! Et gare à celui qui me cherchait, il pouvait finir les fesses par terre. » La liste des embrouilles sous la flamme rouge est longue : Zabel tassait ses adversaires le long des barrières tandis que Cavendish déléguait le sale boulot à son poisson-pilote favori, Mark Renshaw. Qui ouvrait le passage au "Cav" à coups de casque, ce qui lui avait valu une expulsion sur le Tour 2010. Dernièrement sur le Critérium du Dauphiné Libéré, la victoire de Nacer Bouhanni face à Alenxander Kristoff a suscité la polémique dans le milieu.

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Iwonder if — John Degenkolb (@johndegenkolb)6 juin 2016

Des embrouilles résumées pudiquement par Arnaud Démare, réputé moins bagarreur que ses confrères : « Il y a des sprinteurs propres et des sprinteurs sales. Il faut pas forcément être roublard pour pouvoir gagner au sprint. Personnellement, je m'exprime seulement quand j'ai la place pour, je ne vais pas essayer de passer au risque de faire tomber d'autres coureurs pour m'imposer. Mais j'essaye quand même de forcer mon caractère en me disant qu'en frottant plus, je pourrais plus gagner. »

L'autre polémique qui a agité la confrérie des sprinteurs ces dernières semaines concernait André Greipel, aka "le gorille de Rostock". 75 kilos de muscles qui lui ont permis de remporter trois étapes du dernier Giro et de porter le maillot de leader du classement par points. Ce que les médias italiens n'ont pas apprécié, c'est que le coureur allemand avait programmé son abandon sur les routes italiennes pour s'épargner des instants pénibles en montagne. Et se préserver pour le Tour de France. Une démarche légitime pour tous les sprinteurs interrogés sur le sujet : « On ne peut pas demander aux sprinteurs de finir tous les Tours sur lesquels ils s'engagent, les parcours sont devenus trop exigeants », justifie Arnaud Démare. « C'est comme avec Cipollini à l'époque, renchérit Jimmy Casper : Cipo faisait huit ou dix étapes. Il avait raison, sinon tu finis diesel. En courant sur trois semaines, on prend de la résistance et de la force, mais nous, il nous faut de la fraîcheur et du peps. »

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Laurent Jalabert, après sa chute lors d'une arrivée au sprint à Armentières durant le Tour 1994.

Fred Moncassin se charge de porter l'estocade : « Les médias italiens lui sont tombés dessus comme un seul homme. Mais ils étaient moins critiques quand Cipo faisait la même chose à l'époque », conclut l'ancien sélectionneur de l'équipe de France. Les abandons planifiés sont donc monnaie courante parmi les sprinteurs. La seule exception à la règle restant souvent le Tour de France. Parce que tout champion qui se respecte rêve de gagner un jour sur les Champs. Et pour ce faire, les prétendants au maillot vert et au bouquet final se livrent parfois une bataille acharnée les jours précédents, bien loin des caméras.

Dans le gruppetto, il arrive parfois que les sprinteurs les plus fringants accélèrent le train, dans l'espoir de décramponner leurs rivaux plus en galère. Témoignage outré de Jimmy Casper : « C'était quelques jours avant l'arrivée à Paris, et Robbie (Mc Ewen, triple maillot vert sur le Tour, ndlr) était à l'aise dans le gruppetto. Normalement, dans ce groupe, on s'entraide pour tous arriver dans les délais. Mais là, il voyait bien que moi et quelques autres sprinteurs, on était en difficulté. Alors au lieu de rester au train, il a accéléré. Il voulait nous éliminer, nous mettre hors-délai pour s'ouvrir un boulevard sur les Champs. J'ai toujours eu du mal avec Robbie, je me suis toujours dit "c'est une saleté ce mec", et ce jour-là, j'en ai eu la confirmation. » Moralité de l'histoire, pour l'emporter sur les Champs, rien ne sert de courir, il faut parfois trahir à point.

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