des skaters parisien
Photos: Yedihael Canat pourVICE FR
Skate

Skate et images à l’heure d’Instagram

« Instagram, c'est le LinkedIn des skateurs. »

À une époque pas si lointaine, il fallait ruser – ou du moins se motiver un peu – pour mettre la main sur les video parts de vos skateurs préférés. Généralement, le plan consistait à se connecter au PC familial posé dans le bureau du paternel, partir à la recherche d’un lien correct sur Kazaa ou Limewire, cliquer fébrilement sur « SKATE_MORE_CLEAN_DVSxxxFULL.mp4 », puis patienter une nuit à 56kb/s tout en priant pour que la connexion ne saute pas. Sachant que le taux de réussite de l’opération flirtait généralement avec les 5 pour cent, on se repassait la vidéo chèrement obtenue en boucle pendant des mois jusqu’à la connaitre par cœur.

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Quinze ans plus tard, le fil Instagram de n'importe quels aficionados de skate peut suffire à vous faire frôler l’indigestion de tricks. Chaque jour, des milliers de petits clips de quelques secondes sont mis en ligne directement par les skateurs du monde entier – dont le niveau global n’a sans doute jamais été aussi haut. Forcément, l’actuelle profusion d’images invite ceux qui sont derrière l’appareil ou la caméra à se réinventer. On s’est donc posé avec quatre filmeurs et photographes français pour causer avec eux du rapport entre skate et image à l’heure d’Internet et de son influence sur le monde du skate.

Benjamin Deberdt, photographe, fondateur du magazine Sugar et rédac-chef de Live Skateboard Media

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Toi qui as connu le début des médias skate en France, quel est ton regard sur l’influence prise par Instagram dans le monde du skate ?
Pour consommer du skate dans la cour de récré ou 5 minutes avant d’aller en session, c’est parfait. Par contre, c’est très court, regardé à 90 pour cent sans le son, sans doute qu’une seule fois et pas forcément en entier. En gros, c’est du consommable sur place, ce qui est très bien, mais tu n’as aucune longévité.

« Tu voyais une photo qui te plaisait dans un magazine, tu déchirais la page, tu l’accrochais dans ta chambre et tu vivais avec »

Tu oublies donc rapidement ce que tu viens de voir…
Oui, je parlais justement de ça avec un skateur un peu plus jeune que moi. On discutait de photos qui l’avaient marqué plus jeune. Et bien, ce n’était pas forcément des mecs dont il était fan à l’époque, mais la photo était belle et il l’avait accroché à son mur. C’est assez drôle de voir que certaines photos sont devenues iconiques simplement parce qu’elles ont été vues beaucoup de fois. Tu voyais une photo qui te plaisait dans un magazine, tu déchirais la page, tu l’accrochais dans ta chambre et tu vivais avec. Donc, même 15 ans plus tard, tu peux la décrire et dire quelle paire de chaussettes le mec portait. Alors que la photo et le trick sont beaucoup moins bien que ce qui se fait aujourd’hui.

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Penses-tu que tout cela a un effet sur le skate en tant que tel ?
Le problème d’Instagram, et d’Internet en somme, c’est que tout est basé sur le chiffre. On a tendance à se dire que le type qui a fait un million de vues est « plus fort » que celui en a fait 3 000. Ce qui n’est pas le cas. Il y a des types très connus sur Instagram qui n’auront à mon avis aucun impact sur l’évolution du skateboard. Mais tout ça n’est pas nouveau, il y a toujours eu des types très forts qui ont eu beaucoup moins d’impact sur la culture générale du milieu du skate que des mecs bien moins forts techniquement. Après, c’est le genre de débat que tu peux avoir pendant des heures. Mais effectivement on arrive aujourd’hui à la constitution de deux visions du skate : d’un côté, tu as le côté street avec ceux qui essayent de développer une esthétique qui correspond à ta culture locale, puis tu as les gars qui vont surtout faire du park et skater les mêmes modules, ce qui a donc un côté sportif. C’est un peu la salle de gym pour moi. Mais bon, après ce sont les goûts et les couleurs.

Yann Garin, skateur et filmeur

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Après des années de skate où tu étais sponso, tu t’es mis à filmer à l’iPhone et à poster des petits montages sur Instagram. C’est l’apparition des caméras sur les téléphones qui t’a motivé à passer le pas ?
Quand j’étais plus jeune j’aimais déjà bien « jouer » avec la Super 8 et le Canon AE-1 de mon père, puis quand je me retrouvais en tour pour skater avec une team, il m’arrivait souvent de filer un coup de main au cameraman ou de faire office de deuxième caméra. Mais c’est vrai que pouvoir filmer et monter directement sur mon téléphone a changé la donne. Vu que c’est un appareil assez discret, cela te permet de filmer de manière spontanée et naturelle, puis avec l’âge je me suis mis à moins skater et à plus filmer. Le format 15 secondes d’Instagram a aussi été un bon entraînement pour moi, ça t’oblige à sélectionner quelques images clés qui vont résumer ta session.

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Il me semble que tu disais aussi que le téléphone t’a aussi permis de surmonter une frustration classique du skateur : assister à une session légendaire pile le jour où le préposé à la caméra n’avait pas pu se déplacer.
Oui forcément, puis ce qui me frustrait aussi c’est de devoir attendre que la vidéo soit finie et montée pour la voir. De mon temps, on utilisait des caméras avec des cassettes sur lesquelles tu devais retrouver tes footages parmi les ratés, les mettre sur ton disque dur, les renommer, les mettre au bon format, tout ça avant de monter – si tu n’avais pas abandonné avant.

Qu’est-ce que tu penses de l’influence prise par Instagram sur le monde du skate ?
Instagram, c’est le LinkedIn des skateurs ! Je trouve que cela a permis de découvrir des talents cachés, de réaliser que ça skate dans le monde entier, mais aussi de mettre en avant des gars aux styles improbables, ou moins conformistes.

Comment vois-tu la situation évoluer ? Le format de la video part pourrait-il disparaître, un peu comme les magazines de skate ont disparu ?
Non, je ne pense pas que les video parts vont disparaître. Instagram ne peut pas rivaliser contre les efforts d'un mec qui se met des missions avec un cameraman 24/7 pour ramener le plus de tricks et de spots possibles pour sortir "la part" que tout le monde attendait. Quand tu te mets la mission avec un photographe ou un cameraman en général c’est pour ramener quelque chose que tu n’as jamais fait.

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Ludovic Azémar, filmeur

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Alors que tout le monde poste ses vidéos sur Instagram, toi tu continues à filmer un peu l’ancienne, ça ne te parle pas trop ce nouveau type de mini-clips ?
Pas vraiment, et au contraire j’essaye de pousser le truc à l’inverse pour ne pas faire comme tout le monde. Documenter les tricks de mes potes et les personnes qui m’entourent je l’ai fait pendant 15 ans, que ce soit avec mes potes de banlieue, ou avec des pros un peu partout en Europe. Aujourd’hui j’ai envie de montrer un autre aspect, utiliser des manières de filmer différentes. Instagram est super pour montrer le dernier trick cool ou pour s’auto promouvoir. Mais je ne pense pas que cette plateforme permette vraiment de raconter une histoire comme j’ai envie de le faire aujourd’hui.

Tu continues donc de filmer à la Super 8, qu’est-ce qui te plaît là-dedans ?
Pour tout le processus, et le résultat. De devoir attendre, prendre le temps de faire un cadre, attendre la bonne lumière. Et encore une fois, attendre de développer le film, de le scanner, et se rendre compte que c’est peut-être flou. J’aime le format du 4:3 aussi, et puis les cartouches de films ça donne une certaine contrainte que j’aime. Avec une caméra numérique, comme en photo d’ailleurs, tu vas shooter tout et n’importe quoi, puis tu verras après… Là, il y a la contrainte de la seconde qui défile et qui coûte cher, donc tu utilises un peu plus ton cerveau.

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Avec l’importance prise par Instagram dans le monde du skate, on se demande parfois si on a encore vraiment besoin de filmeurs…
C’est un peu vrai, sauf si tu arrives à t’adapter à Instagram. Personnellement, je n’ai pas vraiment voulu le faire, parce que le format ne me convient pas. Mais je ne suis pas anti-Instagram, où tu as des réal’ de skate supercréatifs qui arrivent à faire des choses qui fonctionnent très bien. Je pense que c’est un support comme un autre. Le souci, de mon point de vue, c’est que la plupart des gens oublient les autres supports et se formatent trop facilement aux vidéos Instagram, avec une recette miracle et une certaine facilité. Il y a moins de prises de risques, et plus de monotonie dans les formats de vidéos. Ça viendra peut-être avec le temps, c’est tellement nouveau.

Guillaume Perimony, filmeur

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Tu as commencé à filmer il y a plus de 15 ans. Qu’est-ce qui a changé depuis tes débuts avec l’importance prise par des plateformes comme YouTube et Instagram ?
On considère souvent que la première part de skate qui a été pensée comme une part solo réalisée uniquement pour Internet date de 2010, c’est la part DYLAN pour Gravis. Avant ça, il y avait effectivement des parts solos sur YouTube, mais elles étaient extraites de vidéos plus longues, puis tu étais normalement censé acheter le DVD d’une marque ou d’un filmeur indépendant pour y avoir accès. C’est donc à partir de ce moment que les marques ont commencé à comprendre l’intérêt marketing de sortir une part gratuitement en ligne, ce qui a changé pas mal de choses pour les filmeurs. Avant, soit tu bossais pour une compagnie sur de très longs projets, soit tu filmais dans ton coin et tu essayais de vendre les clips que tu avais filmés pour ces mêmes projets. Aujourd'hui il y a beaucoup plus de possibilités, parce qu'il y a beaucoup plus de formats différents.

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Ce qui se fait sur Instagram a influé sur ta manière d’aborder la vidéo ?
En 2016, avec les skateurs Phil Zwijsen et Jarne Verbruggen, on s’est aperçus que sur Instagram c’était OK de faire des vidéos drôles, alors que tout le monde avait l'air de se l'interdire pour les videos parts classiques qui sont soumises à tout un tas de règles tacites. On voyait que ce qui marchait sur Intsagram, c’était souvent clips assez marrants avec une idée forte et des tricks très créatifs. Au même moment, Phil a eu l'idée de faire une part de skate à deux, donc on s'est dit qu'on allait garder toutes ces idées qu'on avait, dont on savait que chacune aurait pu faire le « buzz" sur Insta, et on en a fait une part pour Thrasher, DOUBLE IMPACT.

Instagram aurait donc permis de faire évoluer les codes de la vidéo de skate classique ?
Je pense que ça a apporté une certaine fraîcheur en s'affranchissant des règles qu'on s'était imposée dans la vidéo de skate traditionnel. Et dans le même temps, j’ai aussi l'impression qu'on s'autorise à nouveau des choses plus longues et lentes, en réponse à l'abondance et la rapidité des clips Instagram.

« Avoir une part dans une vidéo importante, cela participe forcément à la légende d’un skateur »

Avec l’auto-médiatisation que permet Instagram, penses-tu que la video part est-elle encore vraiment indispensable pour peser dans le monde du skate ?
Je considère que les parts sont comme des accomplissements dans le skate, encore plus que les tricks. Avoir une part dans une vidéo importante, cela participe forcément à la légende d’un skateur. Et donc je serai curieux de voir à l'avenir si un skateur peut devenir une icône de notre culture, juste avec Instagram, et sans passer par ce qu'on considère comme le parcours habituel : photos dans des magazines, guest tricks dans des vidéos, puis une video part et enfin avoir une board à son nom.

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