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reportage

J’ai traversé l’Amérique en sautant de train en train

Aux États-Unis, le « train-hopping » est devenu un sport national et un style de vie à part entière.

Toutes les photos sont de Michael Ranta

La première fois que j'ai sauté dans un train de marchandises, j'avais 15 ans. C'était près de Franklin Boulevard, à Eugene, dans l'État de l'Oregon. Un ami plus âgé m'avait assuré que c'était très simple. « Attends que le train ralentisse dans le virage, au moment où il entre en ville », m'avait-il expliqué. Et c'est exactement ce que j'ai fait. J'ai attendu le milieu du train et agrippé la courte échelle d'un wagon, tout en continuant à courir le long de la voie. Quelques secondes plus tard, j'étais à bord du train.

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Cette année-là, j'ai sauté dans des douzaines de trains, sans jamais aller très loin pour autant. Je n'ai pas fait de long trajet, et je ne me suis jamais caché avec la peur d'être découvert. Je garde encore une cicatrice à mon genou, souvenir de la seule fois où j'ai sauté dans un train qui roulait trop rapidement. Mais ce n'était pas bien grave. Hormis cet épisode, je ne me suis jamais blessé. En revanche, un gosse de mon lycée s'est fait couper les jambes par un train, en plein milieu de la nuit. Un autre de mes amis est monté dans un train et a fait l'aller-retour entre deux villes de la région. Il a rencontré des gens, exploré les environs, avant de revenir sans le moindre problème.

Je n'ai jamais été très conscient du danger et j'ai toujours aimé les aventures urbaines. Quand j'avais neuf ans, je sautais des ponts en construction qui jalonnaient le lac Washington. Adolescent, j'adorais escalader les immeubles ou grimper sur des échafaudages pour me retrouver à 15 mètres de hauteur. J'aimais également explorer les égouts de la ville. Mais le train dégageait une sorte de pouvoir mythique, un pouvoir aussi fascinant qu'effrayant.

Sur les lignes de l'Union Pacific, l'air conditionné est un luxe. Durant l'été, les gens font tout ce qu'ils peuvent pour se rafraîchir.

À 17 ans, j'étais sans-abri. Je dormais depuis quelque temps dans une gare routière de Dallas. C'est là que j'ai rencontré un vagabond qui se faisait appeler Red Man, un type avec douze cartes de sécurité sociale et un manteau militaire bourré de pochons de weed. Red Man m'a proposé de prendre un train avec lui, en direction du Texas, puis du Nouveau-Mexique. Il devait y récupérer une énième carte de sécu. Mais j'avais entendu pas mal de sales histoires sur la violence qui régnait près des voies ferrées, et j'avais peur de ne pas être en mesure de me protéger. À l'époque, je me baladais seulement avec un couteau. J'ai laissé Red Man partir sans moi. Ensuite, je suis retourné dans la gare routière et j'ai dormi sous un comptoir toute la journée. Ce jour-là, je n'ai rien mangé d'autre qu'un paquet de crackers avec du ketchup.

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Je demande parfois ce qu'il se serait passé si j'avais sauté dans ce train. Si, au lieu de prendre un bus pour retourner dans mon lycée de l'Oregon, Dallas aurait pu être le point de départ d'une grande année de voyage. Je me demande si je serai quand même devenu écrivain, ou si j'aurais pu écrire de meilleurs livres.

Récemment, j'ai rencontré un aventurier et photographe du nom de Mike Ranta. L'année dernière, il a passé cinq mois à voyager dans des trains de marchandises. Il a parcouru tout l'Ouest des États-Unis, traversé l'Idaho, le Wyoming, le Montana et les deux Dakota. Je lui ai demandé de me parler de ses expériences.

VICE : Quand avez-vous sauté dans un train pour la première fois ? Où êtes-vous allé et qu'avez-vous ressenti ?
Mike Ranta : Il me semble que c'était en 2012, je ne me rappelle plus très bien. Par contre, je me souviens de l'angoisse que j'ai ressentie. Sans aucun conseil, je savais que c'était au-dessus de mes forces, mais je ne me voyais vraiment pas abandonner – je n'ai pas trouvé de bonne raison de ne pas le faire. Et heureusement, car je n'ai jamais fait de meilleur choix dans ma vie. Je n'aurais jamais pu imaginer toutes les choses que j'ai vues grâce à ça. C'était comme si je retombais en enfance et que je faisais l'école buissonnière.

Je me souviens avoir tout préparé en urgence. C'était quitte ou double. Je voyagerais à travers différentes villes, je découvrirais des lieux inconnus, en repoussant à plus tard le moment où j'observerai le chemin parcouru sur une carte.

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Une semaine après avoir sauté dans mon premier train, je me suis rendu dans la ville pluvieuse de Portland pour voir un pote. J'ai vraiment eu de la chance de pouvoir aller jusque-là. Les chances de mourir étaient bien présentes.

Votre grande aventure s'est déroulée l'année dernière. Qu'est-ce qui vous a motivé ? Comment avez-vous commencé ?
J'ai passé l'année dernière à voyager et à entreprendre de nouvelles expériences. J'ai vendu à peu près tout ce que je possédais, excepté quelques vieux appareils photo et des jeans Levi's que je ne pouvais me résoudre à jeter. J'ai laissé les bons et les mauvais souvenirs derrière moi, à Phoenix, pour aller vers le nord. Je ne sais pas vraiment combien de milliers de kilomètres j'ai pu parcourir, ni dans combien de train j'ai sauté, mais je garde en mémoire chacune des personnes que j'ai rencontrées. En particulier ce mec, Hank, que j'ai rencontré au nord de la Californie. J'étais persuadé qu'il me planterait dans mon sommeil, au beau milieu de la forêt.

Que s'est-il passé ?
Je pensais sincèrement qu'il allait me faire du mal. C'était probablement la première fois que j'éprouvais ce sentiment. Il m'a abordé au moment où j'allais m'allonger dans mon duvet. Il s'est mis à me poser plein de questions – qui j'étais, d'où je venais, etc. Le soleil venait de se coucher, mais il ne semblait pas vouloir partir. Finalement, je lui ai dit que j'étais fatigué et que j'avais besoin de dormir. Il a hoché la tête et s'est enfoncé dans l'obscurité des bois sans lampe de poche. Je me suis enfoncé dans mon sac de couchage et je n'ai dormi que d'un œil, avec mon couteau à portée de main. Le plus drôle dans tout ça, c'est que je suis sûr qu'il a dormi comme un nouveau-né après avoir compris que j'avais plus peur de lui qu'il n'avait peur de moi.

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Même si votre histoire se finit bien, j'ai entendu pas mal d'anecdotes violentes sur ce qu'il se passe le long des voies ferrées : des bastons impliquant des couteaux, des fusillades… Avez-vous eu des embrouilles avec les flics ou des personnes violentes ? Si non, comment les avez-vous évités ?
J'avais une très mauvaise image des gens qui sautaient dans les trains avant que je ne les rencontre pour de vrai. Comme j'ai passé mes années de lycée dans une banlieue un peu difficile, je me suis retrouvé dans pas mal de bagarres, j'ai vu deux agressions à l'arme blanche, et j'ai perdu un pote dans une fusillade. Quoi qu'il en soit, vous pouvez voyager de la sorte en toute sécurité si vous vous débrouillez bien. Bien entendu, il peut toujours se passer quelque chose, comme partout. Mais dans l'ensemble, avec un peu de présence d'esprit, on s'en sort très bien. Les plus grands dangers viennent du train lui-même. Il peut te couper en deux. Si vous êtes trop fatigué et que vous prenez le risque de sauter sur un train parce que vous en avez marre de croupir dans un fossé, je ne vais pas vous arrêter. Pour ma part, j'attendrais le suivant.

Quelle est la personne la plus intéressante que vous ayez rencontrée ?
J'ai rencontré beaucoup de gens passionnants. Des sans-abri de 50 ans qui se mettaient à voyager clandestinement, ce qui changeait radicalement leur vie. Beaucoup de jolies filles aussi – je suis tombé amoureux plusieurs fois. J'ai trouvé le voyageur clandestin lambda bien plus intéressant que n'importe quel autre individu que l'on peut croiser dans un bar. Les gens viennent de partout pour une multitude de raisons, mais tous ces voyageurs ont une histoire à raconter.

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Quelle est la chose la plus folle que vous ayez vécue au cours de votre aventure ?
Beaucoup de choses se sont passées, mais je ne peux pas parler. J'ai un paquet de choses à raconter à mes amis : des accidents évités de justesse, des histoires de pizza volées ou de branlette vagabonde ; pas mal d'anecdotes bizarres. Mais aussi des trucs tarés que j'aimerais bien oublier, et que je ne me vois pas raconter.

Pendant votre voyage, vous est-il arrivé de vous identifier à un écrivain, un artiste ou un aventurier ?
J'ai vraiment essayé d'être moi-même. Chacun peut devenir ce qu'il veut sur les rails – je connaissais d'ailleurs à peine le vrai nom de mes amis les plus proches – mais, en définitive, les gens se contentaient d'être eux-mêmes. Je m'identifiais plutôt à ces désirs qu'ont les gens de réaliser une chose qu'ils n'ont vu qu'en rêve, comme Chris McCandless ( Into the Wild) qui abandonne sa caisse et poursuit sa route comme si de rien n'était. Je pensais que ce luxe n'était réservé qu'à certaines personnes. En y réfléchissant bien, je pourrais dire qu'à un moment ou un autre, je me suis senti comme l'un d'eux : complètement à la dérive, mais avec l'impression d'être le roi du monde.

Comment avez-vous su quand vous arrêter ?
C'est une question d'équilibre – quand vous sentez que vous n'en pouvez plus, c'est qu'il faut arrêter. Cet été, un train est passé et je n'ai pas voulu monter à bord. Je l'ai simplement regardé s'éloigner sur les rails, et j'ai compris que mon été était terminé.

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Vos photos de cette période sont particulièrement évocatrices. Je me demande si le fait de voyager ainsi primait sur votre travail photographique, ou si c'est la volonté de faire des clichés de qualité qui vous a guidé tout au long de votre trajet.
Durant cette expérience, l'aspect photographique était complètement accidentel. Je n'ai jamais voulu le contrôler. Lors de mon premier voyage, j'ai pris mon appareil ainsi qu'un stock de pellicules noir et blanc car je savais comment les développer moi-même. Je savais aussi que j'étais en mesure de récupérer assez de matériel pour la chambre noire dans une boutique d'occasion à moindre coût, et que je pouvais acheter les produits chimiques en ligne. Mais quand j'ai commencé à prendre des photos, je ne pouvais plus m'arrêter. Tout était tellement incroyable, et je voulais aussi montrer à mes amis à quel point je m'amusais. Lorsque je les ai finalement développés, je me suis rendu compte que certains clichés valaient le coup d'être montrés. Dès lors, j'ai continué de prendre des photos pour mes potes, tout en sachant que de belles choses pouvaient en ressortir.

Après deux jours de voyage dans l'Oregon, un voyageur clandestin profite d'un arrêt pour faire sécher ses chaussettes.

Vos photos me font penser à celles d'Ansel Adams. On sent une profonde connaissance du noir et blanc. Il y a aussi quelque chose de Dorothea Lange dans votre travail. Vos photos ont-elles une dimension métaphorique ?
J'essaie de ne pas laisser mon interprétation influencer mes photos. Je considère mon travail comme du photojournalisme, pas comme de l'art. Mais, comme Dorothea Lange et d'autres photographes de la WPA ( Work Progress Administration), je choisis méticuleusement les moments que je capture.

J'ai beaucoup hésité avant de dévoiler ces clichés. Beaucoup de gens souhaitent que ce mode de vie reste discret. En fin de compte, j'étais fier de faire partie de cet héritage américain, et je voulais que les gens comprennent pourquoi. J'ai donc décidé de les montrer. Voici ce qu'on fait pendant que vous bossez.

Peter Brown Hoffmeister est l'auteur de trois ouvrages, dont le plus récent est le roman Graphic the Valley. Il vit avec sa famille à Eugene dans l'Oregon. Suivez-le sur Twitter.

Découvrez le reste du travail de Michael Ranta sur son site..