Culture

En fait, LinkedIn est un havre de paix

L’hypocrisie et l’indifférence, c’est plus important qu’on le pense.
Gen Ueda
Brussels, BE
Pourquoi j'adore LinkedIn
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Ça fait quelques mois que je me surprends à presser de manière régulière sur « cmd + T » avant de poser l’annulaire sur « L » puis « Enter » et d’ouvrir le réseau social considéré comme étant le plus nul de l’histoire des réseaux sociaux. Beaucoup de gens aiment s’en désolidariser – pour des raisons souvent légitimes. Disons qu’à première vue, c’est vrai que LinkedIn est aussi excitant qu’un pet silencieux ou une tisane. Je suis même pas sûr qu’il existe vraiment des gens qui y passent du temps comme on peut en passer sur d’autres plateformes. Si vous avez un peu d’amour propre, il est même possible que vous n'ayez même pas ouvert de compte. Pour ma part, je me suis inscrit mais j’avoue ne pas le regretter.

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Dans cet ensemble digitalisé de forcing à outrance et d’intitulés de job vides de sens, où les publications sponsorisées ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles qui ne le sont pas, mon cerveau baigne dans une relative douceur. Tout est tellement lisse sur LinkedIn que ça ressemble à une parodie qu’on en aurait faite. Mais personne ne semble s’en offusquer. Pourquoi ? Parce que malgré ce qu’on pense depuis toujours, LinkedIn est davantage un lieu de non-dits que de narcissisme.

LinkedIn est un hameau virtuel relativement préservé de toute négativité. Ça célèbre, ça félicite, ça sonde, ça donne espoir via des formations ou des citations et ça propose des solutions dont l’efficacité est avérée ou non. C’est en réalité très drôle de ne voir personne tout à fait au naturel – ça doit sûrement dire quelque chose de très profond sur notre société. Peut-on vraiment être sincère sur LinkedIn ? J’ai personnellement jamais agrémenté le changement de fonction d’un pote d’enfance devenu Junior Technical Analyst Advisor d’un sincère « Bah, bon courage mec… ». Peut-être que c’est ça, être faux-cul. Mais sûrement aussi que ça me va. Parfois, c’est important de se nourrir d’énergies hypocrites. 

Quitte à être parfois hypocrite, autant l’être là où on ne vous en voudra jamais pour ça.

Je suis en réalité quasi certain que l’hypocrisie est une chose assez importante pour notre survie. Les réseaux sociaux et leurs mécanismes ont tendance à privilégier la transparence, quitte à nous la sortir de force par le cul, mais parfois on ne gagne rien à exprimer son avis. Quelque part, se taire sur LinkedIn nous protège aussi. La cohésion sociale peut parfois être plus importante que les dégâts causés par l’expression d’une opinion individuelle considérée comme malvenue. Repensez à ces excuses que vous avez balancées quand vous n’aviez pas envie de rejoindre vos potes. Sur LinkedIn c’est pareil, sauf que les mises à jour des intitulés de poste ont remplacé les plans foireux à minuit qui nécessitent de se déplacer à l’autre bout de la ville. Et vu qu’au final tout le monde se fout de ce qui se passe sur LinkedIn, l’état de tension intérieur que vous pouvez ressentir en n’émettant pas d’avis franc vous passera vite. 

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Donc quitte à être parfois hypocrite, autant l’être là où on ne vous en voudra jamais pour ça. Par exemple, c’est sans doute le seul réseau social sur lequel vous pouvez vous permettre de laisser des vents à vos contacts sans qu’on vous en veuille – probablement parce que les deux-tiers des messages qu’on vous envoie sont automatiques. Tout comme vos réponses, quand vous décidez d’y répondre. Pareil si vous oubliez de vous « connecter » à quelqu’un. La plupart des gens ne sont pas là pour vraiment se connecter entre eux, donc no stress. Mais si tout le monde s’en fout, pourquoi y traîner me demanderez-vous, l’air hagard. On va quand même pas s’y connecter juste pour le plaisir de ne pas dire les choses qu’on pense ? Non, en effet. Mais on est pas loin.

Rien ne se passe sur LinkedIn. Et c’est super. Le manque d’honnêteté présent sur LinkedIn est en fait un terrain fertile pour le développement de ce qu’on appelle l’indifférence. Plus vous scrollez, plus vous sentez votre cerveau allègrement s’alléger tellement cette indifférence vous gagne. C’est là que vous touchez un truc au cœur de ce réseau social : la différence entre vos exutoires habituels et LinkedIn, c’est que vous avec beau chercher par tous les moyens à stimuler votre imaginaire, votre créativité ou tout ce que la société moderne inhibe chez vous en temps normal, cette plateforme vous propose de façon inédite un pur moment d’indifférence. Sauf exception, il est scientifiquement impossible – à moins d’avoir subi un gros lavage de cerveau – de ressentir la moindre émotion sur LinkedIn. LinkedIn est une énorme bulle gonflée à l’insignifiance qui vous protège temporairement de l’agitation de votre vie. Un moment générateur d’indifférence comme ça, facile d’accès, dans ce monde où notre cervelet et nos prises de positions sont ultra-sollicités, c’est rare et précieux. Croyez-moi, ça peut vous permettre de rendre vos émotions plus stables. C’est un peu comme la méditation, ou du moins l’idée que j’en ai. 

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LinkedIn est tellement nul qu’il constitue un cadre hors du temps. Et c’est là toute sa force.

Pas envie d’affronter les actus aujourd’hui ? Faites un tour sur LinkedIn. Votre moitié vous a largué sur Signal ? Faites un tour sur LinkedIn. Gueule de bois ? LinkedIn. Votre petit frère vous annonce fièrement qu’il est de droite ? Pareil, foncez sur LinkedIn. Certes, on peut aisément s’évader du réel en allant au cinéma, avec des romans, le sexe, la drogue, la fête, l’alcool, le sport ou même dans des galeries d’art privées pour autant que ce genre de trucs vous parle vraiment... mais s’évader sur LinkedIn reste plus accessible et moins coûteux.

En fait, LinkedIn est tellement nul qu’il constitue un cadre hors du temps. Et c’est là toute sa force. L’insignifiance Linkedinienne est un bouclier. J’avoue apprécier la nervosité ambiante des autres réseaux plus bouillants comme Twitter, mais ça peut vite happer l’énergie qu’il me reste à peine sorti du lit. Sur LinkedIn, je contribue à la survie de ma santé mentale. Le temps d’un petit quart d’heure, je suis comme ces gens qui travaillent dans des start-ups ou des giga-entreprises : coupé de ce qui fait vraiment le monde réel. Les dominations sociales, les ******** en liberté, les flics acquittés, l’évasion fiscale, les contenus des forums les plus sombres du net ou même mes envies de meurtre, tout ça n’existe plus. Je me baigne dans l’insignifiance des concepts en acronymes et j’oublie les malheurs du monde. Je me permets d’être indifférent donc lâche. 

Il faut juste accepter ce qu’est LinkedIn pour pouvoir s’en émerveiller. Une fois que vous avez accepté ça, c’est pas exclu que vous commenciez à y puiser de la jouissance, comme on peut prendre beaucoup de plaisir avec un nanar ou une fail compilation. Ou un dîner de cons… Et là on touche encore autre chose, un bonus. Il y a sans doute pas mal de mépris malsain dans tout ça, faut l’avouer, mais en naviguant dans ses eaux trop claires, en passant d’une publication à l’autre, les contenus insipides vont forcément avoir un effet positif sur l’image que vous avez de vous-même. Et c’est pourquoi LinkedIn, après vous avoir pacifié avec vos émotions, peut vous réconcilier avec votre condition voire valoriser votre existence, surtout si vous la pensez vide de sens. Vous suivez ?

En gros, si vous commencez à prendre du plaisir à traîner là-dessus, c’est sûrement que vous voyez ça comme un monde différent et c’est ce qui vous amuse, pas vrai ? Donc j’imagine que vous ne vous reconnaissez pas dans tout ce qui alimente cette plateforme, que vous n’êtes probablement pas Customer Service Advisor ou Business Developer dans le secteur des soins dentaires... Ce qui, je suppose, devrait vous ravir ? Voilà. Finalement, si personne ne vous dira sincèrement qui vous êtes sur LinkedIn, vous pouvez toujours avoir la certitude que ça vous montrera au moins tout ce que vous ne voulez jamais devenir. 

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