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santé mentale

Comment j’ai perdu la tête à l’âge de 16 ans

On vous file un extrait du nouveau livre de Jaime Lowe, « MENTAL : Lithium, Love, and Losing My Mind », paru ce mois-ci.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
Photo via Getty Images

L'extrait suivant est tiré de « MENTAL : Lithium, Love, and Losing My Mind » de Jaime Lowe. Publié en accord avec les éditions Penguin Random House. Copyright © 2017 Jaime Lowe.

J'ai été admis à l'Institut neuropsychiatrique de l'Université de Californie de Los Angeles (UCLA) le 8 septembre 1993. D'après le formulaire de sortie, c'est-à-dire le document retraçant mes progrès du début à la fin, je souffrais d'une paranoïa croissante, d'un manque de sommeil et d'hallucinations de « personnes du passé ». Le rapport comprenait l'interprétation qu'avaient livrée mes parents de mon comportement erratique des deux mois précédents, qu'ils décrivaient comme étant « irritable, labile et autoritaire ».

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Quelque temps avant d'entrer à l'hôpital, j'avais rempli un questionnaire intitulé « Contrôle du comportement des enfants de 4 à 18 ans ». Il devait être rempli par les parents, mais ayant mis la main dessus avant eux, je l'ai rempli moi-même. À la question portant sur la performance scolaire, à savoir pourquoi « l'enfant ne bénéficie-t-il pas d'une éducation ? », j'ai répondu : « Parce que mon père me contrôle ». J'ai cité la « mort » comme une obsession, les « chats » comme une phobie et, à la question de savoir si je consommais des choses autres que de la nourriture, j'ai répondu oui et cité « la tequila et les cigarettes » en exemples. La quarantième question de l'enquête demandait de décrire les « voix qui ne sont pas là ». Ma réponse était : « Mais si, elles sont là ».

À la fin des 113 questions, l'enquête demandait de décrire mes pensées les plus étranges, ce à quoi j'ai répondu : « celle de tuer tout le monde sauf moi et une autre personne ». J'étais un tueur de masse. J'étais Adam Lanza. D'après mes réponses, je semblais violent, vindicatif, délirant, illogique, insouciant, troublé, dépendant ; en relisant ces réponses des années plus tard, j'ai du mal à croire que j'ai un jour pu les coucher sur le papier. Il est possible que j'aie répondu de manière hyperbolique, jouant sur l'absurdité du questionnaire. Je ne sais pas ; mon rapport d'admission comprenait un compte rendu détaillé de mes hallucinations auditives et de ma peur de la fin du monde. Il n'est pas impossible que, dans mon état d'esprit, j'ai pu aspirer à un renouveau du monde entier, un scénario à l'Adam et Ève, dans lequel je serais reparti de zéro. D'un autre côté, ce fantasme correspondait parfaitement à ma façon de penser – le monde s'arrêterait, je fonderais une nouvelle société – entraînant de fait une révolution et une apocalypse en un seul coup. Sur une échelle personnelle, c'est ce que l'hospitalisation représentait pour moi, une rapide secousse de l'écran magique afin de tout recommencer sur une page vide.

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J'ai intégré l'Institut neuropsychiatrique sous sédation, mais j'ai rapidement commencé à parler vite et de manière incohérente. Selon le rapport, je n'étais pas lucide. J'étais conscient du temps, mais pas du lieu. J'étais en outre persuadé que mes parents n'étaient pas mes parents, mais des agents ayant usurpé leur identité, chargés de me traquer, de me surveiller et d'enregistrer mes appels téléphoniques – et ce, dans le seul but d'observer mon comportement. J'ai été assigné au Dr Mark DeAntonio. « Lors de votre admission, votre état était altéré, vous n'étiez pas en mesure de fonctionner à quelque niveau que ce soit », m'a-t-il appris par la suite. Il a demandé à mes parents de lui parler de moi. Ils lui ont expliqué que j'étais l'un des meilleurs élèves de l'University High School, que j'avais beaucoup d'amis proches, que j'étais confiant, ambitieux, créatif et habituellement très occupé, même si ce n'était pas vraiment le cas ces derniers temps.

Le Dr DeAntonio se balançait sur sa chaise de bureau et passait sa main dans ses cheveux. Il portait des bottes de motard à semelles épaisses, un jean noir délavé, une chemise à col hâtivement rentrée dans son pantalon, des boucles dans son oreille droite. Il avait des yeux bleus perçants, comme de la glace. Il avait plus l'air d'un punk que d'un psychiatre.

Ses yeux étaient plissés, son air interrogateur. Il avait les maniérismes d'un patient – des tics et des bizarreries – mais était, en réalité, chef du département psychiatrique pour enfants et adolescents. Lors de notre rencontre, il m'a posé des questions sur mon sac à dos, auquel je m'agrippais constamment, comme s'il s'agissait d'une question de vie ou de mort. Je l'emportais partout avec moi. Il m'a demandé ce qu'il y avait dedans. Il était hors de question que je révèle son contenu ; je ne craquerai pas sous la pression. Le Dr DeAntonio avait beau avoir l'air cool, il restait l'un d'entre eux – il était même leur chef, peut-être le plus odieux et le plus mauvais d'entre tous ?

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Dans les jours qui ont suivi mon admission, le Dr DeAntonio m'a diagnostiqué maniaco-dépressif, le terme utilisé à l'époque pour désigner le trouble bipolaire. J'étais, selon lui, un cas classique. Je faisais partie des quelque 44 millions d'Américains atteints de maladie mentale au cours d'une année donnée, et des 5,7 millions de personnes diagnostiquées bipolaires.

Puis il a pris rendez-vous avec mes parents. Ces derniers lui ont décrit une période, en 1991, à laquelle j'avais été soumis à « de multiples facteurs de stress psychosociaux ». Mon frère aîné, Matt, avait déménagé à Berkeley. Quant à moi, j'avais intégré un nouveau lycée. Ils ont parlé des changements notables qui s'étaient produits graduellement l'été précédent. Ma mère a fait part de mon comportement dans le Maine – je m'étais montré pugnace, intense, obsédé par les huards. Je me souviens que je plongeais dans l'eau froide de Potash Cove, dans le lac Thompson, et que je nageais dans les eaux calmes, communiant avec les oiseaux.

Tout était symptomatique. Je nageais là où j'avais pied, là où de minuscules poissons translucides venaient doucement se cogner à mes orteils. Je sentais une pointe d'euphorie, un choc thermique. Ce n'était pas particulièrement bizarre, mais couplé à mes yeux foudroyants, mon comportement étrange et mes obsessions inexplicables, peut-être que ça l'était. Si vous regardiez des photos de moi cet été-là, vous verriez une personne rieuse et détendue aux boucles rousses. À l'époque, je portais de vieilles chemises en flanelle, des jeans déchirés et des Doc Martens pourpres. J'ai quitté le Maine très vite cet été-là. Mes parents, inquiets, se sont arrangés pour que Joe, le beau-père de ma belle-mère – un chauffeur de bus scolaire jovial et gracieux, qui aimait danser – me rencontre lors de mon escale à Chicago. J'ai déjeuné avec Joe et sa petite amie, Trudy. Nous avons discuté du boulot de Joe, des enfants qui prenaient son bus scolaire. Ma mère a raconté d'autres événements étranges, comme la fois où j'étais rentré à la maison avec dix-sept porte-clés de la Nature Company – un pour chacun de mes proches. J'avais des avis très arrêtés, et j'étais habité par une passion qui semblait déplacée. Je tenais des journaux intimes. Plus que n'importe quelle adolescente moyenne, mes cahiers étaient couverts de gribouillages expansifs et complexes.

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Mes parents ont expliqué avoir remarqué un changement évident dans mon comportement à ce moment-là. J'avais toujours été un enfant intense, mais les choix que je faisais – les conversations que j'avais et la façon dont je fonctionnais – étaient insensés. J'ai presque toujours été insomniaque. Après la séparation de mes parents, à l'âge de dix-huit mois, j'ai été pris de terreurs nocturnes régulières. Dans notre premier appartement, situé sur l'avenue Almayo, à l'ouest de Los Angeles, notre voisine du dessous tapait le plafond avec son balai à chaque fois que je faisais une crise d'hystérie. Ma mère essayait de m'aider à dormir. « Imagine des vagues, disait-elle. Pense à l'océan, aux vagues qui vont et viennent. » J'inspirais et expirais, associant les vagues aux visions dans ma tête.

Mes dossiers médicaux faisaient état de deux traumatismes majeurs : le divorce de mes parents et l'agression sexuelle que j'ai subie à l'âge de treize ans. Nous étions une famille verbale, portée sur le discours psychologique, mais nous avions peu parlé de l'attaque. Immédiatement après ça, je suis allé voir un thérapeute, le Dr G. Ma famille a qualifié l'agression sexuelle d'« incident ». Nous n'avons plus jamais reparlé de l'incident après ça. En y repensant, l'attaque était liée aux dépressions qui ont suivi, mais à l'époque, il était difficile pour moi de le voir – d'autant plus que la communauté psychiatrique favorisait les implications génétiques de la maladie mentale par rapport aux problèmes environnementaux. Cette réflexion a évolué au cours des dernières décennies et intègre désormais à la fois les facteurs environnementaux et génétiques, mais il s'agit d'un changement compliqué et controversé. La maladie mentale est-elle le résultat de la nature ou de l'éducation ? Combien de ces maladies sont causées par un traumatisme subi, combien par une loterie génétique ? Combien par une combinaison des deux ?

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Le Dr DeAntonio a souhaité connaître mes antécédents familiaux. Mes parents lui ont répondu que le seul cas de maladie mentale dans notre famille était celui de mon grand-père maternel, Irving Tannenbaum, décédé à l'âge de 99 ans. Il était camionneur et a passé la majeure partie de sa carrière à livrer des fûts de Budweiser dans les bars et les magasins de spiritueux de Los Angeles. Il était entouré de quatre femmes chaleureuses et loquaces – son épouse et ses trois filles. Irving lisait des romans policiers dans sa chaise en velours brun rayé ; sa nature grossière dissimulait en réalité un éclat intérieur. Deux ans avant mon hospitalisation, il avait lui aussi été hospitalisé à l'Institut neuropsychiatrique, à la suite d'un épisode dépressif apparu tardivement. Après plusieurs mois passés à se comporter comme Howard Hughes – il refusait de se doucher, de se faire couper les cheveux et les ongles, ou même de sortir de sa chambre – on lui a prescrit du Prozac, un médicament aux effets transformateurs qui a fait passer sa personnalité de complètement dysfonctionnelle à relativement agréable. Après qu'il s'est débarrassé de son attitude bourrue, nous nous sommes tous demandé : et si grand-père avait été mis sous traitement plus tôt ? Il était mon lien le plus étroit avec la maladie mentale, ce qui se confirmait par d'autres membres de sa famille – une nièce qui s'était suicidée en se poignardant dans la poitrine et des frères et sœurs qui se situaient tous à divers points du spectre. Le mari de la nièce en question, un anesthésiste de l'UCLA, pensait que sa femme était une personne bipolaire non diagnostiquée. Il ne nous était jamais venu à l'esprit que le mauvais caractère de grand-père était traitable ; il était sain d'esprit par comparaison à ses parents, avec qui ma famille avait coupé tout contact.

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Durant les premiers jours de mon hospitalisation, j'ai été mis sous Mellaril et sous Ativan afin de contrôler mes accès maniaques et mes symptômes psychotiques. Après quoi je suis passé au Loxitane et à l'Ativan, à raison de deux à trois comprimés par jour. Mon père, peu disposé à accepter ce diagnostic de trouble bipolaire, a consulté un second médecin. Il ne savait pas ce qu'était la bipolarité, ni en quoi elle consistait. Il ne pouvait croire que j'en sois atteint. Mais mes symptômes n'ont fait qu'empirer, à tel point que mon père n'a pas eu d'autre choix que de consentir au diagnostic comme au traitement.

J'avais 16 ans, à ce moment-là, j'étais jeune pour recevoir un diagnostic bipolaire. Le lendemain matin de mon admission à l'hôpital, j'étais explosif et irritable. D'après les infirmières, je dérangeais les autres patients, si bien qu'on m'a transféré dans une chambre privée où se trouvaient quatre lits. Il y avait environ sept autres adolescents dans le service, principalement des filles souffrant de troubles alimentaires. Il y avait des portes automatiques à double verrouillage à côté du bureau des infirmières. Les médecins pouvaient les traverser ; pas nous. J'ai aussitôt feuilleté mon manuel du patient, une petite brochure agrafée qui décrivait mes droits… très peu, très peu de droits m'étaient accordés. J'ai expliqué que j'avais 16 ans, que j'étais assez âgé pour conduire, assez âgé pour être mineur émancipé, assez âgé pour comprendre que certaines infirmières essayaient de me tuer.

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J'ai demandé à sortir ; j'allais avoir 17 ans dans deux mois et j'étais trop vieux pour ne pas prendre mes propres décisions, trop vieux pour ne pas exercer mon libre arbitre. J'avais déjà trop de responsabilités pour être dépourvu de choix. Je travaillais à temps partiel dans une boutique tenue par des stoneuses lesbiennes, j'étais un baby-sitter certifié par la Croix-Rouge, j'avais mon permis de conduire, j'avais été animateur dans une colonie de vacances, bénévole dans un refuge pour adolescents fugueurs, j'avais fait campagne pour trois candidats démocrates à la présidence et j'avais assisté à des rassemblements politiques destinés à protéger les droits des femmes. J'étais un gamin autonome. Ici, à l'hôpital, j'étais un danger. J'ai débattu de façon agressive, insistant sur le fait que ma résidence dans cet établissement était une violation de mes droits constitutionnels, de mes droits humains. Une infirmière a poliment souligné qu'« un mineur n'a pas de droits constitutionnels, pas d'amnistie ».

J'ai regardé les doubles portes. J'ai songé à m'échapper.

L'Institut neuropsychiatrique était une prison. Le bâtiment était un imposant monstre de brique d'après-guerre. Le département pour adolescents était situé dans l'aile ouest. En regardant par la fenêtre, côté nord, je pouvais voir un générateur de trois étages de haut, et tout aussi large. En regardant à travers les grilles de métal, je pouvais apercevoir les collines bucoliques du campus de l'UCLA et imaginer les pelouses vertes remplies d'étudiants de première année, de piles de livres et de sacs à dos. Ces collines herbeuses n'étaient pas pour nous ; nous, nous étions enfermés, verrouillés à double, ou plutôt triple tours. De toute façon, ces collines n'étaient pas réelles, il ne s'agissait que d'une sorte de faux-semblant visant à masquer un paysage apocalyptique – une terre de cratères, engloutie par une épaisse lave néfaste, un champ de bataille déchiré par la guerre, une armée de zombies dégénérés tueurs en série assoiffés de cerveau. Rien de bon ne se passait à l'extérieur. Je faisais une fixette sur le générateur – les tuyaux s'entrecroisaient et brillaient, ils étaient gros et bruyants.

C'était un labyrinthe de métal, vivant et menaçant. Je fixais ces tuyaux comme si quelque chose allait éclore : un plan, un esprit, un bébé, un monstre, un bébé monstre, un tueur de zombies, le Guetteur, Richard Ramirez lui-même. Le côté sud de l'établissement était tout aussi horrible : un terrain de volley en asphalte clôturé et une aire de loisirs entourée de barbelés. Quel genre d'action à la MacGyver fallait-il faire pour s'échapper de là et sauver le monde ? Un roulé-boulé ? Une diversion hystérique ? Bien sûr. Peut-être.

J'essayais de rester concentré en résistant aux médicaments, qui étaient de toute évidence destinés à contrôler mon esprit. Je les crachais et me mettais à courir. Je n'ai jamais pu aller bien loin. Les infirmières me rattrapaient toujours dans les couloirs et m'épinglaient au sol. Elles maintenaient mes bras et mes jambes contre le linoléum antiseptique. Une infirmière baissait mon pantalon et me plantait une aiguille hypodermique dans la hanche gauche. La seringue contenait un cocktail de sédatifs et d'antipsychotiques. Rien ne fonctionnait instantanément. Ces médicaments n'étaient que les hors-d'œuvres avant le plat de résistance, que l'on me donnerait par la suite sous forme de capsules. Du lithium.

Extrait de « MENTAL : Lithium, Love, and Losing My Mind » de Jaime Lowe. Publié en accord avec les éditions Penguin Random House. Copyright © 2017 Jaime Lowe.

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