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Les cuisiniers du cartel de Sinaloa préparent un mélange d'héroïne et de fentanyl dans un laboratoire clandestin près de Culiacán en juin 2019. Photo : Miguel Fernández-Flores
Crime

Le coronavirus ne fait pas les affaires du cartel de Sinaloa

Les produits chimiques utilisés pour fabriquer la méthamphétamine et le fentanyl proviennent principalement de Chine, et les cartels mexicains sont bientôt à court.

Jesús* est un trafiquant de drogue associé au cartel de Sinaloa. La semaine dernière, son chef, Ismael « El Mayo » Zambada, lui a signalé une hausse des prix de gros sur WhatsApp. Le message disait : « À partir de maintenant et à cause de la pénurie, tout le monde vendra 500 grammes de cristal pour 15 000 pesos [environ 600 euros, NDLR] au lieu de 2 500 pesos [environ 100 euros, NDLR]. Si vous n'obéissez pas, vous en subirez les conséquences. »

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La raison invoquée pour la multiplication par six des prix est la nouvelle pandémie de coronavirus. La chaîne d'approvisionnement du cartel est complexe et internationale. Les produits chimiques bruts utilisés pour fabriquer la méthamphétamine et le fentanyl proviennent principalement de Chine, l'épicentre de l'épidémie. Et les « cuisiniers » de Jesús manquent déjà de certaines matières essentielles au processus de fabrication.

Le coronavirus a jeté un énorme pavé dans la mare de l'économie mondiale. Apparemment, toutes les industries qui dépendent de la Chine pour leur main-d'œuvre ou leurs matières premières ont été touchées, en particulier les entreprises qui fabriquent des fournitures médicales et pharmaceutiques, essentielles pour traiter les patients et contenir la propagation du virus. Et les cartels de la drogue ne sont pas épargnés.

Jesús explique qu’en temps normal, ses cuisiniers gardent un mois de réserve de produits chimiques, mais qu'ils en manquent déjà et ont du mal à s’en procurer d'autres. Enrique, un cuisinier d'une autre faction du cartel de Sinaloa, signale un problème similaire : le prix de l'acétone, qui sert à fabriquer l'héroïne, a plus que doublé au cours des 15 derniers jours, passant d'environ 60 dollars (55 euros) pour 20 litres à 150 dollars (138 euros).

« Beaucoup de choses ont changé, dit Enrique. Les prix sont trop élevés en ce moment. À cause du coronavirus, il y a peu de distributions ou d'importation de Chine à Mexico. Il est difficile d'obtenir les produits chimiques, le jus. On peut en trouver, mais les prix augmentent pour tout le monde. »

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Enrique a entendu des rumeurs selon lesquelles un kilogramme de fentanyl, qui était vendu en gros au Sinaloa pour 870 000 pesos (33 000 euros), coûte maintenant 1 million de pesos (38 000 euros). Les puissants opiacés synthétiques, qui ont alimenté la hausse des taux de mortalité par overdose aux États-Unis, étaient auparavant acheminés directement de la Chine vers les États-Unis par les systèmes de courrier international. Mais la campagne de répression des autorités chinoises, qui a débuté en mai dernier, a stimulé la production au Mexique, les Chinois fournissant les précurseurs non réglementés nécessaires à la « cuisson » des drogues.

En Chine, la province de Hubei, où le Covid-19 a fait plus de 3 100 de morts depuis janvier, est une plaque tournante du commerce de fentanyl. Yan Xiaobing, un trafiquant inculpé par le ministère américain de la justice, possède une entreprise basée à Wuhan. Selon Ben Westhoff, auteur de Fentanyl Inc., les autorités provinciales ont autorisé la société de Yan, qui fabrique divers produits chimiques, à opérer dans une zone spéciale de développement économique, ce qui lui a permis de bénéficier d'avantages fiscaux. Pékin a refusé d'arrêter ou d'extrader Yan au motif que rien ne prouve qu'il a enfreint la loi chinoise.

L'arrivée du fentanyl avait déjà ébranlé le marché mexicain de l'héroïne, faisant chuter le prix de la gomme de pavot à opium – une épaisse substance noire qui est raffinée en héroïne – d'environ 1 800 dollars le kilo il y a quelques années à 320 dollars ces derniers mois. Les cartels ont découvert que le fentanyl était bien plus lucratif, car il peut être fabriqué toute l'année avec des produits chimiques qui, jusqu'à récemment, étaient bon marché et facilement disponibles. L'héroïne, en revanche, nécessite d'immenses plantations de pavot, qui ne peuvent être récoltées que de façon saisonnière par des agriculteurs qui doivent être payés pour leur travail.

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Cartel members break up a brick of fentanyl-laced heroin into powder. (Photo by Miguel Fernández-Flores/VICE News)

Les membres du cartel cassent une brique d'héroïne jusqu'à ce qu'elle se transforme en poudre. Photo : Miguel Fernández-Flores

Les cartels mexicains ont longtemps dominé le commerce de la méthamphétamine en cristaux, surtout depuis le milieu des années 2010, lorsque les États-Unis ont commencé à contrôler étroitement les médicaments antigrippaux contenant de la pseudoéphédrine, que les Américains utilisaient pour fabriquer de la méthamphétamine dans des laboratoires à petite échelle. Avec le monopole du marché de la méthamphétamine aux États-Unis, les cartels ont augmenté la production et sont tournés vers des fournisseurs chinois pour obtenir de l'éphédrine et d'autres produits chimiques essentiels. Les autorités mexicaines ont déjà démantelé plusieurs grands laboratoires clandestins de méthamphétamine capables de produire des centaines de kilos par mois. La méthamphétamine de haute pureté est désormais bon marché et facilement accessible partout aux États-Unis.

Selon Jesús, la hausse des prix de la méthamphétamine ordonnée par El Mayo est une question d'opportunisme plus que de pénurie. À mesure que la production de méthamphétamine a augmenté ces dernières années et que la concurrence des cartels rivaux s'est intensifiée, les marges de profit ont diminué.

« Les trafiquants craignent également de ne pas pouvoir faire passer clandestinement de l'argent et des armes des États-Unis vers le Mexique »

« C'est juste une excuse pour augmenter les prix, dit-il. Ce n'est plus comme avant. Ils investissent 100 000 dollars et en gagnent 200 000. C'est beaucoup d'argent, mais ce n'est pas assez pour courir le risque. Ils veulent continuer à investir 100 000 dollars, mais gagner 1,5 million de dollars maintenant".

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Selon la porte-parole de la DEA, Katherine Pfaff, l'agence surveille la manière dont le coronavirus affecte le marché des drogues illicites, mais il est trop tôt pour dire avec certitude ce qui se passe. « Il est difficile d'évaluer la situation, dit-elle. Il faudra attendre un certain temps avant de savoir si l'urgence sanitaire a eu ou non un impact sur le commerce de la drogue. »

En Chine, la situation semble déjà s'améliorer, le pays ne signalant aucun nouveau cas de Covid-19. Les employés regagnent leur poste et les usines reprennent la production, mais la crise ne fait que commencer. L'épidémie a maintenant migré vers les États-Unis, l'Europe et l'Amérique latine, ce qui pourrait poser de nouveaux défis à l'économie mondiale.

Les États-Unis et le Mexique ont annoncé de nouvelles restrictions sur les déplacements transfrontaliers, une mesure qui pourrait représenter de nouveaux défis pour les trafiquants qui font passer leurs produits clandestinement en les cachant dans des voitures et des camions.

A cartel gunman stands guard at a clandestine drug lab in Sinaloa. (Photo by Miguel Fernández-Flores/VICE News)

Un membre du cartel garde l'entrée d'un laboratoire clandestin au Sinaloa. Photo : Miguel Fernández-Flores

Un trafiquant qui travaille pour El Mayo dans la ville frontalière de Mexicali explique qu’il est passé d'une contrebande d'environ 15 kg de méthamphétamine et d'héroïne par semaine à cinq en raison du manque d'approvisionnement et de la présence accrue des autorités du côté américain. Les trafiquants craignent également de ne pas pouvoir faire passer clandestinement de l'argent et des armes des États-Unis vers le Mexique.

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Selon Bryce Pardo, chercheur en politique pour la RAND Corporation, la chaîne d'approvisionnement en produits chimiques pourrait être davantage perturbée si les ports maritimes sont contraints de fermer ou de limiter leurs opérations en réponse à l’épidémie aux États-Unis au Mexique.

« Beaucoup de produits vont rester coincés dans les ports parce qu'il n'y aura pas de dockers pour les décharger, explique Pardo. Le problème a peut-être été réglé en Asie, mais aux États-Unis et au Mexique, il y aura des retards parce que personne ne pourra décharger les produits, légalement ou illégalement. »

Des rapports font déjà état d'une hausse des prix de la drogue sur le dark web, en raison de la pénurie de produits chimiques. Et d'autres indicateurs montrent que les affaires des cartels mexicains subissent d'autres préjudices. Un média rapporte qu'un cartel de Mexico, La Unión de Tepito, a cessé de recevoir des cargaisons de produits de luxe contrefaits, comme des chaussures et des sacs à main.

Selon Pardo, le Covid-19 pourrait aussi être dévastateur pour les consommateurs de drogues aux États-Unis. Alors que les consommateurs occasionnels peuvent réduire leurs habitudes en raison du retrait social, les personnes souffrant de graves troubles liés à la consommation de substances continueront à chercher à s’en procurer, quel qu'en soit le prix.

« Les consommateurs chroniques, ceux qui consomment des drogues lourdes comme la méthamphétamine et l'héroïne, ne sont pas en bonne santé pour commencer, dit Pardo. Ils vivent en marge de la vie économique et sociale. Il est très probable que le coronavirus en tuera beaucoup, ce qui fera baisser la demande, car ce sont eux qui consomment le plus de drogue. »

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On compte actuellement plus de 2 143 cas confirmés de Covid-19 et une trentaine de décès au Mexique, même si, comme aux États-Unis, l'absence de tests de dépistage peut masquer la véritable étendue de l'épidémie. Enrique pense que le virus pourrait être un « écran de fumée » ou un prétexte pour les dirigeants des cartels pour augmenter les prix, mais il est surtout très inquiet. « Tout le monde a peur. J’entends toutes sortes de choses, dit-il. Certains disent que ce n'est qu'une simple grippe, d'autres disent que le virus peut vous tuer. Je ne sais pas quoi croire. »

Jesús, en revanche, est sceptique quant aux risques posés par le virus. « Pour moi, ce ne sont que des mensonges, dit-il Je n'y crois pas. Ce sont des conneries. Je ne connais personne qui soit affecté par le coronavirus. »

Quant à ses futures perspectives d'affaires, Jesús est optimiste. Les coûts de son opération ont peut-être augmenté à court terme, ce qui l'obligera à augmenter les prix, mais ils finiront bien par baisser. « En tant que fournisseur, c'est bien, parce que je gagne plus d'argent, mais mes clients vont devoir payer plus cher le gramme dans la rue, et certains ne vont pas aimer ça, poursuit-il. Mais comme ils sont déjà accros, ils peuvent se plaindre autant qu’ils veulent, mais au final ils finiront par payer le prix qu’on leur en demande. »

*Les noms ont été modifiés.

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