Société

Les habitants de Beyrouth racontent le traumatisme de l'explosion

« J'ai trouvé ma maison complètement détruite. Les fenêtres et les portes étaient toutes brisées. »
la voiture détruite de Chris
La voiture de Chris. Photo publiée avec son aimable autorisation.

Il y a quelques jours, je me suis réveillée en entendant ma mère pleurer devant les infos. Elle pleurait parce qu’une explosion aux proportions apocalyptiques a frappé la capitale libanaise, Beyrouth, et a détruit la moitié de la ville, laissant une traînée de morts et de blessés. Elle pleurait aussi à cause des silos à blé détruits dans le port. Ils servaient à stocker des denrées alimentaires pour un peuple qui mourait de faim depuis des mois, brisé par l'effondrement économique actuel du pays. Maintenant, les silos ont disparu. Mercredi, le ministre libanais de l'économie, Raoul Nehme, a assuré que le Liban avait suffisamment de blé dans ses stocks, mais nous ne croyons plus personne.

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À Beyrouth, tout n'est plus que misère. Les morts, les blessés, les hôpitaux surchargés, les maisons détruites. Le blé du port. Tout ce que nous redoutions s'est produit en quelques secondes. J'ai vécu la guerre de juillet en 2006, lorsque le Hezbollah a tué des soldats israéliens et qu'Israël a bombardé le Liban. J'ai vécu la révolution, lorsque des centaines de milliers de Libanais ont exigé un gouvernement plus juste et moins corrompu. J’ai vécu la répression violente et les gaz lacrymogènes. Mais cette expérience est incomparable. Les vidéos du nuage de fumée en forme de champignon enveloppant des immeubles entiers, les photos de gens ensanglantés par des éclats de verre ; tout cela me brise le cœur.

Après l'incident, j'ai ressenti de fortes douleurs à la tête et au cou. Nous sommes allés à l'hôpital, mais il était plein. Je savais qu'il y avait des gens qui avaient besoin d'une place plus que moi, alors je suis rentrée chez moi et j'ai essayé de digérer ce qui s'était passé. Mercredi, ils ont annoncé que l'explosion avait été causée par des produits chimiques dangereux stockés dans le port sans les mesures de sécurité appropriées. Ma tristesse s'est transformée en rage. Que faisaient-ils dans un port rempli de travailleurs et de marchandises ? Que faisaient-ils si près de la ville ? Qui devons-nous blâmer ?

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Je ne suis pas la seule à penser que nous avons touché le fond. Les pertes sont trop importantes, il n'y a pas de compensation possible. Beaucoup de mes amis ont perdu leur maison, leur voiture, leur lieu de travail. Certains d'entre eux ont subi de graves blessures. Mon amie Juliana, 28 ans, vit dans le quartier d'Achrafieh, à proximité de l'explosion. C'est l'un des plus anciens quartiers de la ville, avec ses rues sinueuses et ses jolies façades. Ce ne sera plus jamais le même. « J'ai trouvé ma maison complètement détruite, dit-elle. Les fenêtres et les portes étaient toutes brisées. »

En juillet 2020, le Liban a officiellement atteint l'hyperinflation, avec un taux d'inflation mensuel de 52,6 %. Cela signifie que les prix des marchandises ordinaires sont devenus inabordables car la monnaie locale perd de sa valeur par rapport au dollar à une vitesse vertigineuse. C'est le premier pays du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord à franchir ce sombre cap. « Nous n'avons tout simplement pas l’argent pour tout remplacer », ajoute Juliana. Les rénovations coûteraient au minimum 650 dollars, ce qui, au taux de change actuel, représente 5,2 millions de livres libanaises, soit l’équivalent de six mois de loyer.

Maya, 30 ans, vient du quartier Al Hamra à l'ouest de la ville. Elle était chez elle avec sa mère quand elle a entendu l'explosion. Ses vitres ont volé en éclats, la blessant ainsi que sa mère. « Nous n'avons trouvé personne pour nous aider », dit-elle. Elles ont essayé d'appeler la Croix-Rouge mais personne n'a pu venir. Quelques heures plus tard, son mari a essayé de les conduire à trois hôpitaux, à travers les embouteillages. Mais les hôpitaux étaient bondés et ne voulaient pas les laisser entrer. « Nous sommes retournés dans notre maison détruite, raconte Maya. Nous saignions encore avec du verre qui couvrait nos corps. » Elle a entendu dire que des hôpitaux en dehors de Beyrouth prenaient les blessés, alors ils ont conduit une demi-heure vers le sud jusqu'à la ville de Sidon, où ils ont été soignés après une longue attente. « C'est l'expérience la plus terrifiante que j'ai jamais vécue, et un traumatisme que je ne pourrai jamais oublier. »

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Kevin, 31 ans, vit du côté de Geitawi, également près du port. Il était chez lui quand l'explosion a eu lieu. Tout autour de lui a été détruit, et il a eu la chance de n'être touché que par un morceau de verre aux jambes. « Quand je pense aux pertes, et à l'argent dont j'aurai besoin pour réparer ce qui est détruit, j'ai envie de pleurer, mais je suis incapable de pleurer », dit-il.

Chris, 33 ans, est originaire du quartier de Mar Mikhael, célèbre pour sa vie nocturne et situé juste à côté du lieu de l'explosion. Mardi, il était chez sa petite amie dans le même quartier pour l’aider à déménager. « Nous fumions une cigarette sur le balcon quand nous avons entendu les bruits lointains de l’explosion, raconte-t-il. Nous nous sommes réfugiés dans la maison, morts de peur. Nous ne comprenions pas ce qui se passait. » Au début, ils pensaient que la guerre avec Israël avait recommencé, car les tensions entre les deux pays se poursuivent et il y a souvent des affrontements à la frontière, le plus récent ayant eu lieu le 27 juillet.

« Nous avons décidé qu'il nous fallait échapper aux bombardements. Le bruit devenait de plus en plus fort, jusqu'à ce que la grosse explosion nous aplatisse au sol », poursuit Chris. La maison a été complètement détruite. Ils ont réussi à s'en sortir avec beaucoup de difficultés au milieu des décombres et des cris de leurs voisins. La scène à l'extérieur était apocalyptique. « Il y avait des blessés dans la rue, du sang partout, des bâtiments effondrés, des voitures détruites, dit Chris. J'ai perdu ma voiture, mais je suis reconnaissant d'être en vie. »

Il y a deux semaines, Saeb, 31 ans, est arrivé de Dubaï, où il travaille, pour fêter l'Aïd avec ses proches. Lorsque l'explosion s'est produite, ses amis l'attendaient devant la maison de vacances qu'ils avaient louée, alors qu'il se préparait encore à l'intérieur. « Soudain, tout ce qui m'entourait a été détruit, dit Saeb. Je ne sais pas comment j'ai réussi à sortir de là. J'étais très inquiet pour mes amis et ma famille. Dieu merci, il ne leur est rien arrivé. » Après avoir surmonté le choc, ils ont commencé à aider les blessés. « C'était un sentiment de peur intense comme je n'en ai jamais ressenti », ajoute Saeb.

L'explosion a détruit bien plus que les bâtiments de la ville. Elle a détruit le port, principal moyen d'importation et d'exportation du Liban avec le monde, ce qui soulève des questions sur la manière dont les ressources alimentaires, les biens de première nécessité et les matériaux de construction, déjà rares, vont entrer dans le pays. Elle a brisé le peu de confiance que nous avions dans notre gouvernement pour nous sortir de cette crise. Beyrouth a déjà traversé tant de choses : la guerre et la destruction, la pauvreté et les révolutions, les divisions et la solidarité. Il va être difficile de trouver l'énergie nécessaire pour tout recommencer.

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