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Culture

Dans la tête des Supreme addicts

Pourquoi les humains – les mammifères terrestres les plus développés, les inventeurs des stations spatiales et des parapluies pour deux – se laissent-ils aussi aisément influencer ?
Jamie Clifton
London, GB
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Cet article a été initialement publié sur VICE UK.

Il est 9 heures du matin et 300 personnes forment un rang dans une rue de Londres. Le mec en début de file, Nick, 18 ans, pousse un grognement quand je l’aborde. Il patiente depuis déjà 23 heures et essaie tant bien que mal de dormir sur l'une des chaises de camping empilées sur la route. Le mec en bout de file, Werner, 17 ans, a quant à lui fait le trajet depuis la Finlande, dans le seul but de poireauter pour le reste de la journée.

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Dans une heure environ, la boutique Supreme ouvrira ses portes, et toutes les personnes présentes – Nick le fatigué ; Werner le patient ; les adolescents de Cardiff, Newcastle et Canterbury – auront la chance de pénétrer dans ce temple et de parcourir les casquettes, manteaux et sweats de la nouvelle saison.

Une fois à l’intérieur, tous se jettent sur le t-shirt à l’effigie de Morrissey. Le chanteur est végétarien et ne voulait pas que sa photo soit utilisée, la marque ayant collaboré avec une chaîne de fast-food. Werner sait qu'il n'aura pas le t-shirt ; il sera en rupture de stock avant même qu'il puisse entrer dans la boutique, comme tous les autres articles qu'il voulait vraiment. Tant pis. Il ne regrette pas une seule seconde d'avoir payé un vol et un hôtel, ni d'avoir attendu six heures dans l'espoir de trouver quelque chose à sa taille, même si ce n'est qu'un caleçon.

C'est un phénomène tout à fait normal. À chaque fois que Supreme sort de nouveaux articles dans ses dix boutiques en Europe, en Amérique et au Japon, des centaines de personnes n’hésitent pas à manquer les cours ou le boulot pour les avoir en premier.

Aucune autre marque de vêtement ne peut se vanter d'entraîner une telle dévotion. Ralph Lauren a eu son lot de « Lo-Life », à savoir des mecs originaires de Brooklyn qui, dans les années 1990, se sont donné pour mission de voler autant de polos que possible. Les amateurs de baskets ont quant à eux toujours préféré Nike. Mais Supreme ne joue pas dans la même cour. Son fandom est déjà une sous-culture en soi. SupTalk, la plus grande page Facebook dédiée à l’achat, la vente et l’échange des produits de la marque en Europe compte près de 60 000 membres.

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Avant chaque « sortie », les membres du groupe discutent de leurs articles favoris, comme le t-shirt Morissey ou les baskets produites en collaboration avec Nike. En ligne, ces pièces se vendent en une fraction de seconde – et pour 130 dollars, vous pouvez faire l’acquisition d’un robot qui achètera automatiquement le vêtement que vous convoitez dès qu'il apparaîtra sur la boutique en ligne – et Supreme ne produit que des articles en édition limitée, alors quand y en a plus, y en a plus.

Du moins jusqu’à ce qu’ils soient revendus sur SupTalk ou eBay pour un prix beaucoup plus élevé que celui d'origine. Ceci s’est particulièrement avéré ces deux dernières années, car l'intérêt pour la marque semble avoir augmenté de façon exponentielle. Une veste en jean rose à 210 dollars de la saison printemps-été 2016 s’est revendue à 3 000 dollars à Kyoto. Sur Grailed, un site de vente d’occasion de vêtements haut de gamme, vous trouverez d’anciennes pièces Supreme au même prix qu'un billet d'avion Londres-Bangkok. Si avant les ados privilégiés dépensaient le salaire de leurs parents dans des PlayStations ou des TV écran plasma, ils le dépensent désormais dans des pulls à 170 dollars.

Mais pourquoi une telle hystérie ? Pourquoi les gens transforment-ils leur chambre en sanctuaire Supreme ? Pourquoi les adolescents achètent-ils des billets d'avion pour mettre la main sur un simple caleçon ? Quelles réactions neurochimiques poussent une personne à acheter huit versions identiques d’un même t-shirt ? Pourquoi, surtout, autant de personnes sont-elles obsédées par cette marque ?

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La hype est la raison la plus fréquemment citée : le buzz autour de la marque est ce qui maintient ce même buzz – il suffit que Drake ou Kanye arborent un vêtement Supreme pour que les gens se ruinent pour l'acheter. Mais il doit forcément y avoir autre chose. Pourquoi les humains – les mammifères terrestres les plus développés, les inventeurs des stations spatiales et des parapluies pour deux – se laissent-ils aussi aisément influencer ?

D’autant plus que les gens cool et branchés sont censés perdre de l’intérêt pour une marque au moment où elle devient populaire, or Supreme ne semble pas perdre ses adeptes. On pourrait également faire valoir que la marque produit de beaux vêtements – ce qui peut être une raison suffisante pour certains. Mais pour d'autres, un tel dévouement ne doit pas se résumer à du coton et du fil.

Certains des biens appartenant aux collectionneurs Musa et Akbar Ali

En 1994, Supreme a ouvert une boutique de skate dans le centre de Manhattan. Son fondateur, le discret James Jebbia, a déclaré à Interview Magazine qu’au début des années 1990, les marques de skate s'adressaient plus aux banlieusards de 13 ans qu’aux skaters plus âgés. Pour remédier à ce problème, la boutique a commencé à produire des t-shirts en petites quantités ; puis des sweats et des pulls ; puis des chaussures en collaboration avec Nike et Clarks, des manteaux avec North Face et Stone Island, des sweats avec Comme des Garcons, des jeans avec APC, etc. En bref, Supreme s’est érigée en marque mondiale dont la production éclectique rivalise avec celle des maisons de haute couture les plus établies au monde.

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Malgré tout, Supreme continue de produire des stocks limités. Son modèle économique repose donc sur la frustration positive – l'offre est toujours inférieure à la demande ; plus les articles sont rares, plus ils sont désirables. Dans l'ouest de Londres, Musa Ali, un collectionneur des articles de la marque, explique : « Ce qui pousse les gens à acheter du Supreme, c’est l'aspect concurrentiel et social – le fait de pouvoir sortir sans porter les mêmes vêtements que tout le monde. »

Mais pourquoi ? Pourquoi accordons-nous autant de valeur à l’unicité ? Qui pourrait bien être impressionné par le fait que vos carreaux de cuisine sont uniques ? Personne. Personne n’en a rien à carrer, de vos carreaux de cuisine sur mesure.

« Du point de vue de l’évolution, nous collectons depuis toujours », explique le Dr Dimitrios Tsivrikos, psychologue de la consommation à la University College London. « Nous collectons des articles ou des ressources pour survivre, mais la survie ne repose pas seulement sur ce dont nous avons besoin physiquement. Nous avons besoin, psychologiquement, de nous distinguer. Dans le passé, les tribus arboraient des plumes ou des pierres précieuses pour se distinguer des autres tribus et séduire les partenaires potentiels. Il en va de même avec Supreme – les gens construisent leur identité grâce à des objets rares. »

Cela dit, l’individu moyen ne se rendra probablement pas compte que votre t-shirt « Box Logo » ultra rare et inspiré des Soprano vous a coûté 1 200 dollars. Pour lui, il ne s’agit que d’un t-shirt, le même que l’on peut trouver chez H&M. Mais selon Tsivrikos, du point de vue psychologique, cela n’a pas beaucoup d’importance : « Les millennials, en particulier, sont très conscients des différents groupes de consommateurs ; ils cherchent à inspirer ou à impressionner ceux qui partagent les mêmes intérêts qu’eux et qui sauront reconnaître ce t- shirt. Donc, vraiment, ils s’adressent à un très petit groupe de personnes. »

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De retour dans la boutique de Londres, cela ne pourrait être plus évident. Tout le monde est sur son 31. « L’attrait réside dans l’exclusivité », admet Nelly, une Londonienne de 19 ans. « À partir du moment où l’article est floqué du fameux logo rouge, les gens vont l’acheter. » Tayler Prince-Fraser, l'un des administrateurs de SupTalk, confirme. « On voit des gamins prêts à dépenser des centaines d’euros pour n’importe quel produit Supreme. Et ce n’est pas pour une question d’esthétique, c’est pour que tout le monde sache qu’ils portent du Supreme. » Un autre facteur psychologique qui contribue au succès de la marque.

Au cours de la dernière décennie, une grande importance a été accordée à l’« authenticité », tant par les marques que par les particuliers. Les gens sont terrifiés à l’idée d'être qualifiés d’imposteurs ou de frimeurs, car cela implique qu'ils vivent une sorte de fausse réalité, qu'ils ne sont pas maîtres d’eux-mêmes. « Du point de vue psychologique, une marque est une extension de soi, une vitrine – c’est l'image que vous désirez offrir au reste du monde, explique Gabay. Mais plus important encore, c'est l'image de ce que vous croyez être. »

Pour le collectionneur Musa Ali, l'obsession vient d'ailleurs.

« Je ne me suis jamais senti obligé d'aimer la marque pour ce qu’elle représente, explique Musa. Pour moi, c'est avant tout une question de design – la cohérence de leurs collections, leurs collaborations avec toutes ces personnes variées – et mes habitudes de collectionneur. Déjà petit, je collectionnais toutes les cartes Yu-Gi-Oh! J’ai toujours été très compétitif de ce côté-là. »

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La veste de Musa, déclinée en trois versions.

Pour illustrer ce qu'il entend par « habitudes de collectionneur », Musa sort une veste Supreme créée en collaboration avec Public Enemy en 2006. « Je l’ai d’abord achetée en rouge et je l’ai beaucoup portée, explique-t-il. Alors je me suis dit, Pourquoi ne pas l'acheter dans une autre couleur ? La version jaune était difficile à trouver parce qu’elle était plus ancienne. Quand j'ai enfin réussi à l’avoir, je me suis dit, Jamais deux sans trois ! J'ai fait de même avec cette chemise : je l’ai achetée en bordeaux et en jaune, puis dans toutes les autres couleurs. Certaines personnes louent carrément des entrepôts pour stocker leur collection. Ça ne s'arrête jamais. »

Musa (à gauche) et son frère Akbar (à droite) au milieu de leur collection d’articles Supreme.

Reste à voir la durabilité de Supreme. La croissance physique de la marque a été intentionnellement lente : elle n'a ouvert que deux nouveaux magasins au cours des six dernières années. Mais si elle continue d'atteindre un nombre accru de personnes au même rythme, il lui sera de plus en plus difficile de préserver son exclusivité et son authenticité. « J’ai déjà l’impression que tout cet engouement s’essouffle un peu, intervient Musa. Surtout depuis l'ouverture des nouveaux magasins. »

Cela dit, s’il y a bien une marque qui maîtrise son image, c’est Supreme – il y a donc de fortes chances pour qu’elle reste encore quelques années au sommet de la mode streetwear, et ce, quelle que soit la quantité de boutiques qu'elle ouvrira d’ici là.

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