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Les mecs de Magnum

La rue la vraie

Bruce Gilden a passé sa vie à capturer l'homme, de très près.

Le New-Yorkais Bruce Gilden est connu pour ses photos de rue et c'est un de ces photographes dont on suit le boulot avec intérêt depuis longtemps. Aujourd'hui, le terme « photographe de rue » évoque plutôt un tas de couillons armés d'appareils photo reflex numériques qui mitraillent des jeunes en Supreme posant à un coin de rue. Mais les portraits de Gilden, c'est des photos qu'on mange en pleine face, des clichés qui en disent bien plus qu'on ne pourrait le croire sur le monde dans lequel on vit ; des habitants de NYC aux survivants de l'ouragan qui a ravagé Haïti en passant par les Yakuzas japonais. On a parlé avec lui de la facilité avec laquelle il aborde des inconnus, ainsi que de l'état de l'Amérique moderne et de Haïti, qui reste son spot préféré pour bosser.

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VICE : Le terme « photographie de rue » est peut-être un peu galvaudé aujourd'hui, et d'une certaine façon, sa signification a légèrement changé. Comment décririez-vous ce que vous faites ? Est-ce que vous êtes à l'aise avec ce terme ?
Bruce Gilden : Vous connaissez le Cinquième Amendement ? [ndlr : permet à tout citoyen américain de refuser de témoigner contre lui-même dans une affaire pénale. Il exclut donc en principe toute collaboration des repentis avec les autorités judiciaires].Je plaide le Cinquième Amendement : « Je ne peux répondre à cette question parce que ça pourrait m'incriminer. » J'ai été qualifié, et je me qualifierais moi-même de photographe de rue. Mais en réalité, c'est quoi un photographe de rue ? Ça couvre tout ce qui est pris ou fait dans la rue ? À mes yeux, une photo de rue, c'est celle qui sent vraiment la rue, où l'on peut sentir la crasse. C'est peut-être une définition un peu restrictive ou injuste, mais c'est comme ça que je vois les choses.

Mon style est urbain. Mais mes photos d'Haïti sont-elles des photos de rue ? Même moi, j'ai du mal à dire que c'en est. Je peux devenir très borné sur ce sujet. Je pense qu'un bon photographe, c'est quelqu'un qui travaille dans un cadre et qui a un contenu très fort du point de vue émotionnel.

HAÏTI. Port-au-Prince. Cimetière. 1988.

Votre style est très reconnaissable, avec beaucoup de gros plans. J'imagine que ça peut poser problème, parfois. Comment comparer les risques liés à votre pratique et les dangers qu'encourent d'autres photographes, disons par exemple ceux qui sont embarqués en zone de guerre ?
Eh bien, quand vous êtes autorisé à être quelque part pour faire des photos, c'est toujours plus facile d'un certain point de vue. Les gens se trompent sur un point : la proximité. Si vous travaillez à proximité et que vous avez un flash, les gens ne seront pas plus ou moins en rogne contre vous que si vous êtes à 4 mètres. Il vous faut avoir un bon contact avec les gens. Ce que je veux dire, c'est qu'il faut être à l'aise, il faut se connaître soi-même. Je regarde tout le monde dans les yeux. Si vous n'êtes pas à l'aise, que vous travaillez à 4 mètres et que vous n'utilisez pas de flash, quelqu'un peut vous dire : « Attendez une minute, vous me prenez en douce ! »

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Moi, je suis près des gens et j'utilise un flash. Parfois, je suis tellement près que les gens ne se rendent même pas compte que je leur tire le portrait. Ils disent : « Il n'a pas pris une photo de moi, non ? » Mais de toute façon, vous courez le risque de rencontrer des problèmes dès que vous sortez votre appareil.

Et quel genre de problèmes avez-vous pu rencontrer ?
Je n'en ai pas eu tant que ça, parce que je suis à l'aise dans mon boulot. Cela dit, vous avez toujours un peu peur : à tout moment, quelqu'un peut vous attaquer physiquement. C'est pas facile de sortir son appareil pour photographier des gens qu'on ne connaît pas. On ne sait pas comment ils vont réagir. Imaginez que la personne marche avec son amant(e) et qu'elle ne veuille pas être prise en photo de peur que son mari ou sa femme ne finisse par tomber dessus. On ne sait jamais.

Maintenant, dans la vie j'essaie toujours de provoquer la chance. Si je sens que j'ai la place de faire ce que je veux, je suis à l'aise. Si au contraire, j'ai l'impression que je ne pourrais pas, je ne le suis pas. Par exemple, il y a 7 ou 8 ans, je me suis rendu à Lima, au Pérou. Je suis allé dans la rue, dans un barrio, et il n'y avait personne. Je suis parti. Je n'ai pas sorti l'appareil de mon sac, parce que je sentais qu'en deux minutes, quelqu'un pourrait arriver dans la rue avec une machette et me dire : « Toi là, donne-moi ton appareil. » Je fais confiance à mon instinct. Ça ne veut pas dire que je ne commets jamais d'erreurs, mais si vous êtes à l'aise, les gens le sentent, et si vous ne l'êtes pas, ils le sentent aussi.

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1984. États-Unis, New York.

J'allais vous le demander : en dehors de Lima, y a-t-il des endroits dans lesquels vous trouvez qu'il est particulièrement difficile de travailler ?
Je ne dirais pas difficile, plutôt ennuyeux. À Paris, vous tomberez toujours sur une personne qui viendra vous trouver et vous dira : « Pourquoi t'as pris cette photo, hei, pourquoi tu l'as prise ? » Parfois, on a même eu affaire à des policiers qui posaient cette question. Et encore, là c'est pas la guerre, c'est pas non plus une prise de vues dans un quartier où les gens prennent de l'héroïne dans la rue (j'ai déjà fait ce genre de photos) ou des quartiers contrôlés par des voyous. Là je parle simplement de Monsieur et Madame tout le monde. Les Parisiens ont tendance à être légèrement trop « intellectuels » et ça devient tout un exercice pour eux, du coup, je suis souvent un peu nerveux. Je dis simplement : « Très bien, trouvez un policier. » Je ne rentre pas dans une longue discussion parce que je ne suis pas d'accord avec leur postulat de départ. Je comprends qu'on me demande pourquoi j'ai pris telle photo, mais il y a plusieurs façons de demander. Si on me parle correctement, je peux être très charmant et compréhensif. Sinon, je peux être têtu. Il faut avoir la peau dure pour être un photographe de rue.

Ça me fait penser à votre projet sur les Yakuzas, au Japon. Comment avez-vous fait pour vous rapprocher d'eux au point de pouvoir prendre ces photos ?
Je me sentais à l'aise quand j'ai pris ces photos. C'était ça le plus important, et pas comment j'ai pu accéder à eux. Certaines personnes que j'ai photographiées étaient des Yakuzas, d'autres pas, et je n'en savais rien. J'ai pris les photos parce que je me sentais bien là-dedans. Sur tout mon séjour au Japon, j'ai passé tout au plus cinq jours avec les Yakuzas, et quand je dis cinq jours, je veux dire, environ une heure par jour. Mais je ne me sentais jamais en danger en leur présence.

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Même quand on n'avait pas été présentés, que j'étais seul et que j'en croisais un dans la rue, ça ne m'impressionnait pas. À aucun moment je ne me suis demandé : « Est-ce que c'est judicieux de prendre cette photo ? » Par exemple, je suis allé au Temple Yasukuni, l'immense temple en mémoire de la seconde guerre mondiale. Je ne connaissais personne et je prenais des photos de groupes politiques d'extrême droite qui étaient là. À un moment, un type s'est approché, et comme il parlait un peu anglais, il m'a demandé ce que je faisais. Son patron était un homme curieux, il voulait savoir. Je lui ai tout expliqué et ça s'est bien passé. Ils se sont comportés en gentlemen. C'est le cas pour la plupart des personnes qui apparaissent dans le livre sur le Japon. Je ne les connaissais pas, je n'ai rien demandé et ils n'ont même pas cherché à savoir de quoi il retournait. C'étaient des gens sympathiques.

HAÏTI. Port-au-Prince. Septembre 2011.Une ville de cahutes juste en face du palais présidentiel – l'une des premières choses à être reconstruites après le tremblement de terre de janvier 2010.

Vous parliez d'Haïti un peu plus tôt. C'est un endroit où vous retournez très souvent. Qu'est-ce qui vous attire là-bas ?
Plusieurs choses. La première fois que je suis allé en Haïti, c'était en 1984. Je devais avoir 38 ans à l'époque. Je n'avais jamais mis les pieds dans un tel pays avant, et j'ai choisi Haïti parce qu'il y avait un vol direct sans escale depuis New York. Trois heures et trente minutes de vol. Aujourd'hui, Haïti est le deuxième pays le plus pauvre du monde, et j'ignore quel était son classement en 1984, mais c'était le pays le plus pauvre de l'hémisphère Ouest. Une autre raison qui m'a motivé à aller là-bas, c'est qu'ils avaient un Mardi Gras et que traditionnellement, les gens avaient le droit d'immortaliser cette journée. Quand je suis arrivé, je me souviens d'avoir dit à mon ex-femme : « Où j'étais pendant tout ce temps ? » C'était incroyable.

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Je suis tombé amoureux de ce pays. J'aime les Haïtiens. J'y suis retourné 21 fois, et j'y ai passé un peu plus d'un an de ma vie au total. Je me sens bien là-bas. Je ne dis pas qu'il y a des photos à faire à chaque coin de rue, il faut quand même bosser son truc, réfléchir. Il n'y a qu'un bref laps de temps pendant lequel on peut faire des photos aux alentours de l'abattoir ou du cimetière, après, il faut trouver autre chose qui vous interpelle. Lors de mes trois derniers voyages à Port-au-Prince, j'ai commencé à photographier les constructions de fortune dans lesquelles les gens se sont installés après le tremblement de terre. Et lors du troisième de ces derniers voyages, j'ai fait des photos couleur.

États-Unis. Détroit, Michigan. Mars 2009.

Un de vos projets qui m'a beaucoup marqué, c'est Foreclosures [Saisies]. Vous avez passé une grande partie de votre carrière de photographe à tirer le portrait de l'Américain moyen dans sa vie de tous les jours. Que signifiait ce projet pour vous ? Et que pensez-vous de l'état du pays, aujourd'hui ?
À l'origine du projet, en 2008, Magnum pouvait obtenir des fonds pour envoyer 8 ou 10 photographes passer deux semaines quelque part en Amérique. On pensait que l'ère Obama pourrait ressembler à l'ère Kennedy, et on avait en tête le livre Magnum: America in Crisis qui était sorti par le passé [en 1969]. À ce moment-là, j'ignorais tout des saisies, et ce bien que j'aie fait une histoire sur deux jours pour le New York Timesqui traitait d'un gars qui rachetait à ses propriétaires des maisons qui étaient sous l'eau.

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J'allais partir pour Miami afin de faire un travail sur les Juifs, les Cubains et les Haïtiens, mais ma femme m'a dit : « Pourquoi tu ne fais pas un projet sur les saisies ? » Alors on a cherché le coin qui présentait le plus gros taux de saisies, et l'un de ces endroits était Fort Myers, en Floride. Je suis donc parti là-bas. Ce que j'ai vu et entendu des gens qui vivaient là m'a vraiment mis en colère contre le système. Tout ce business de saisies est un vol légal, orchestré par le Gouvernement, les banques et Wall Street. Ensuite, j'ai continué de travailler sur ce projet à Detroit, à Fresno, en Californie, et à Reno, dans le Nevada, jusqu'en 2011. Je sors un livre là-dessus en septembre.

Est-ce qu'à l'image d'autres photographes, on peut lire dans votre travail un point de vue politique ?
Mes photos, c'est moi. Peu importe ce que je photographie, c'est moi. Il est question de sensations, je n'y réfléchis pas beaucoup. Vous devez vous photographier vous-même, parce que si vous vous connaissez, vous pourrez toujours sentir la rue et ressentir la crasse sur la photo, aussi diverses soient les choses qui passent devant votre appareil. Il y a beaucoup de trucs qui ne tournent pas rond sur cette planète, et je le ressens, donc mes photos portent sur ça. J'ai toujours aimé les outsiders, les opprimés, ceux qui ne sont pas comme tout le monde, et je vois beaucoup de pathos dans la rue.

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Ci-dessous, plus de photos de Bruce Gilden

USA. New York. 1984.

HAITI. Port-au-Prince. 2011. Près de l'arrêt de bus de la rue Dessalines.

JAPAN. Tokyo. Asakusa. 1998. Festival Matsuri.

USA. New York. 1986.

HAITI. Port-au-Prince. 2011. Après un enterrement.

États-Unis. Californie. Octobre 2010. Le chantier inachevé d'une maison en dehors de Fresno. La construction a été interrompue suite à l'effondrement du marché immobilier.

HAÏTI. Port-au-Prince. Stade de football, début de soirée. 1990.

JAPON. Tokyo. 1999.

USA. Las Vegas, Nevada. Novembre 2011.

États-Unis. Paloma Park, Floride. Octobre 2008. Une maison saisie.

Plus de photographes de chez Magnum :

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