Comment entraîner son cerveau de façon à s’éviter la prison
Donald Judge travaille à l'atelier de sérigraphie à Turning Leaf, en Caroline du Sud. Photo par Sean Rayford pour le Marshall Project.

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Comment entraîner son cerveau de façon à s’éviter la prison

Aux États-Unis, un nouveau programme vise à enseigner aux criminels à changer leur façon de penser par la thérapie cognitivo-comportementale.

En grandissant dans un logement social de North Charleston, en Caroline du Sud, dans les années 70, David Hayward a connu la pauvreté, la violence et le deuil. Sa mère, sa grand-mère et son frère sont décédés quand il était jeune, et son père était en prison. Il est plus tard devenu alcoolique et accro à la cocaïne, et a vécu sous des ponts et dans des édifices abandonnés à l’occasion. Au fil des ans, son dossier criminel s’est allongé : au total une quinzaine d’arrestations, la plupart pour des crimes mineurs comme conduite avec un permis suspendu et possession d’accessoires pour la consommation de drogues, mais aussi deux fois pour vol à main armée. À 43 ans, il est allé en prison six fois. Bref, Hayward est un récidiviste.

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Les statistiques sur la criminalité aux États-Unis montrent qu’une poignée d’hommes sont responsables d’une part démesurée de crimes. Comme Hayward, ils ont souvent été exposés dès leur enfance à la violence, à l’incarcération d’un parent, à la toxicomanie, à la pauvreté, chacune contribuant à son incapacité chronique à éviter la prison.

Pour l’instant, les experts du domaine émergent de la réinsertion sociale aux États-Unis, qui aident des ex-détenus, ne s’entendent pas sur les moyens à prendre — outre éliminer les causes systémiques comme la pauvreté et le chômage — pour empêcher ce groupe difficile d’approche de récidiver.

Un petit mais ambitieux organisme à but non lucratif de Charleston appelée Turning Leaf Project a adopté l’approche appropriée d’après les recherches : on aide les récidivistes à changer leur façon de penser, et par conséquent d’agir, au moyen de la thérapie cognitivo-comportementale (TCC). Au cours de la TCC, les « étudiants » apprennent à repérer leurs pensées antisociales et à les substituer par des pensées positives. Cette thérapie est utilisée depuis des années pour traiter la dépression, le trouble du stress post-traumatique, les troubles de l’alimentation et d’autres problèmes de santé mentale.

Le modèle de Turning Leaf Project, qui n’est pas le seul en son genre, d’après un sondage mené auprès d’experts et un survol des programmes comparables dans le National Reentry Resource Centre, consiste à payer des ex-détenus pour les 150 heures qu’ils passent en TCC, la « dose » requise afin de changer ses habitudes.

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Un matin de février, David Hayward faisait partie d’un groupe de 12 hommes, certains portant un bracelet électronique à la cheville, réunis pour une séance de TCC dans d’anciens bureaux du Department of Corrections de la Caroline du Sud, adjacents au centre de détention du comté de Charleston. Sur une affiche était inscrite la devise : « Les pensées deviennent des actions qui deviennent des habitudes qui deviennent… un destin », au-dessus d’une image d’une cellule en ruine, la porte ouverte.

À l’avant de la salle de classe, Hayward se préparait à un exercice. C’était à son tour de se prêter au jeu dans un scénario qui, dans la vraie vie, a toutes les chances de l’amener à enfreindre la loi : à son nouvel emploi, on lui a confié une importante somme d’argent.

Quand l’instructeur lui a demandé ce qui lui traverserait l’esprit dans une telle situation, Hayward a décrit des pensées d’un genre qui vous attire des ennuis : « Mon patron ne le saurait pas et de toute façon il devrait avoir un meilleur système pour mettre son argent en sécurité », a-t-il dit, en portant deux doigts à sa tempe pour souligner l’importance de réfléchir. « Il sait que je suis un criminel. »

D’autres dans le groupe ont renchéri. « J’aurais besoin de cet argent pour m’acheter des cigarettes et de la bière », a lancé l’un. « Je suis tout seul dans le monde libre et je gagne juste 9 $ de l’heure », a fait valoir un autre.

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Ensuite, il était temps pour eux d’essayer de remplacer ces pensées par d’autres, susceptibles de les empêcher de commettre un crime. « Le patron a besoin de cet argent pour payer tout le monde », a proposé Hayward. « Mes collègues travaillent tous aussi pour 9 $ de l’heure », a ajouté un autre. « Et mes enfants ont besoin d’un modèle positif. »

Pour les participants au programme (cette année, il y a 60 ex-détenus âgés de 25 à 50 ans), un examen de conscience comme celui-ci peut changer la vie, selon Amy Barch, 39 ans, directrice générale et fondatrice de Turning Leaf. « C’est comme quand vous achetez une Honda Civic rouge et que, soudainement, vous commencez à voir ce modèle partout. Vous voyez maintenant vos schémas de pensée. »

Pour réussir le programme, les étudiants doivent prendre part à des TCC quotidiennes de trois heures, ainsi qu’à des réunions hebdomadaires personnelles. Ils font également des devoirs, des « rapports de réflexion », dans lesquels ils notent les situations stressantes qui surviennent dans leur vie et leurs réactions.

Pour les motiver à venir en classe, Turning Leaf Project prend un moyen inhabituel : on donne 150 $ par semaine aux participants et on leur promet un emploi à temps plein, à la condition de terminer le programme, souvent en tant que préposés à l’entretien ou au stationnement.

Pour Hayward, il ne pourrait pas être plus urgent de reprogrammer son cerveau et de retourner au travail. « Quel héritage est-ce que je vais laisser? » a-t-il demandé après le cours. « Est-ce qu’ils vont dire que j’étais un battant? »

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Des centaines de programmes aux États-Unis ont pour but d’aider les ex-détenus à réintégrer la société. Certains offrent des ateliers d’art-thérapie, d’autres des ateliers sur l’entrepreneuriat, d’autres encore se concentrent sur des besoins plus fondamentaux : de l’aide pour trouver un emploi, se loger ou surmonter des problèmes de santé mentale.

Mais quand la mesure du succès d’un programme est de voir si les participants peuvent éviter d’être arrêtés pendant plusieurs années, il faut un certain temps l’évaluer. « La réintégration est comme une profession médicale, mais dont les praticiens peuvent prescrire tous les traitements qu’ils veulent », dit Barch.

Elle soutient que son programme, qui a obtenu le statut d’organisme sans but lucratif en 2014, est rigoureusement basé sur les recherches universitaires les plus récentes et les plus approfondies portant sur les moyens de prévenir les récidives.

Les candidats doivent au préalable passer une entrevue d’évaluation des risques, au cours de laquelle on analyse leur dossier criminel et leurs sentiments par rapport à leurs antécédents, à la loi et à l’autorité — le même genre d’évaluation que font les juges pour déterminer avant de libérer un détenu. À la différence que Barch cherche des participants qui ont de fortes chances de récidiver. Après tout, si l’objectif est de réduire les récidives, il est nécessaire de travailler avec de potentiels récidivistes.

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Par ailleurs, le programme emploie certains de ses étudiants dans une entreprise de sérigraphie interne, qui fabrique et vend des t-shirts et d’autres vêtements. En plus des compétences qu’ils y acquièrent, les étudiants apprennent à respecter un horaire de travail de neuf à cinq. (Une étude de 2012 a montré que ce genre de « compétences générales » aide à éviter la prison, non seulement parce que, si on les a acquises, on obtient un emploi, mais aussi parce qu’on ne le perd pas.)

Une moitié du budget du programme, qui est de 300 000 dollars, est fournie par l’État et le gouvernement fédéral, et l’autre par des organismes et des donateurs privés. Environ un cinquième de l’argent sert à l’allocation hebdomadaire des participants.

En raison de son modèle novateur, Turning Leaf Project, qui compte quatre employés, a récemment reçu les éloges de Sally Yates, ancienne procureure générale adjointe américaine, et Barch a été invitée à parler de criminalité et de réinsertion avec Jeff Sessions en décembre 2016. The Crime Lab, un important organisme anti-violence de Chicago, l’a aussi approchée pour obtenir son assistance dans le cadre d’une TCC avec de jeunes hommes à haut risque de récidive.

Il y a quelques années, Barch étudiait à la maîtrise en politique publique, mais, après s’être rendu compte qu’elle préférait travailler directement avec des ex-détenus, elle a abandonné.

Alors qu’elle occupait un emploi de serveuse, elle a visité des organismes de réinsertion dans tout le pays et a parcouru la littérature universitaire sur les récidives. Elle a ensuite suivi une formation en TCC au Corrections Institute de l’Université de Cincinnati, puis, en 2011, elle a fondé le Turning Leaf Project.

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Malgré les premiers signes de succès — au cours des deux dernières années, aucun étudiant du programme n’a été arrêté —, seulement 35 % des participants le suivent en entier. Parfois, admet Barch, des personnes qui viennent d’être libérées se présentent pendant une semaine pour obtenir un peu d’argent, mais quittent aussitôt le programme.

À la sortie de prison, la vie peut être trop chargée pour le suivre. Un ex-détenu peut avoir des problèmes de santé physique ou mentale, ou être réticent à l’idée de devoir rendre des comptes à plusieurs agences gouvernementales, en plus de l’agence de libération conditionnelle. Pour retrouver la garde de son ou ses enfants, il doit peut-être se présenter devant les tribunaux. Pour parvenir à payer ses factures, il est possible qu’il ait des rendez-vous avec des organismes d’aide à l’emploi.

« Ce qui distingue vraiment le travail dans le domaine de la réinsertion, ce n’est pas seulement d’avoir la bonne approche, car si c’était le cas, on l’aurait déjà reproduite dans tout le pays », dit Ann Jacobs, directrice du Prisoner Reentry Institute au John Jay College of Criminal Justice. « Il s’agit de savoir si vous avez la persévérance requise pour comprendre quelque chose de réellement difficile et compliqué, soit la façon d’aider ces individus très complexes à donner le meilleur d’eux-mêmes. »

Un autre défi, selon Joe McGrew, un instructeur de TCC du Turning Leaf Project, c’est que la vie de tous les jours après la prison est ennuyeuse. Beaucoup de ses étudiants gagnaient des milliers de dollars par jour lorsqu’ils contournaient la loi. Maintenant, ils sont assis dans une salle de classe et reçoivent seulement 150 $ par semaine.

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En conséquence, plusieurs ne prennent pas le programme au sérieux. Lors d’une séance du lundi matin, l’un d’entre eux a dit pour déconner qu’il se sentait « très émotif » et a demandé s’il pouvait changer de tampon.

C’est qu’il est inhabituel, voire embarrassant, d’exprimer des pensées et des sentiments dans une thérapie de groupe. « J’avais l’impression qu’ils se mêlaient de mes affaires au début, et que j’aurais dû savoir tout ça quand j’étais petit », a dit Demetrius Hudson, un futur diplômé du programme.

« Ce n’est pas gênant d’apprendre quelque chose comme, par exemple, la mécanique automobile plus tard dans la vie, dit Barch. Ce qui est embarrassant, c’est de ne pas pouvoir rester en dehors de prison à 44 ans. » Pour contrer l’embarras ou la honte, elle dit souvent dans ses cours qu’elle a elle-même suivi une TCC.

Mais la clé pour vaincre le scepticisme des étudiants restera pour Turning Leaf Project de procurer à de plus en plus de ceux qui suivent le programme jusqu’au bout un emploi et un salaire décents. Pour y arriver, il faudra davantage d’investissements du gouvernement dans les collectivités où le taux de chômage est élevé et une plus grande volonté de la part des entreprises de donner une chance à des récidivistes.

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David Hayward a eu cette chance. En 2017, il a décroché un emploi de cuisinier à 13 $ de l’heure dans l’un des restaurants de cuisine du Sud des États-Unis qui font la renommée de Charleston. Un soir, admet-il, si près de l’alcool omniprésent dans la restauration, il a cédé et pris une gorgée. Un peu plus tard, il commettait un vol à l’étalage et s’enfermait dans une chambre d’hôtel pour fumer du crack.

Mais il dit qu’il est revenu sur le droit chemin grâce aux exercices de réflexion qu’il a appris à faire. Il est retourné au Turning Leaf Project pour quelques heures de CTT de plus et pour travailler dans l’entreprise interne de sérigraphie. Il projette d’ouvrir un jour une entreprise de conciergerie.

« Ma rechute avait quelque chose de différent cette fois-ci, dit-il, assis derrière un pupitre dans la classe. Je déboulais encore la montagne, mais j’avais une corde. »