Drogue

Les laboratoires européens signent la « mort » des briques de coke de contrebande

« On n’aurait jamais imaginé que l’Europe puisse être un meilleur berceau de production de cocaïne que la Colombie. »
Max Daly
London, GB
cocaine brique
PAQUETS DE COCAÏNE EN POUDRE TRAITÉS DANS UN LABORATOIRE DE GALICE, EN ESPAGNE, APRÈS AVOIR ÉTÉ INTRODUITS CLANDESTINEMENT DANS DES MACHINES SOUS FORME DE COCAÏNE BASE. PHOTO : EDUARDO PARRA/EUROPA PRESS VIA GETTY IMAGES.

Les trafiquants de drogue sont en train de chambouler considérablement le commerce traditionnel de cocaïne en installant des super-laboratoires au cœur même de l’Europe. Ceux-ci sont capables de transformer des matériaux apparemment innocents en poudre blanche de qualité supérieure.

De plus en plus souvent, les gangs de narcotrafiquants choisissent de terminer le processus de fabrication de la coke en Europe, deuxième marché mondial de la cocaïne après les États-Unis, tout simplement parce que c’est moins cher, plus facile à faire passer en contrebande et plus lucratif.

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Partout en Europe, la police découvre un nombre croissant de ces labos où de la cocaïne base pure, dissoute dans des matériaux tels que le plastique et le charbon pour en assurer le transport, est extraite et transformée en poudre prête à être distribuée à travers l’Europe. Certains laboratoires sont également utilisés pour transformer la cocaïne base de contrebande en une poudre très pure, destinée à être vendue directement dans la rue.  

Avant 2018, les laboratoires de coke étaient rares en Europe. Quand ceux-ci étaient découverts, il s’agissait généralement de bâtiments où des briques de cocaïne de contrebande étaient mélangées à des adultérants pour ensuite être repressées afin de donner cette impression de grande pureté.

Mais au cours des cinq dernières années, le nombre de laboratoires découverts – et leur capacité à traiter d’énormes quantités de drogue pour alimenter l’industrie européenne de la cocaïne, d’une valeur de 10 milliards d’euros – a grimpé en flèche.

Plus de 30 laboratoires ont été découverts en Europe en 2021, principalement en Espagne, aux Pays-Bas et en Belgique.

Aux Pays-Bas, entre 2018 et 2021, 45 laboratoires de ce type ont été découverts, dont 10 ont été classés comme laboratoires « à grande échelle » capables de produire 100 à 200 kilos de cocaïne en poudre par jour.

Bien souvent, la police y arrête des « cuisiniers » colombiens, employés par les gangs pour leur expertise dans l’extraction et la transformation. En 2020, la police néerlandaise a ainsi découvert un laboratoire de taille industrielle avec des chambres à coucher, construit dans un ancien centre équestre d’une ville située à 80 km d’Amsterdam.

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L’Espagne n’échappe pas non plus à ce phénomène. Mi-avril, la police espagnole a découvert un super-laboratoire dans une maison de campagne de la région nord-ouest de la Galice.

Celui-ci produisait 200 kilos de cocaïne par jour, soit l’équivalent de 5,6 tonnes ou 5,6 millions de sachets d’un gramme par mois. Au cours du raid, 1,3 tonne de cocaïne base et 151 kilos de cocaïne en poudre ont été saisis, tandis que 18 personnes originaires d’Espagne, de Colombie et du Mexique ont été arrêtées. Le gang avait acheminé la cocaïne en contrebande, cachée à l’intérieur des vrilles métalliques utilisées dans les carrières pour briser la roche.

En 2022, la police a également découvert un laboratoire de cocaïne en plein air à la périphérie de Madrid. Des chimistes y extrayaient la cocaïne base d’un mélange de ciment importé d’Amérique du Sud pour ensuite la transformer en poudre – scientifiquement connue sous le nom de chlorhydrate de cocaïne –, à raison de 120 kg par semaine.

« On n’aurait jamais imaginé que l’Europe puisse être un meilleur berceau de production de cocaïne que la Colombie, mais les faits montrent que c’est peut-être le cas, dès que vous avez les bonnes connexions », a déclaré à VICE World News Laurent Laniel, analyste scientifique principal à l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, l’agence de l’Union européenne chargée de la lutte contre la drogue.

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Alors pourquoi ce changement de tactique ? Laurent Laniel explique que dans les pays producteurs comme la Colombie, le Pérou et la Bolivie, la cocaïne base coûte presque la moitié du prix de la cocaïne finie pour les trafiquants, soit 600 dollars le kilo contre 1 000 dollars le kilo.

Selon lui, les gangs colombiens préfèrent de plus en plus vendre de la cocaïne base ou de la pâte de cocaïne aux trafiquants, une forme moins raffinée de la drogue, plutôt que de la poudre en briques, en raison de la répression accrue des produits chimiques nécessaires à la transformation de la cocaïne base en poudre.

La cocaïne base se dissout beaucoup plus facilement et plus efficacement que le chlorhydrate de cocaïne dans des matériaux « porteurs » tels que le plastique et le charbon de bois. Selon Laniel, la cocaïne ainsi déguisée est « très difficile à détecter pour les autorités », car les scanners, les rayons X et les chiens renifleurs sont le plus souvent incapables de l’identifier.

Par conséquent, les experts estiment que d’énormes quantités de cocaïne passées ainsi en contrebande transitent sans encombre de l’Amérique du Sud à l’Europe.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, les chimistes des gangs peuvent non seulement dissimuler la cocaïne, mais aussi la « verrouiller » dans des matériaux porteurs, ce qui signifie que même si les autorités savent qu’une cargaison contient de la drogue, elles ne pourront peut-être pas l’extraire pour prouver qu’il s’agit bien de cocaïne, à moins qu’elles ne disposent de la clé chimique pour le faire.

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« Le processus de dissimulation chimique consiste à faire en sorte que les molécules de cocaïne se lient aux molécules d’un autre matériau dit “porteur”, tel que le plastique, le ciment ou le goudron, afin d’obtenir une nouvelle substance qui ressemble au matériau porteur d’origine et qui est riche en cocaïne, laquelle peut représenter entre 7 et 40% du poids total, mais qui ne donnera pas de résultat positif lors d’un dépistage en dehors d’un laboratoire médico-légal », a déclaré Laniel.

« Le processus de “verrouillage” consiste à introduire une ou plusieurs étapes supplémentaires en utilisant des substances spécifiques lors de la dissimulation chimique de la cocaïne dans un autre matériau. À moins de savoir quelles substances supplémentaires ont été utilisées, de quelle manière et à quelle phase du processus de dissimulation, il sera très difficile, voire impossible, de récupérer la cocaïne du support. »

Les laboratoires de cocaïne européens sont souvent mieux équipés que les laboratoires colombiens pour transformer la cocaïne base en poudre de cocaïne. Il est plus facile pour les gangs d’acheter des appareils et des produits chimiques de qualité industrielle nécessaires à la production de chlorhydrate de cocaïne, de sorte que le produit fini est de meilleure qualité et peut être vendu à un prix plus élevé – ou générer davantage de profits s’il est coupé avec des adultérants.

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Cette méthode pourrait-elle changer la donne pour le marché européen de la cocaïne, qui ne cesse de croître, alors que la demande de cette drogue continue elle aussi d’augmenter ?

« À première vue, il semble que ce soit le cas, explique Laniel. Quand on saisit la cocaïne dans les ports, on l’empêche d’atteindre le marché. Mais quand on trouve les labos, il est presque trop tard, car certains d’entre eux produisent cinq tonnes par mois depuis bien longtemps. Du point de vue des trafiquants, ce mode opératoire semble efficace, car la cocaïne base n’est tout simplement pas saisie aux frontières. »

Selon lui, les messages cryptés piratés par la police via Encrochat et les téléphones SKY ECC ont révélé que certains gangsters européens avaient loué les bénéfices de cette méthode, affirmant son efficacité en termes de gain financier, mais également pour passer outre les technologies de détection, encourageant les autres à l’utiliser.

Laurent nous a confié que la Drug Enforcement Administration des États-Unis lui avait dit n’avoir pas encore découvert de laboratoires similaires en Amérique.

Il ajoute toutefois qu’aux États-Unis comme en Colombie, la police affirme qu’en ce qui concerne la contrebande, « la brique de cocaïne est morte », les trafiquants préférant faire sortir la drogue d’Amérique du Sud sous différentes formes afin de la transformer en briques une fois acheminée aux États-Unis et en Europe.

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Pieter « Posh Pete » Tritton a été l’un des premiers trafiquants européens à adopter la méthode consistant à dissoudre la cocaïne base dans des matériaux et à l’extraire par la suite. Il mélangeait la cocaïne base à du caoutchouc liquide utilisé pour la confection de tapis de tentes, les faisait passer en contrebande d’Amérique du Sud au Royaume-Uni et extrayait ensuite la drogue dans un laboratoire. Il a été arrêté grâce à un informateur en 2005 et emprisonné en Équateur pendant 12 ans.

« On n’a jamais perdu une seule cargaison, a déclaré Tritton à VICE World News. L’idée m’est venue à la prison de Parkhurst [où il était enfermé pour trafic de drogue, NDLR], lorsque j’ai parcouru un article du Sunday Times sur la cocaïne imprégnée dans du mobilier de jardin en plastique. Pour moi, c’était le futur. »

« On imprégnait la solution de latex avec de la cocaïne base parce qu’on perdait moins de substance lors de l’extraction et que c’était évidemment moins cher que le chlorhydrate de cocaïne, poursuit-il. On ne perdait que 10 à 15% au cours du processus d’extraction de la cocaïne base, alors qu’avec le chlorhydrate de cocaïne, on perdait jusqu’à 30% et aussi une plus grande partie de la puissance du produit. »

« Pour les trafiquants, il ne fait aucun doute que c’est la voie à suivre et l’avenir de cette activité. De plus en plus de gens vont se tourner vers cette méthode, parce qu’elle offre plus de chances de réussite et qu’elle est plus lucrative. Vous êtes presque sûr d’y arriver [à faire de la contrebande sans vous faire prendre]. Il est extrêmement difficile pour eux [les autorités] de la trouver et de prouver que la personne savait ce qu’elle transportait, car il ne s’agit pas d’un produit fini. »

« Chaque “chef” modifie la recette, si bien qu’à moins de savoir comment ils l’infiltrent [dans le matériel de transport], il est difficile de l’en extraire. Pour la police, c’est plus difficile à combattre, et pour l’utilisateur final, ça signifie trouver dans la rue une cocaïne de meilleure qualité et moins chère. »

Mais Tritton, qui a écrit un bouquin sur son expérience de trafiquant de drogue international dans la prison la plus dangereuse d’Équateur, a quand même déclaré que cette méthode d’extraction avait bel et bien un talon d’Achille.

« Le seul inconvénient, ce sont les laboratoires. Tout s’y trouve : les machines, les produits chimiques, la cocaïne. C’était notre point faible. La police a attendu qu’on installe un labo, que l’informateur leur confirme où il se trouvait, et il n’y avait plus aucune issue une fois que les flics l’avaient perquisitionné, a-t-il déclaré. Mais ils ne sont pas faciles à trouver. Ils peuvent être n’importe où. J’imagine que les gens vont commencer à utiliser des laboratoires souterrains. L’idéal, ce serait un vieux bunker nucléaire avec une belle grande porte que la police mettrait un mois à franchir ».

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