Une oreille cernée d'écouteurs
Illustration de Benjamin Tejero
Société

« Et si on lançait notre podcast ? »

Alors que le podcasteur devait changer le monde, il est aujourd'hui davantage un influenceur pour CSP+ qu’un révolutionnaire numérique.
Paul Douard
Paris, FR

En 2016, la journaliste Charlotte Pudlowski titrait son article dans Slate « Comment les podcasts vont envahir le monde ». Trois ans plus tard, la prédiction est-elle juste ? Alors que l’apocalypse se rapproche un peu plus à chaque nouveau thread Twitter publié, il est aujourd’hui impensable de passer une soirée sans entendre un esthète culturel prononcer ces quelques mots : « T’as écouté ce podcast ? Meuf, ça défonce » – comme s‘il venait de découvrir le feu. Passé l’agacement provoqué par une joie sans doute disproportionnée, force est de constater que le podcast est bien là, ou presque. Selon Médiamétrie, 8% de la population écouterait au moins un podcast radio chaque mois, et les podcasts natifs tels que Nouvelles Écoutes ou Binge Audio affirment atteindre le million de téléchargement tous les mois. Si ces chiffres tournent en boucle sur des médias qui tentent eux aussi de prendre maladroitement le train en marche, est-ce néanmoins suffisant pour dire que le podcast a envahi le monde et la France de surcroît ?

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Au-delà de la belle façade où les podcasts semblent être le truc le plus dingue des ces dernières années, on entrevoit surtout un vide. Aujourd’hui, aucun classement relatif à l’audience ne semble faire consensus. « On sait ce qui fonctionne très bien car c’est dans le top 10 de l’application Apple Podcast, mais pour le reste, on ne sait rien », m’explique Marine Benoit, créatrice du podcast In Tenebris. Du coup, difficile de savoir qui fait quoi et qui aime quoi. Alors pourquoi tant de bruit ? Pourquoi suis-je en train de pondre un article sur les podcasts, confortablement installé dans mon bureau surchauffé, alors que je pourrais parler de l’environnement ? À l’ère des écrans OLED 500 pouces et de la publicité omniprésente, il est certain que le format plaît. D'où les réussites citées plus haut. « Ça marche car il n’y a pas de pub ou très peu. Mais surtout, il y a eu la crise des médias où les gens en avaient marre de lire les mêmes trucs partout. Ces auditeurs ont été séduits de consommer autrement l’information », avance Marine Benoit.

Pour comprendre l'influence des podcasts, il faut se tourner vers celles et ceux qui les écoutent et les font : une petite communauté qui arrive à faire parler d’elle, mais à un certain prix.

La révolution pour tous, ou presque

Derrière cette « folie des podcast » se cache en fait une seule catégorie socioprofessionnelle. Aujourd’hui, les études montrent que les podcasts sont majoritairement écoutés par des CSP+ urbains qui portent des Airpods et arpentent nos villes en trottinette électrique. Pour Grégory Pouy, créateur du podcast VLAN, deux tendances expliquent ce monopole des cadres français sur le podcast : « Les CSP+ cherchent à optimiser tous les pans de leur vie, à rentabiliser la moindre minute de leur journée. Le podcast s’adapte parfaitement à ce mode de vie puisqu’on peut l’écouter en faisant autre chose. » Le podcast serait donc un truc de personnes riches et pressées qui n’ont pas le temps de s’abrutir devant une émission de téléréalité, laissant de côté le reste de la population qui préfère s’abrutir devant une émission de téléréalité ? La vision du riche qui n’a pas le temps et le pauvre qui en a n’est pas si évidente. Si 65% des Français estiment manquer de temps, le temps libre ne reste-t-il pas l’apanage des riches ? Le sociologue Gilles Pronovost apportait récemment une réponse sur ce point à VICE :

« Le CSP+ sur-travaille et a le sentiment de manquer de temps. Par contre, il a une certaine maîtrise de son temps long. […] Les catégories inferieures ont quant à elles des journées de travail plus fixes et donc une connaissance de leur temps à courte échéance mais ne maîtrisent pas le temps de travail à l’échelle du mois ou de l’année. Ils sont prisonniers des horaires ».

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Cela explique la seconde tendance avancée par Grégory Pouy, à savoir une volonté des cadres de ralentir. « Paradoxalement, les CSP+ ont aussi besoin de slow, pour couper avec le rythme souvent effréné de leur journée. » Une manière de reprendre le contrôle sur le temps long, comme le disait Gilles Pronovost. Le podcast n’aurait donc pas envahi le monde, mais simplement l’iCal des CSP+ qui peuvent enfin augmenter leur niveau de connaissances tout en pratiquant cette torture moderne qu’est le running. Pour les autres, ils seraient contraints de prendre ce qui est disponible lorsqu’ils ont un instant de répits : la télévision ou Internet. Le podcast serait alors un instrument de liberté pour ceux qui peuvent l’approcher.

« Les gens se passent les podcasts de bouche-à-oreille » – Melissa Bounoua

Pouvoir gérer son temps, c’est pouvoir choisir ce qu’on veut. Pour Lucile Merra, docteure en sociologie des médias sociaux à l’université Sorbonne, ce contrôle du temps explique non pas pourquoi les CSP+ semblent tous accros aux podcasts, mais plutôt pourquoi les autres catégories ne le sont effectivement pas : « Il y a une très forte relation entre ces médias et l’engagement : on est sur des audiences connectées entre elles et actives. L’auditeur fait lui-même la sélection de ses podcasts. » Tous les mots-clés des CSP+ sont là. Comme ils maîtrisent leur temps, ils ne sont pas contraints de se rendre sur les réseaux sociaux afin d’avaler le vomi médiatique du jour mais participent à une communauté qui échange. Si on ajoute à cela le fait que 81% de la population utilise son téléphone sous Android, là où aucune application référence n’existe encore, le podcast reste donc un produit de niche.

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Melissa Bounoua, fondatrice du studio Louie Media me partage son avis : « Le podcast n’est pas nouveau, mais il a une nouvelle vie. Surtout, le public est hyperengagé, on n’a jamais eu autant de retours ». En effet, la majorité des auditeurs écoutent le podcast jusqu’à la fin, réagit et en parle autour de soi ; preuve d’une certaine passion pour le format, chose qui ferait s’évanouir n’importe quel chef marketing d'un pure player web. « Les gens se passent les podcasts de bouche-à-oreille », poursuit la podcasteuse pour dessiner les contours de cet esprit communautaire. Un genre de club privé loin de la publicité et du capitalisme (pas trop non plus), un espace dédié à ceux qui veulent faire bouger les choses et qui partagent leurs trouvailles autour d’une ginger beer. Il est vrai que de nombreux podcasteurs sont d’anciens journalistes, YouTubeurs ou influenceurs. Surtout, on comprend ici que ce qui fait la force du podcast, c’est davantage son réseau capable de faire parler de lui que son contenu révolutionnaire. Dans son papier de 2016, Charlotte Pudlowski écrivait justement ces quelques lignes au sujet de l’esprit communautaire – presque startupper – lors d’une soirée entre podcasteurs influents à New York :

« Tout dans cette soirée était excitant, et surtout l’ébullition, l’effervescence, le sentiment d'assister à une assemblée secrète de révolutionnaires qui s’apprêtaient à changer le monde par le son. »

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Ma part du gâteau

Au début des années 2000, la démocratisation des appareils photo numériques et la naissance de nouvelles plateformes de blogging telle que MySpace ont fait naître chez de jeunes Français le désir d’embrasser une carrière de photographe lifestyle. Plus tard, l’album « Guetta Blaster » de David Guetta poussa quelques âmes égarées de BDE d’école de commerce vers une carrière de Dj de gala. Chaque époque offre son lot d’aspirations universelles, ses utopies liées à la popularisation de nouvelles technologies et l’impression qu’il y a là un vide à combler, une place à prendre. Si aucune révolution n’a eu lieu dans nos pays occidentaux grâce ou à cause des podcasts, il semble que le rêve d’une génération qui s’indigne quotidiennement de pistes cyclables mal foutues soit de changer les choses en créant des podcasts. Des milliers de podcasts.

Ainsi, le podcast n’échappe pas à l’effet de mode. Sur Internet, les articles tuto pour lancer son podcast fleurissent chaque jour, poussant chacun d’entre nous à devenir notre propre média. Ce week-end se tenait le premier Festival du podcast en France, faisant suite à celui de Londres qui existe depuis deux ans. Lancer son podcast est très facile et ne demande pas de compétences particulières. Il suffit pour le podcasteur de brancher un micro – ou son iPhone – et de parler. En apparence bien sûr, car de nombreux podcasts soulèvent des moyens de production bien plus conséquents et sont loin du simple talk assis à une table avec des bruits de chips en fond.

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Mais cette hypothétique facilité croisée à une communauté très présente pousse beaucoup d’entre nous à se lancer tête baissée, créant de nombreux déchets. Pour autant, cela n’inquiète pas Marine Benoit de In Tenebris : « C’est bien que tout le monde puisse toucher à ça pour l’instant. Certains ont su sentir les bons sujets au bon moment. On se cherche. Il restera les meilleurs au final. » Certes, cette renaissance du format audio alliée à une communauté influente a aussi permis à des voix jusque-là ignorées de trouver un espace qui leur était fermé, et donc une place dans le débat. Que ce soit des podcasts autour du féminisme ou des minorités invisibles, ils ont pu sortir la tête de l’eau. Et ensuite ?

« C’est déjà terminé pour certains nouveaux entrants car les autres construisent déjà leur marque » – Lucile Merra

Aux États-Unis, terre promise du podcast vaguement copiée par la France où tout a commencé en 2014 avec Serial, l'enthousiasme de départ laisse aujourd'hui place aux doutes. The New York Times se demandait récemment si les podcasts n’avaient pas atteint leur point de rupture : n’y en a-t-il pas eu trop d’un seul coup ? Un genre de bulle spéculative du podcast qui aujourd’hui serait proche d’exploser. C’est ce qu’expliquait en 2018 un article du Columbia Journalism Review. Ce dernier pointait du doigt une possible noyade généralisée des podcasts à cause de formats trop similaires publiés au sein d’une communauté en circuit fermé qui, à terme, conduira à la détérioration du contenu qui ne sera plus en mesure d’innover. La même année, de gros studios de production de podcast natifs ont commencé à disparaître. Panoply, considéré comme l’un des leaders sur le marché américain, a fermé ses portes. Le site d’informations Buzzfeed a lui aussi licencié ses équipes de podcasts pour se concentrer sur la vidéo. La question se pose aussi en France, où le business modèle est encore frileux et termine inévitablement dans la main de publicitaires dont l’unique idée peut se résumer à « Et si on ajoutait 15 secondes de publicités au début et au milieu ? ».

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Ainsi, tout le monde veut sa part du gâteau avant qu’il ne soit trop tard. Lucile Merra appelle ça « la prime au premier entrant ». Lorsqu’une nouvelle plateforme devient populaire, les premiers ont toujours plus de chances de réussir – et si possible, devenir populaire – que ceux qui arrivent une fois que le marché est saturé. « C’est déjà terminé pour certains nouveaux entrants car les autres construisent déjà leur marque », m’explique la sociologue. Melissa Bounoua avance aussi un autre aspect des podcasts, plus proche de la course à la notoriété que de la révolution par le son : « Cette facilité d’accès lié à l’idée que “c’est le truc du moment“ pousse beaucoup d’influenceurs en herbe à se mettre en avant » affirme-t-elle, avant d’ajouter « Pour ma part, je garde quand même mes dix années de journalisme avec moi ! ».

Le nouveau média d’influence pour les nuls

Cette vague de podcasts qui se lancent chaque jour que Dieu fait trouve aussi son essence dans un mot : l’influence. Grégory Pouy est catégorique : « Je pense que les podcasts sont le nouveau média d’influence. » Il est vrai que lorsque vous avez une plateforme privilégiée par les CSP+ urbains dont la parole est nettement plus présente sur les réseaux sociaux que toutes les autres, les possibilités de gagner en influence sont bien plus excitantes. Dès lors, on voit dans la construction des podcasts un processus proche de celui de la télévision, à savoir quelque chose de très incarnée. De nombreux podcasts sont centrés sur le podcasteur lui-même à la manière d’un YouTubeur. Pour Lucile Merra, le podcast se prête parfaitement à la mise en avant de soi : « C’est une boucle infinie. Beaucoup de bloggeurs et journalistes ont créé leur podcast et deviennent des “individus média”. Ils se positionnent comme un média à eux tout seul », détaille la sociologue. Cette incarnation assez forte provient du format lui-même, où l’auditeur est seul avec la voix qu’il écoute. « Quand tu écoutes une voix, tu t’attaches vite », termine Melissa Bounoua. Parmi les annonces faites au Festival Podcast de ce weekend, on peut citer comme parfait exemple à cela « Le Grand entretien de Laurent Joffrin », podcast qui sera lancé par Libération.

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Une incarnation très forte ainsi qu’un modèle économique encore brinquebalant peut aussi brouiller les frontières entre publicités et contenu, comme lorsque le ou la podcasteuse se met en scène dans sa propre publicité. On parle alors de « host read », c’est-à-dire que le podcasteur va lire la publicité qui finance son podcast. Un genre de placement de produit scénarisé et sonore ancré dans le sujet qui va suivre. C’est le cas, par exemple, du podcast La Poudre de Lauren Bastide. Bien sûr, tous les podcasts ne sont pas soumis (et ne veulent pas être soumis) à la même éthique qu’un média traditionnel puisque la finalité peut-être différente, mais cela pose des questions quant au contenu du podcast. Et pour qui veut jouer aux journalistes, c’est la chute. « Ceux qui choisissent de créer un média podcast qui n’est plus centré sur eux perdent leur influence », me dit Grégory Pouy.

« Les sujets abordés sont pourtant les mêmes qu’avant : mais on place l’humain au centre pour une fois. C’est la culture Instagram » – Marine Benoit

Si les podcasts sont présentés comme une révolution des médias, ils semblent finalement n’être rien d’autre que la plateforme rêvée des futurs influenceurs pour CSP+. Pour Marine Benoit, « Les sujets abordés sont pourtant les mêmes qu’avant : mais on place l’humain au centre pour une fois. C’est la culture Instagram ». On constate d’ailleurs que les podcast ne sont pas loin de contenus d’influenceurs YouTube : les podcasts se consomment de la même façon et avec le même vocabulaire. On s’écoute beaucoup parler, on cultive une communauté et on le consomme en préparant à dîner. C’est sûr, c’est moins beauf quand ça parle de démocratie et non des dernières innovations en matière cosmétique. Il se dessine donc un média présenté comme global et novateur, mais qui finalement reprend les codes des influenceurs pour nourrir les CSP+ pour qui la télévision, YouTube et Snapchat ne sont pas adaptés.

Comme nous devenons, semble-t-il, trop cons pour lire, le podcast vient s’intercaler entre nos livres et nos écrans pour proposer autre chose, un format encore plus simple que tous les autres car il ne demande aucun effort intellectuel. En septembre, une étude publiée par The Journal of Neuroscience explique que le cerveau assimile aussi bien l’écoute que la lecture. Fatma Deniz, l’une des chercheuses en charge de cette étude, m’expliquait que « Lorsque vous écoutez ou lisez une histoire, le sens des mots est traité de façon similaire dans les mêmes régions du cerveau. » Du coup, pourquoi lire ?

Et si d'excellents podcasts existent et que d'autres ont permis à certains de se faire entendre, il n’en reste pas moins qu’un moyen de gagner de l’argent autrement qu’en restant assis quarante heures par semaine sous les néons d’un open space austère. Le podcast était un espace vide, vacant et libre, qui finira – sauf exception – comme tous ses prédécesseurs rongés par le pre roll et le branded content. C’est tout. La révolution n’aura pas lieu. Mais de la même façon qu’il est aujourd’hui possible de louer une perceuse pendant une heure au lieu de l’acheter, il est maintenant possible d’écouter de la publicité sur les podcasts tout en découpant des carottes – et pas seulement sur internet. De même que cet article d’ailleurs, que vous ne pouvez pas lire en même temps que vous courrez sur un tapis roulant à la salle de sport. Si vous êtes arrivé ici, vous êtes déjà une espèce en voie de disparition.

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