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Illustration de Sangoiri.
Drogue

Du stoner au cracker, le calvaire des toxicomanes confinés

L’enfermement suscite l’angoisse de tout consommateur régulier. Mais pour certains dépendants en situation de précarité, la situation est particulièrement critique.

« Chez moi c’est la merde. Mon dealer est à sec, un petit jeune a pris sa place une semaine plus tard, il a du produit mais très mal servi » s’inquiète un membre du forum Psychoactif où, depuis le début du confinement, consommateurs réguliers et toxicos anxieux s’échangent des infos. « Sur le darknet, on dirait que j'ai du bol car moi j'ai reçu tout ce que j'ai commandé super rapido. Héro brune correcte à 25 balles le G et coke très correcte à 50. Plus de la bonne meth pour quand j'arrive pas à taffer » répond un autre dans le même fil. Suite au ralentissement du trafic, beaucoup regardent vers le deep web pour échapper au sevrage forcé. « Jusqu’ici, nos membres ont reçu leur commandes » observe Pierre Chappard, président de Psychoactif. « Mais il y a aussi des arnaques sur le darknet, des trucs qui arrivent et sont de la merde ou qui n’arrivent jamais » tempère Fabrice Olivet, rédacteur en chef d’ASUD dont le forum croule sous les mêmes questions.

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Des consommations à la hausse

Si le terme large d’addictions regroupe des réalités très variables selon les pratiques, le territoire et la classe sociale des consommateurs, une chose est sûre : le confinement a ravivé la crainte du manque déjà centrale chez les usagers, et inciterait à la conso : « Dans la période actuelle angoissante, le recours au produit est le comportement humain normal de réconfort. Ça sert à ça les produits psychoactifs » rappelle Fabrice Olivet, reprochant aux institutions et à la Fédération Addiction leurs discours moralisateurs promouvant la sobriété. « Le sevrage forcé ne tiendra pas forcément sur la longueur » ajoute Franck Moulius, coordinateur de Fêtez Clairs, dispositif de réduction des risques en milieu festif dont l’enquête en cours témoigne d’une « explosion de la consommation d’alcool, de tabac et de cannabis », à parts égales, chez les clubbers plutôt insérés.

« Les produits sont encore dispo mais les consommateurs précaires, parfois sans logement, sans droits et sans-papiers, ne peuvent plus faire la manche pour acheter leur conso »

Si son sevrage est moins brutal que d’autres, la weed est pour beaucoup de gens un moyen parfois inconscient de gérer anxiété ou hyperactivité. Le CBD, vers lequel se tourne une partie des fumeurs, ne marche pas pour tous, et le risque de compenser le manque par l’automédication est bien réel. Pablo, 38 ans et entraîneur de handball dans le Var, a arrêté le cannabis à cause de la flambée des prix (il consommait 25 joints par jour) mais pris des décontractants musculaires d’une ancienne prescription (et de type benzodiazépine) pour parvenir à dormir : « Je me suis renseigné sur internet, c’est dangereux quand tu en consommes plus de 15 jours d'affilée. Là j’en suis à mon 11ème, heureusement j’en ai quasiment plus » confie-t-il. Craignant lui que « l’addicto et les big pharma n’accrochent de nouveaux clients », Laurent Appel, conseiller en com spécialisé en réduction des risques et consommateur-activiste, réclame une suspension rapide de l'interdiction du commerce du cannabis, « sinon, le manque va participer à un pétage de plomb collectif et une explosion des violences domestiques ».

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Les usagers précaires en danger

Côté opiacés (qu’ils soient illicites comme l’héroïne ou détournés comme le skenan), la situation est critique : les produits sont encore dispo mais les consommateurs précaires, parfois sans logement, sans droits et sans-papiers, ne peuvent plus faire la manche pour acheter leur conso. « Pour les opiacés, le sevrage sauvage ou “cold turkey” est très déconseillé » explique Jamel Lazic, coordinateur de la salle de consommation près de la Gare du Nord : « Tu ne peux plus du tout fonctionner normalement, tu as des coups de chaud de froid, diarrhées et vomissements, un état dépressif, des courbatures et des crampes qui empêchent le sommeil. Les effets sur le corps et la psyché peuvent durer de plusieurs jours à plusieurs semaines. Les personnes sont plus vulnérables aux agressions et aux carottes, et deviennent des proies faciles de la rue ».

Confrontés au manque, beaucoup d’usagers d’opiacés se ruent sur les substituts délivrés par les CSAPA (Centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie). Le problème ? En l’absence de recommandations du gouvernement et de matériel pour respecter les mesures de protection, nombre ont fermé leurs portes, délivrant les ordonnances existantes directement aux pharmacies mais n’accueillant plus de nouveaux patients. « Je trouve ça lamentable. Beaucoup d’usagers n’ont plus accès au marché noir, il faut les aider ! Ce sont les plus précaires qui vont prendre le plus cher » déplore Pierre Chappard, également chef de service d’un CSAPA à Villeneuve-la-Garenne (92).

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« On a reçu une cinquantaine de nouveaux patients en deux semaines au lieu d’une quinzaine d’habitude »

Face à la crise, d’autres centres ont eux facilité l’accès aux traitements de substitution aux opiacés (TSO), délivrés dans la journée au lieu des une à cinq semaines habituelles : « Je ne sais pas comment on va faire quand tous ces gens vont vouloir continuer à venir, mais on a le devoir de les recevoir parce qu’ils n’ont pas de solution » confie Léon Gomberoff, directeur de centres d’accueil dans le Nord-Est de Paris. D’autres structures ont elles recours à des « bus méthadone » qui délivrent des doses à boire directement aux usagers, telles que Gaïa à Paris ou Bus 31/32 à Marseille – désormais la seule à prendre de nouveaux patients dans la cité phocéenne, affirme sa directrice Maëla Lebrun-Gadelius : « Certaines personnes qu’on ne connaissait pas viennent déjà. Beaucoup errent encore dans la ville en attente de solutions et vont arriver par le bouche-à-oreilles ».

Les oubliés du crack

Habitués au marché noir, les consommateurs de skenan (un antidouleur à base de morphine revendu illégalement) sont particulièrement exposés au manque, celui-ci n’étant pour l’instant pas reconnu officiellement comme traitement de substitution. En Île-de-France, seul le centre de l’association Charonne situé dans le 13ème à Paris dispose d’un protocole pour en distribuer aux tox. « On a reçu une cinquantaine de nouveaux patients en deux semaines au lieu d’une quinzaine d’habitude » confie Abdou Ndiaye, chef de service du centre. D’autres structures, raconte-t-on, le feraient de façon officieuse. « C’est un débat moral vieux de trente ans : on doit prescrire des substituts qui n’ont pas d’effet euphorisant, ça marche pour 80% des usagers mais 20% ont besoin d’un flash. Il faudrait que l’accès au skenan soit facilité en temps d’urgence : des usagers qui ne sont pas dans le système de soin pourront ainsi y entrer » réclame Pierre Chappard.

Les crackers eux sont encore plus démunis : Là encore, le manque d’argent se fait sentir et les substituts, pour l’heure, sont inexistants : « Quelqu’un qui fume une galette de crack par jour à 15 ou 20 euros, c’est une somme à trouver. On a des personnes qui manifestent de l’anxiété, des insomnies et du stress » constate Jamel Lazic. « Autant les opiacés, c’est toujours possible d’en trouver en officine par des ordonnances détournées, mais les consommateurs de crack, tout ce qui leur reste, c’est de mobiliser le maximum de plans pour en trouver, ou se rabattre sur d’autres produits qui n’étaient pas leur produit de prédilection, ce qui crée des risques » complète Abdou Ndiaye.

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Des semaines tendues à venir

Dans les prochaines semaines, les réserves s’épuisant, nombre de professionnels craignent des décompensations dues à des troubles psy non-traités ainsi qu’une hausse des suicides chez les toxicos en manque. « Beaucoup de patients ont des crises d’angoisse massives, des sentiments de persécution ou de parano, c’est difficile de rester enfermés et isolés. Avec ces patients-là, le téléphone ne suffit pas » met en garde Abdou Ndiaye. Pour les personnes à la rue, la fermeture des CAARUD (Centres d'Accueil et d'Accompagnement à la Réduction de risques pour Usagers de Drogues) signifie aussi l’absence de nourriture et de douches : « Plein de CAARUD ont fermé et ne distribuent plus que du matos mais ça ne suffit pas, les usagers précaires ne vont pas rester deux mois sans se laver ! » dénonce Pierre Chappard.

« Des réseaux solidaires s’organisent mais la faim plus le manque de produits vont entraîner beaucoup de violences »

A Marseille, la période s’annonce très tendue : « La ville est abonnée absente depuis 40 ans, la métropole ne réagit pas, l’Agence Régionale de Santé nous fait de beaux rapports mais il n’y a rien sur le terrain. Des réseaux solidaires s’organisent mais la faim plus le manque de produits vont entraîner beaucoup de violences » s’alarme Maëla Lebrun-Gadelius. Prédisant une quasi-guerre civile, Laurent Appel demande lui une réquisition des écoles vides pour accueillir les populations les plus à risques : « Les responsables doivent sortir du cadre, c’est urgent ». La crise en cours serait-elle le moment de repenser sérieusement nos politiques des drogues ?

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