Jacques Chirac cool ironie champagne
Photo : Tumblr FYJC
Société

Mais comment Jacques Chirac a-t-il pu un jour être considéré comme cool ?

Un alignement des planètes qui a eu lieu entre 2012 et 2014 et qui peut paraitre improbable aujourd'hui, mais qui correspond à un contexte bien précis.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

La recherche du cool est ce concept de fin de race qui consiste à soupeser votre ratio abonnement/abonnés sur Instagram et à feuilleter les pages de magazines plus ou moins à la mode pour se demander très sérieusement si le bleu de travail ne serait pas le nouvel uniforme des jeunes urbains. Soit un truc totalement vide de sens, dépolitisé et idiot quand vous essayez de le forcer, et tout aussi fragile et éphémère quand il vous tombe dessus et que vous n’avez rien demandé, à l’image de la grâce ou d’une IST bégnine.

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Pendant une grosse paire d’années, qu’on peut délimiter entre 2012 à 2014, Jacques Chirac eut droit à cet insigne honneur sans l'avoir (trop) fait exprès, notamment grâce à un tumblr vantant ses costumes trois-pièces et la « consécration » d’apparaitre sur des T-shirts de millenials ironiques en festivals. Jeudi dernier, alors qu’on annonçait la mort du Président le plus meme-compatible de l’histoire de France, on ressortait aussi bien son discours sur le bruit et l’odeur que son refus de la participation française à la guerre en Irak. Comme si le personnage Chirac avait définitivement pris le pas sur l’homme politique et que tout se mêlait, les frais de bouche et les couilles sur un plateau, les pommes et le financement occulte du RPR, la dissolution de l’Assemblée nationale et la bière, le signifié et le signifiant, le tout dans un grand élan d’aplanissement généralisé. Mais comment on a bien pu en arriver là ?

Le temps

La faute à l'époque d'abord, mais bien évidemment au temps qui passe par ailleurs. Bandage révisionniste qui permet souvent de panser les plaies les plus béantes et de rendre agréable jusqu'au pire seigneur de guerre congolais, le temps, contrairement à la chanson, arrange bien des affaires. Mais si l'amnésie politique n'est pas encore assez forte aujourd'hui pour qu'on en vienne à préparer le terrain pour un éventuel revival JM Le Pen, disons qu’autour de 2012-2013, elle était assez puissante pour que Chirac devienne la coqueluche de tous les millenials dotés d'une mémoire de poisson rouge. À ce moment-là, l'homme dont le règne de France aura consisté à s'emparer du pouvoir et à le garder, et pas grand-chose d'autre (girouette idéologique et économique, il aura passé le plus clair de son temps à se placer du côté où souffle le vent), est parfaitement inoffensif : il a quitté depuis un moment l’arène politique, et en plus il est malade.

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Capture d'écran d'un reportage des Inrockuptibles au festival Peacock Society en 2014.

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C'est son inaction (et son fauteuil roulant) qui le rend alors en partie sympathique. Il n’aurait jamais pu être cool au moment de la réforme du CPE (pas très « djeun's »), ou encore lorsqu'il était premier ministre et qu'il ordonna l'assaut militaire sanglant contre les indépendantistes kanaks lors de la fameuse prise d'otage d'Ouvéa en 1988 - Mitterand, alors président, aurait déclaré : « C'est pas ma faute, c'est Matignon ». Pas très « coolos » la mort, mais ça date, alors ça va.

Ce qui ne fait pas prescription par contre quand Chirac commence à être cool, soit lors de la création du tumblr FYJC en 2011, c'est sa condamnation un an plus tôt pour détournement de fond public, abus de confiance, prise illégale d’intérêts et délit d’ingérence pour l’affaire des emplois fictifs à la mairie de Paris. Trop affaibli, il n’échappe pourtant pas au sursis - mais passe entre les gouttes de la coolitude. Pourquoi ? Hypothèse : le bruit et l’odeur, par exemple, c’est raciste, donc pas cool - mais c'est vieux. Par contre, le recel d’abus de bien sociaux, la prise illégale d'intérêts, les liens troubles entre pouvoir régalien et moralisation de la vie publique (ou corruption hein, allons-y gaiement), ça a l’air juste un peu trop compliqué, surtout pour ces chères petites têtes blondes plus férues de lolcats que de remaniements ministériels. Donc on s'en branle.

Les graines

Il faut dire qu’il était quand même sympa, Chirac. Plus sympa que Séguin et son embonpoint humaniste, ou Pasqua et son souverainisme-nationalisme qui roule des « r ». Pourtant c’est la même chose, les deux faces d’un même parti, d’une même politique libérale avec le vernis de la fracture sociale quand le vent tourne pour Chirac (soit pour déstabiliser Balladur lors de la campagne présidentielle de 1995). Mais ce n’est pas le même personnage. Un personnage construit depuis le début de sa carrière politique avec un côté très « bon sens près de chez vous », et pourquoi pas un fond « de gauche » pendant qu'on y est - il boit de la bière et mange des saucisses.

Alors qu’il a eu le parcours estudiantin-élite classique : lycée Louis Le Grand, Sciences Po Paris, ENA - le triumvirat des gens soucieux de l'intérêt général donc, avec même un petit passage comme engagé volontaire lors de la guerre d’Algérie pour plaire aux gaullistes tendance rough sex. Un fantasme d’image renforcé par les Guignols de l’Info (« mangez des pommes »), dont certains sont toujours persuadés aujourd’hui que son personnage cathodique de beauf sympa l’a fait élire en 1995.

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Mais le glissement de sympa à cool n'est pas quelque chose de fondamentalement naturel. Chez Chirac, il s’opère en partie à un niveau inattendu. Depuis son retrait de la vie politique, et donc potentiellement de son immunité de chef d’état, alors que les affaires ressortent, d’autres viennent craqueler l’image nette de personnage grande gueule et légèrement inculte sur les bords. Selon le Nouvel Obs, l'homme est un politicien contrarié, « rêvait de devenir Corto Maltese, anthropologue ou éditeur de livres anciens » au lieu de Président de la République.

Il aurait donc pris l’ambition politique à bras le corps pour compenser le fait qu’il aurait plutôt préféré être une sorte de baroudeur intellectuel, à l’image de son ami Jacques Kerchache, marchand d’arts primitifs avec qui il a permis de lancer le Musée du Quai Branly en 2006. Une figure presque romantique donc, qui aurait caché sa passion pendant des années pour ne pas passer pour le type un peu trop excentrique de la droite (et on sait ce que ça veut dire à droite, « trop excentrique»). Comme l'écrit Roxana Azimi dans un article du Monde qui parle de son amour longtemps caché des arts premiers, Chirac était « moins terrien que corsaire rêvant d’échappées belles ». À ce moment-là, nous sommes en 2016, l'ex-Président arpente le musée du Guimet en fauteuil roulant, a du mal à se souvenir des prénoms. C'est la post-coolitude, déjà le pré-embaumement.

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La hipsterisation du monde

La branchitude éphémère de Jacques Chirac arrive à une période bénie pour ce genre de réhabilitation. 2012-2014, c’est le zeigeist hipster à Paris : la quête de l’authenticité, les recettes de grand-mère et les petites bières brassées au coin de la rue font fureur, et participent pour partie à la réémergence de la figure tranquille et réconfortante d’un ex-Président de la République qui avait quand même la classe avec son cache-yeux et ses chaussons en Concorde. La carrure du terroir en somme, et sans doute la préfiguration de ces mecs qui portent des pulls avec des slogans en français inscrits dessus. Au hasard, des trucs comme « C'est loin mais c'est beau ».

Quoi qu’il en soit, on voit à ce moment-là apparaitre des mecs en festivals qui portent fièrement le T-shirt à l’effigie de Jacquo, et n’ont comme d’autre réponse à la question « Pourquoi? » que « Chirac, il a le swag ». Ce qui nous amène à plusieurs interrogations : gober des taz est-il un truc de droite ? Est-ce que les mêmes mecs écouteraient Juliette Armanet quelques années plus tard pour les mêmes raisons ? Pourquoi est-ce que j’ai eu tout le week-end dans la tête la chanson officielle de sa campagne présidentielle de 1981, plutôt que celle de la Mairie de Paris de 1977 ?

Le confort nostalgique

« Pour moi, la femme idéale, c'est la femme corrézienne, celle de l'ancien temps, dure à la peine, qui sert les hommes à table, ne s'assied jamais avec eux et ne parle pas. » Un président comme on n’en fait plus, comme dirait Topito. Mais au-delà du révisionnisme chic, toutes ces fameuses photos « si cool » qu'on nous ressort depuis plusieurs jours ne traduisent-elles pas tout simplement un confort bien de chez nous, le confort du terroir, voire même, un certain repli identitaire, assez présent dans la France de 2013-2014, Hollande-bashiste et post karchër-Sarkozyste ?

Confort qui va aller se nicher souvent dans les vieilles antiennes du « c’était mieux avant », et que qui se répartissent à la fois Mélenchon et Gilbert Collard aujourd'hui pour parler de l'éternel « bon vieux Chirac ». L’époque où les présidents étaient des présidents, les femmes des femmes, et les couilles posées sur des plateaux.

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À l’image de Johnny, qui a été torpillé par la gauche pendant des décennies, Chirac a lui aussi droit à sa variante : « On a tous en nous quelque chose de Jacques Chirac », injonction qui enjoint à embrasser le symbole de cette France éternelle un peu beauf, un peu réac’, et qui aurait l’honnêteté de desserrer la ceinture pour le lâcher enfin, ce gros rot sonore à la fin du repas. Comme si on n'avait pas le choix.

L’ironie réconciliatrice

Sauf qu'on ne le dira jamais comme ça. Personne ne va affirmer « il était cool, mon tonton de droite », mais plutôt « nan mais c’est pour déconner ». Techniquement, l'ironie est selon le CNRTL une « figure de rhétorique par laquelle on dit le contraire de ce qu'on veut faire comprendre. » Depuis 2011, la définition semble avoir glissé quelque peu, pour donner quelque chose comme : « Manière de ne pas assumer ce que l’on pense ». Si l’ironiste pouvait être à une époque un fin limier passé maître dans l'art d’aiguiser sa lame par le biais du sarcasme, l’équivalent serait aujourd'hui ce type qui, au moment de jouir, ferme les yeux, non pour s’abandonner dans un océan infini de plaisir, mais simplement parce qu'il ne veut surtout pas croiser le regard de son/sa partenaire quand il jute. La pire race, donc.

Ce week-end, contrairement à ce qu’on aurait pu croire, on a eu assez peu d’hommages purement ironiques, et plutôt affaire aux hommages lénifiants et cramoisis et/ou aux ressorties des éternelles casseroles du placard, de Booba à Alain Juppé, chacun droit dans ses bottes. Surtout que quand on y regarde de plus près, en 2015, le Chirac coolos était déjà cramé. Jean-Christophe Rigoni, l’un des mecs qui a produit dans son atelier des T-shirts à l’effigie de Jacques Chirac, indiquait alors, dans un article de Marianne : « Ceux qui en voulaient un en ont acheté, il n’y a pas d’intérêt à en accumuler. La tendance Chirac a eu le mérite de durer un peu plus longtemps qu'une tendance classique mais elle n'échappe pas à la règle ».

On pourrait donc croire qu’on est sorti de ce marasme ironique aussi vite qu'on y est entré, que personne n’est dupe et qu’on est tous un peu plus conscient des choses aujourd'hui. Ce serait oublier que ce stade-là était la première étape, et qu'on se trouve dans une période plus trouble désormais, celle où on l'on blague sur le casting du biopic sur Chirac réalisé par Scorsese avec notamment Jon Hamm dans le rôle de François Fillon, et où l'ère terrifiante et sans aucune boussole morale de la post-ironie a désormais tout avalé sur son passage. Mais est-ce vraiment si pire ?

Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.

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