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Francis Kerline : J'ai un copain qui est devenu traducteur pendant qu'il était en cavale – c'était un dealer. Après la taule, il en a fait son boulot à temps plein.Les traducteurs de ma génération viennent d'horizons différents. Il y a des universitaires, des profs de langue qui ne veulent plus enseigner, des auteurs qui ont trouvé ce moyen pour vivre, d'anciens journalistes… C'est très variable. Moi, j'aurais dû être prof de philo, j'ai fait Normale Sup Saint-Cloud, mais cette période de ma vie a coïncidé avec différents problèmes personnels qui m'ont conduit à devenir un glandeur total. J'ai galéré, essayé de vendre des encyclopédies, puis, un jour, j'ai répondu à une petite annonce de journal, Cherchons rewriters professionnels . J'ai passé un test, j'ai été pris.
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J'avais l'édition américaine sur un porte-livre bricolé par mes soins, au-dessus de l'écran pour prévenir les torticolis, comme toujours. Tout sur ordinateur. À mes débuts dans les années 1980, je travaillais à la machine à écrire : c'était beaucoup moins commode, il fallait mémoriser toute une page avant de taper pour éviter de multiplier les corrections.On m'a prévenu que la lecture complète de « L'Infinie Comédie » représentait un de total de trente heures. Il t'a fallu combien de temps pour venir à bout de sa traduction complète ?
30 heures ? Je dirais plutôt le double. Je crois que je me suis mis à la tâche en septembre 2012. J'allais finir en mars 2015 mais, fin décembre 2014, je reçois un mail de l'assistante des éditions de L'Olivier me disant que, pour accélérer le mouvement, elle avait « commandé la traduction des notes à quelqu'un d'autre ». Sans mon avis. C'est évidemment contraire aux usages, et même au droit, mais je ne suis pas procédurier. J'en suis resté à une simple engueulade avec L'Olivier, pour qui je ne travaillerai plus jamais. J'ai rendu mon manuscrit début février 2015.
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Un combat ? Non, rien de brutal dans « L'Infinie Comédie », il suffit de se laisser porter. Les raisons pour lesquelles cette traduction a été si longue sont bien sûr d'ordre littéraire. Des phrases interminables, volontairement mal fichues. Et des références qui m'obligeaient un énorme travail de recherche. J'aurais pu choisir d'aller plus vite, en arrangeant la syntaxe bancale, en morcelant les phrases longues, en simplifiant les référents ou en adoptant un langage d'aujourd'hui. Franchement, si on m'avait dit « l'essentiel est de publier au plus tôt », j'aurais expédié le travail en moins d'un an. Seulement voilà, c'était un roman culte, je me sentais une responsabilité. J'ai donc commencé par une mise au point avec la future relectrice, Cyrielle Ayakatsikas. Je l'ai prévenue que j'allais m'employer à être fidèle au style, et que, par conséquent, mon texte semblerait brouillon et mal écrit. Et qu'il n'était pas question de le retoucher.Oui, j'imagine que la correctrice devait être tenue au courant de ne pas modifier quoi que ce soit.
En effet. Pour maîtriser le texte final, tel qu'il serait publié, il fallait que la préparatrice s'engage à ne pas intervenir en cachette. Il arrive qu'on ait des déconvenues. On croit que le texte sera imprimé tel quel et on découvre, à la publication, qu'un correcteur est passé, a déplacé des virgules, changé un mot ici ou là, qu'un préparateur a eu de petites fantaisies quoi. En feuilletant le livre en septembre dernier, j'ai vu qu'on avait remplacé mes M. et Mme par des M. et Mrs, ce qui dénature certains dialogues. Qu'on avait également sucré plusieurs de mes notes de bas de page et, plus grave, qu'une de ces notes, à la fin du roman, avait été intégrée dans une phrase au lieu de rester à sa place, en bas de page. Comme si le traducteur, ma pomme, avait pris la liberté de délayer le texte de Wallace. Bref ce sont peut-être des détails, mais pour celui qui a passé deux ans et demi à fignoler ces détails, c'est désespérant.
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Objet d'un véritable culte, l'œuvre de Wallace a donné naissance à une église. Toute église a ses chiismes. Ici, le dissident Bret Easton Ellis.Combien on touche pour un tel boulot ?Anyone who finds David Foster Wallace a literary genius has got to be included in the Literary Doucebag-Fools Pantheon…
— Bret Easton Ellis (@BretEastonEllis)September 6, 2012
J'ai reçu 48 000 euros nets en quatre fois. Sur trois ans. Car, même si je n'ai commencé à travailler réellement qu'après la signature du contrat, je n'ai rien pu faire d'autre pendant trois ans. Je ne pouvais pas m'engager ailleurs, j'avais donné mon accord, on m'annonçait une signature imminente… Dès que j'ai mesuré l'ampleur de la tâche, au bout de deux ou trois mois, j'ai compris que ce serait une mauvaise affaire financièrement. Mais je ne voulais pas bâcler le travail. Et je comptais me refaire un peu avec les notes, je les connaissais à fond, j'avais prévu de les traduire en un mois et demi, or l'éditeur les avait calibrées à 350 feuillets. On me les a retirées au dernier moment. Bref, au total, ça m'a rapporté un peu moins de 1 400 € par mois.Un traducteur est payé en droits d'auteur, habituellement 1 % du prix de vente hors taxe. Mais, sachant qu'un livre traduit se vend entre 5 000 et 10 000 exemplaires en moyenne, qu'une traduction prend environ quatre mois, et qu'il faut attendre un an avant les premiers relevés de droits, on ne peut pas « en vivre ». Si bien que notre vraie rémunération est l'à-valoir, lequel est proportionnel au nombre de feuillets de format 1 500 signes. Ici, c'était 23,50 € bruts le feuillet, soit un peu moins de 22 € nets.
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Est-ce le coût de traduction qui aurait justifié selon toi les 20 ans d'attente pour une traduction francophone ? Ou autre chose ?Ça a été difficile tout le temps. Pour les longues phrases déstructurées, il m'était impossible d'écrire au fil de la plume, précisément parce qu'elles sont longues et que la syntaxe est tordue.
Comme quoi, par exemple ?Le mépris d'une écriture très moderne, parfois expérimentale, dans les maisons d'édition de France ?
Quand Marion Mazauric [fondatrice des éditions Au Diable Vauvert, NDLR] a acquis les droits de Wallace, il n'était pas encore l'auteur culte qu'il est devenu. Je suppose que les éditeurs ne se bousculaient pas au portillon. Maintenant, pourquoi a-t-elle fait le choix de retarder la publication d' Infinite Jest en commençant par d'autres livres moins importants ? Il faudrait le lui demander, mais je pense que tu as donné la réponse, qui est la première. C'est le coût. Je ne connais pas le coût final, mais ça doit représenter un paquet. Il n'y a pas eu de frilosité particulière des éditeurs, Wallace n'est pas un auteur à scandales. Ce que regardent les éditeurs en premier lieu, c'est toujours la rentabilité.« Francis est un peu fatigué par ses trois années sur "Infinite Jest". Il est plein de paradoxes. C'est l'homme des missions impossibles mais au bout d'un moment, il se met à détester le livre. » J'ai lu ces propos d'Olivier Cohen [fondateur des éditions de l'Olivier] dans la presse il y a quelques mois. C'est vrai ?
L'article de Slate est un règlement de compte. Il a été rédigé par une copine de Marion Mazauric, qui n'a pas digéré qu'Olivier lui a piqué Infinite Jest . Ces « propos », pour reprendre ton terme, prouvent qu'Olivier s'est fait piéger. Bien que nous soyons en froid, comme je viens de l'expliquer, jamais un éditeur ne dirait, en pleine promotion, que le traducteur a détesté le livre. C'est suicidaire.
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Le travail de traducteur est un travail d'acteur. Il s'agit d'interpréter le rôle de l'auteur. Ça vient petit à petit, au bout d'une quarantaine de pages. C'est le moment où on commence à sentir comment le texte s'écrit en français. Au début, il y a beaucoup d'hésitations, puis le… comment dire, le flux narratif, la manière, s'impose, et alors ça roule. Quoique pas toujours. Chez Wallace, ça a été difficile tout le temps. Pour les longues phrases déstructurées, j'ai trouvé la manière assez vite mais il m'était impossible d'écrire au fil de la plume, précisément parce qu'elles sont longues et que la syntaxe est tordue. Il fallait que je les décortique d'abord, que je sache où j'allais pour retomber sur mes pieds mais en donnant l'impression d'improviser et de retomber n'importe comment. Parce que Wallace écrit souvent comme ça dans Infinite Jest. On ne sait ni où la phrase va s'arrêter ni pourquoi elle s'arrête.Tu n'as jamais été tenté de modifier le texte ? Procéder à quelques entorses pour faciliter la compréhension ?
Beaucoup de traducteurs le font, s'arrangent avec l'original pour faciliter la compréhension. Je m'y refuse autant que possible. Je préfère mettre une note en bas de page. J'ai des tas d'exemples. En tant que lecteur, lorsque je lis un livre traduit sans aucune note, je me méfie, parce que je sais d'expérience que le traducteur a procédé à des aménagements. L'idée, c'est d'être absolument fidèle. Ne rien retrancher, ne rien ajouter, ne rien inventer. Imiter. Tenter de placer tous les mots de l'original sans exception, dans la mesure où le lexique et la grammaire le permettent.Les traductions de slang sont souvent ringardes, parfois ridicules. Dans « L'infinie Comédie », ça marche parfaitement.
Dans ce roman-là, c'était particulier. Wallace dit que c'est un argot typique de Boston. Certains assurent que c'est faux, que beaucoup de mots sont inventés. De toute façon, c'était impossible à rendre. Alors j'ai fabriqué un argot neutre, que personne ne parle vraiment en France. Parce qu'il ne fallait surtout pas que ça ressemble au parler de la banlieue, par exemple. On est à Boston. J'ai employé quelques mots de verlan, c'est vrai, mais simples, que tout le monde comprend.Sauf ton respect, l'âge de celle ou celui qui traduit joue selon toi ?
J'ai bientôt 60 ans alors je ne pense pas ! Non, l'âge du traducteur n'est pas en cause. Un argot ringard peut venir d'un traducteur de 30 ans. Ce qui est important, c'est l'époque du roman. Par exemple, dans Infinite Jest, j'ai traduit le titre de l'un des films d'Incandenza par « La Religieuse dure à cuire ». C'est tout à fait désuet et c'était indispensable, pour deux raisons : l'âge d'Incandenza et l'effet comique créé par la répétition de ces termes dans la longue description du film.On dit qu'on ne rencontre jamais vraiment les gens, sinon à travers leurs œuvres. Comment qualifierais-tu ta relation avec Wallace ?
Si Wallace avait été vivant lors de la traduction, mon travail aurait été différent. Et probablement simplifié. J'aurais sans doute été en contact permanent avec lui par e-mail. Je l'aurais peut-être même rencontré et cela aurait pu avoir une influence sur ma façon de transposer ce qu'il écrivait. Mais, en vérité, je ne me suis jamais interrogé sur sa personne. Je n'étais en relation qu'avec un texte et un auteur. Un traducteur est un écrivain, dans l'acception propre du terme, puisqu'il produit du texte. Mais il n'est pas un auteur, dans la mesure où le sens ne lui appartient pas. Il doit reproduire un sens. En disant « sens », je veux dire aussi le ton, la nuance, l'impression. Et, pour ça, il n'y a pas de méthode, c'est intuitif. Tu peux être bon lecteur mais mauvais écrivain, et tu traduiras mal, parce que tu ne trouveras ni les mots, ni le ton, ni le rythme.En fait, tout est là. Il faut réussir à écrire un texte qui en imite un autre en changeant tous les mots, ce qui est paradoxal puisque justement, dans un texte, tout tient aux mots. Voilà pourquoi cette opération est si intuitive. Si tu n'es pas capable de percevoir les variations et les rendre à l'instinct, c'est que tu n'es pas fait pour être traducteur : il faut changer de boulot.Théophile est sur Twitter.