Lina Lina en haar zus Loujain
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Société

À Bruxelles, Lina se bat pour libérer sa sœur détenue en Arabie Saoudite

VICE s'est entretenu avec Lina, sœur de Loujain Al-Hathoul, militante féministe détenue en Arabie saoudite qui paye très cher son combat et ses idéaux de liberté.

En mai 2018, un mois avant la fin de l'interdiction pour les femmes de conduire, Loujain Al-Hathloul, 31 ans, a été kidnappée chez ses parents à Riyad. À l’époque, l'identité des hommes qui l'ont enlevée était inconnue. Loujain a été mise en prison et elle attend toujours son procès. Son crime ? Avoir pris le volant et encouragé d'autres femmes à faire de même.

Son arrestation était inattendue. Depuis 2017, la liberté de mouvement semblait aller dans une meilleure direction en Arabie Saoudite.

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L'arrivée au pouvoir du prince héritier Mohammed ben Salmane en 2017 avait effectivement donné l’illusion que les femmes allaient acquérir davantage de libertés dans cette Arabie Saoudite ultra-conservatrice. Il y a deux ans, le royaume a d’ailleurs été le dernier pays au monde à lever l’interdiction pour les femmes de conduire et même le système controversé de garde des enfants a été quelque peu assoupli. Le jeune prince héritier s'est alors présenté comme un réformateur féministe et ses réformes ont été accueillies à bras ouverts dans le monde entier. Mais alors qu'il jouissait d'une sorte de renommée internationale, les femmes qui s'étaient battues pendant des années pour ces réformes en question se trouvaient derrière les barreaux.

Loujain est l’une des premières victimes du nouveau régime. Les chances qu’elle bénéficie d'un procès équitable sont minces et maintenant que c’est le silence radio total depuis deux mois, sa famille commence à s'inquiéter : « La dernière fois qu’on n’a pas eu de nouvelles de Loujain pendant si longtemps, elle avait été torturée. Ça s'est passé exactement à la période où les visites familiales n'étaient pas autorisées, pour nous ça veut tout dire… »

VICE s'est entretenu avec la petite soeur de Loujain, Lina (25 ans), qui a vit à Bruxelles depuis une dizaine d’années. Elle nous raconte comment Loujain est devenue l'une des plus célèbres militantes féministes d'Arabie Saoudite, ses ambitions qui l'ont conduite en prison et comment se passe la vie dans un pays où le plus gros du travail en ce qui concerne les droits humains reste encore à faire.

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VICE : Salut Lina, quand as-tu parlé à Loujain pour la dernière fois ?
Lina : Loujain a été arrêtée en mai 2018, et depuis, les autorités ont imposé à notre famille l’interdiction de voyager. J'étais déjà en Belgique à cette époque, donc on ne pouvait plus retourner en Arabie Saoudite, on pouvait juste téléphoner. Ça a changé quand son procès a commencé en mars 2019 et que même les contacts téléphoniques avec la famille à l'étranger ont été interdits. Mes parents voyaient encore Loujain et nous tenaient informé·es. Mais là, on n'a plus de nouvelles d'elle depuis le 9 juin dernier, on n’est pas autorisé·es à la voir ou à lui parler et personne ne veut nous dire quoi que ce soit sur son état de santé.

« Elle a vu comment les gens au Canada pouvaient exprimer leur opinion, alors elle a voulu la même chose pour son propre peuple. »

Bon, reprenons depuis le début. Qu'est-ce que Loujain a fait de « mal » ?
Officiellement, elle est accusée de conspiration avec des « entités hostiles », mais en réalité, elle a été arrêtée pour avoir défendu les droits des femmes [les entités hostiles mentionnées ici par les autorités saoudiennes sont Amnesty International, Human Rights Watch et des diplomates britanniques, néerlandais·es et européen·nes ndlr.].

Son militantisme a pris de l'ampleur pendant ses études au Canada. Elle a vu comment les gens là-bas pouvaient exprimer leur opinion, alors elle a voulu la même chose pour son propre peuple. Ça a commencé par de petites choses, comme quand elle a partagé des vidéos expliquant pourquoi elle ne voulait pas se couvrir le visage. Elle est ensuite allée un peu plus loin et s'est engagée, entre autres, dans la campagne Women2drive. Mais les femmes saoudiennes l'ont critiquée parce qu'elles la trouvaient lâche et ont dit qu'elle n’osait faire ça que parce qu'elle était en sécurité à l'étranger. Loujain leur a donné raison, elle est rentrée au pays et y a poursuivi son activisme.

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« Loujain était un danger beaucoup plus grand parce qu’il y avait beaucoup de gens qui la suivaient sur les réseaux sociaux. »

Il y avait une opportunité pour ça en Arabie Saoudite ?
Au début, c’était encore possible. Quand elle est rentrée en 2013, par exemple, elle a conduit la voiture de l'aéroport à chez elle et mon père la filmait. Elle a publié les vidéos sur Youtube, les a partagées avec des hashtags sur des plateformes comme Twitter, et a encouragé d'autres femmes à faire de même. C'est quand elle a déménagé à Dubaï et a essayé de traverser la frontière des Emirats arabes unis en voiture qu'elle a été arrêtée et détenue pendant 73 jours dans un Dar al-Reaya – également appelé « centre de soins ».

Mais son expérience là-bas n'a fait qu'alimenter son activisme. Elle m'a dit que les problèmes saoudiens allaient bien plus loin que la simple conduite d'une voiture, c'était de tout le système de tutelle dont il s’agissait. Avec d'autres femmes saoudiennes, elle a écrit une lettre ouverte au roi héritier et des campagnes ont été lancées à coups de hashtags. Elle a visité des universités et des conférences internationales où elle a parlé ouvertement des droits humains – ou plus précisément de la femme – en Arabie Saoudite.

Quelle a été l'importance du rôle des réseaux sociaux dans cette histoire ?Les réseaux sociaux constituent un peu la seule plateforme démocratique en Arabie Saoudite. Tu ne peux pas t’exprimer aussi librement ailleurs que là-dessus, alors dès que tu te fais connaître sur les réseaux, t’es sûr·e qu’on t'écoute. On peut voir que le régime actuel se soucie beaucoup moins des personnes qui publient un livre par exemple ; Loujain était un danger beaucoup plus grand parce qu’il y avait beaucoup de gens qui la suivaient. Parfois, on trouvait ça excitant, parce que quand quelque chose était publié, on savait que tout le pays allait le voir…

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« Lorsqu'en tant que femme, vous avez été opprimée pendant tant de générations, à un moment donné, vous ne vous en rendez même plus compte. Ça devient normal. »

Seulement, lorsqu'en tant que femme, on a été opprimées pendant tant de générations, à un moment donné, on ne s’en rend même plus compte. Ça devient normal. Si tu es une fille, on t’attribue un tuteur dès la naissance, et dès que tu te maries, même si tu n’as que 13 ans, c’est ton mari qui reprendra ce rôle. C'est aussi simple que ça. L'objectif de Loujain, c’était de sensibiliser les femmes à cette oppression et de la leur expliquer dans ses vidéos. Sur le papier, la loi saoudienne semble excellente, mais le problème réside dans la manière dont elle est interprétée et appliquée.

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Lina et Loujain quand elles étaient petites.

Elle n’a jamais eu peur d'être arrêtée ?
C'est peut-être difficile à comprendre pour le monde extérieur, mais aucun·e de nous n'était conscient·e que l'Arabie Saoudite pouvait être si mauvaise ; personne n'aurait pu voir venir ce dont ils étaient capables, ce qu'ils allaient faire à Loujain. Le pays est passé par une nouvelle phase et Loujain a été l'une des premières victimes du nouveau régime.

Elle a été arrêtée un mois avant la levée de l'interdiction de conduire ; alors au début, on a pensé que le gouvernement voulait juste la faire taire et qu'il la libérerait un mois plus tard. Juste assez de temps pour dire au monde extérieur que la réforme était leur idée géniale. Mais lorsque ce mois-là est passé, on a commencé à comprendre leur message : vous voulez la justice, mais ça ne veut pas dire que vous l'aurez. Au contraire, vous allez finir en prison.

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Il s’est passé combien de temps avant que vous puissiez avoir de ses nouvelles ?
Au bout d'un mois, elle nous a appelé·es pour nous dire qu'elle était, à ce moment-là, dans un hôtel et qu'elle allait bien. On avait vraiment un gros poids sur les épaules.

Deux mois plus tard, en août, on a enfin été autorisé·es à lui rendre visite en prison. Ma mère a été la première à y aller. Elle m'a dit plus tard au téléphone qu'elle reconnaissait à peine sa propre fille : elle était couverte d'ecchymoses et tremblait de tout son corps. Elle n'a même pas eu la force de lever le verre d'eau devant elle. Elle a dit à ma mère qu’elle était tombée malade à cause de l'airco de sa chambre. Ça peut sembler stupide, mais quand j'ai entendu ça, j'ai espéré que c'était vrai.

« Le pays est passé par une nouvelle phase et Loujain a été l'une des premières victimes du nouveau régime. »

C’est quand que vous avez réalisé que Loujain n’allait pas bien ?
Nos soupçons ont été confirmés après le meurtre de Khashoggi [Jamal Khashoggi était un journaliste saoudien qui critiquait régulièrement la famille royale. Le 2 octobre 2018, il a été assassiné dans le consulat saoudien à Istanbul. Toutes les preuves de la responsabilité du meurtre mènent à Mohammed ben Salmane, ndlr]. Non seulement des rapports ont été publiés sur la cause de sa mort, mais on a également entendu parler d’autres militant·es des droits de la femme qui ont été arrêté·es, de princes saoudiens également arrêtés et des tortures qui avaient lieu dans ces hôtels. À ce moment-là, la pièce est tombée et on a dit à Loujain ce qu’on savait.

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Et comment elle a réagi ?
Elle a éclaté en sanglots et a nous a tout dit. Elle a montré toutes ses blessures et a confirmé que l'hôtel où elle était parfois emmenée était un lieu de torture. Elle a été torturée, maltraitée, battue, noyée, et tout ça pendant qu'ils l'humiliaient. Et le but n’était pas d’obtenir quelconque information.

L'un des plus importants conseillers de Ben Salmane, Saoud Al-Qahtani, était là aussi, et a commis des choses horribles. Il l’a forcée à embrasser d'autres femmes, manger jusqu'à ce qu'elle vomisse, puis l'a de nouveau affamée.

Ils jouent un jeu psychologique avec elle, parce qu'ils veulent la briser. Pendant le Ramadan, elle a été forcée de manger alors qu'elle ne le pouvait, ni voulait. Elle ne voit pas de médecins, mais quand il y en a un qui débarque enfin, il parle une autre langue. L'avocat qui lui a été assigné s'est avéré ne pas pouvoir faire quoi que ce soit pour elle non plus : il a dit qu'elle ne pouvait être libérée que si elle acceptait de nier tout ce qui s'était passé au cours des derniers mois, mais elle a refusé. Elle veut un procès équitable, bien que je me demande parfois si elle en aura un jour. Les autorités n’ont aucune preuve qui leur permettent de garder Loujain prisonnière, mais ils ne l’admettront jamais.

En avril 2019, cela faisait quasi un an qu’elle était en cellule d’isolement. Quand Loujain en est sortie pour la première fois et a rejoint les autres détenu·es en février dernier, elle n'était plus habituée à rien. Tous les bruits étaient trop forts pour elle, même une petite tape du doigt sur la table lui faisait mal aux oreilles. Son procès aurait dû commencer en mars, mais ils ont toujours de nouvelles excuses pour le reporter. Et puis depuis juin cette année, ce silence radio… on est devant un mur.

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« Elle a éclaté en sanglots et a nous a tout dit. Elle a confirmé que l'hôtel où elle était parfois emmenée était un lieu de torture. Elle a été torturée, maltraitée, battue, noyée, et tout ça pendant qu'ils l'humiliaient. »

Et pendant ce temps, le prince héritier véhicule l’image d’un progressiste aux yeux du monde extérieur. Comment tu expliques cette contradiction ?
L'Arabie Saoudite n'a jamais connu autant d'oppression que sous le régime actuel ; le pays se transforme lentement en un État policier. Avant, on avait certains contre-pouvoirs, mais depuis 2015, ça a complètement changé.

Je pense qu’on savait tou·tes quelque part que la campagne Women2drive allait atteindre son objectif à court terme. Le gouvernement avait besoin de quelque chose grâce auquel il allait être accepté par la communauté internationale, mais il devait bien sûr donner l'impression que les réformes venaient d'eux.

Aujourd'hui, les femmes ont le droit de conduire et d'aller à des concerts, mais ce n’est qu’une façade. Je peux vous dire qu'aucune femme saoudienne ne va à un concert. À la seconde où quelqu'un te surprend à danser, c'est fini. Oui, la police religieuse a été abolie, mais quelque chose de bien pire a pris sa place : la loi sur la décence publique, qui a donné à chaque policier du pays l'autorité d'arrêter les femmes qu'il pense ne pas être assez « décentes ». Tu vois le paradoxe ? Le système est maintenu subrepticement.

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« Oui, la police religieuse a été abolie, mais quelque chose de bien pire a pris sa place : la loi sur la décence publique, qui a donné à chaque policier du pays l'autorité d'arrêter les femmes qu'il pense ne pas être assez “décentes”. »

Tu m'as dit tout à l'heure que l'oppression était très normalisée. C’est Loujain qui vous a ouvert les yeux sur ce qui se passe en ce moment ?
Honnêtement, la situation est tellement mauvaise en ce moment, que je l'aurais remarqué sans Loujain. Je pense que presque chaque famille saoudienne a un membre de la famille ou connaît quelqu'un qui a été puni·e pour s’être exprimé·e sur les réseaux sociaux. Les gens ont peur.

On vient d'une famille qui est incroyablement fière de son pays et de sa culture. Bien sûr, il y a toujours eu des limites en politique ; des choses dont on ne parle pas. Mais là… De nos jours, tout est une ligne rouge et tu ne sais même pas qui appeler pour parler à ta sœur emprisonnée.

Je me suis toujours dit qu'ils ne tueraient pas Loujain. Ils ne peuvent pas, parce qu’elle est connue dans le monde entier. Mais maintenant quand j'y pense et que je vois combien de prisonnier·es politiques meurent pendant leur emprisonnement, je ne suis plus sûre de rien et j'essaie de me préparer au pire.

« Les femmes ne devraient pas avoir honte de ça. Cette nouvelle vague d'activisme en faveur des droits des femmes tente d'y remédier et Loujain en est le symbole. »

Ça semble très compliqué…
Je perds espoir quand je ne vois plus que le négatif, alors je me dis que je ne me tairai pas, quoi qu'il arrive. Ma sœur est mon plus grand combat, mais je sais qu'elle fait partie d'un combat général encore plus grand. Elle fait partie des personnes qui vont améliorer notre pays, c'est de là que je tire ma force.

Est-ce que l'activisme de Loujain t’a inspirée à faire la même chose pour elle maintenant ?
Bien sûr. Grâce à elle, j'ai pu me rendre compte de tellement de choses, je suis incroyablement fière d'elle. Toute cette situation m'a fait réaliser que l'on ne change rien si l’on se tait. Beaucoup de femmes grandissent avec l'idée que tout ce qui leur arrive est de leur propre faute, simplement parce qu'elles sont des femmes. Ça n'arrive pas seulement en Arabie Saoudite ; le problème est universel. En Belgique, on voit exactement la même chose se produire lorsque des femmes sont victimes de violences ou d'abus : c'est massivement diffusé sur les médias sociaux et il y a des hashtags qui circulent et qui portent le nom de la victime. C’est bien d'en parler. Les femmes ne devraient pas avoir honte de ça. Cette nouvelle vague d'activisme en faveur des droits des femmes tente d'y remédier et Loujain en est le symbole.

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