La fascinante histoire du délicieux Kraft Dinner
Montage: Mathieu Rouland. Source: Archives Kraft Foods et Wiki Commons

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La fascinante histoire du délicieux Kraft Dinner

À défaut de déguster une tranche de fromage, voici une tranche d’histoire.

Il n’y a rien qu’un gros bol de nouilles orange fumantes ne saurait régler, encore moins s’il est mangé à la cuiller de bois, directement dans la casserole, sur le divan, à côté d’un chat.

D’aussi loin que je me souvienne, le Kraft Dinner a toujours fait partie de ma vie. Je pense que je serais gênée de savoir combien de boîtes j’ai apprêtées durant ma courte existence. C’est le premier repas que j’ai appris à cuisiner lorsque mon père nous laissait seuls à la maison durant les vacances d’été, celui qui se cuisine dans les ruptures comme dans les soirées en amoureux passées sous le signe de la paresse, entre amis ou devant un laptop en fin de session, sur l’heure du midi en famille ou torchés raides à 3 heures du matin. Le Kraft Dinner est aussi polyvalent qu’il est orange fluo.

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En sixième année, en cours d’anglais, lorsqu’il m’a fallu présenter une recette en exposé oral, j’ai saisi l’occasion de détailler à mes pairs la confection du Kraft Dinner. J’ai eu une mauvaise note; l’enseignante n’a pas été impressionnée par les succincts « boil water, boil pasta, add powder, milk and butter. Stir, eat ».

Si seulement j’avais eu suffisamment de mots pour m’exprimer en anglais convenablement, j’aurais pu lui expliquer que c’est dans cette simplicité que réside toute l’ingéniosité de la chose.

En moins de 10 minutes et encore moins d’étapes, on part d’une boîte en cartron (sic) et d’un sachet de poudre infecte pour créer un torrent de glucides parfaitement crémeux et savoureux, qui réchauffe d’abord le système digestif, puis l’âme. Le Kraft Dinner, c’est plus qu’un repas, c’est un réconfort en boîte.

Kraft dinner

C’est d’ailleurs cette simplicité qui a piqué la curiosité du professeur de technologie et d’entrepreneuriat à Harvard, David S. Ricketts. Ou plutôt, la simplicité avec laquelle on en est venu à son invention, soit l’union d’une technologie – le fromage transformé – et d’une simple boîte de macaronis.

« Ils ont utilisé une technologie à laquelle personne ne s’intéressait ou que personne ne comprenait et ont créé un produit novateur. Je trouve que, lorsqu’il est question d’innovation, les gens pensent surtout « technologie », « invention » ou « brevets ». Ils ne pensent pas aux idées simples qui font que les choses se concrétisent réellement », explique-t-il.

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Il faut remonter au début du siècle dernier pour connaître les origines de la nouille couleur soleil couchant. Il faut se replacer dans un contexte où le réfrigérateur n’a pas encore fait son entrée chez les ménages nord-américains.

Tel que le rapporte l’ International Directory of Company Histories, au début des années 1900, le fromage est vendu sous forme de grandes meules rondes qui pourrissent rapidement lorsqu’elles sont entamées.

En 1915, un an après avoir ouvert sa première usine de fromage en Illinois, James Lewis Kraft, fils d’un fermier canadien, met au point un nouveau produit : un fromage transformé, pasteurisé, servi en boîte de conserve. Le professeur Ricketts explique que la texture et le goût de ce fromage s’apparentaient à celle du fromage jaune que Kraft vend aujourd’hui en tranches, mais qui alors se vendait en un seul bloc, dans une boîte en métal.

En 1916, James L. Kraft brevette ce procédé pour émulsifier le fromage : une méthode qui permet de le pasteuriser, sans pour autant perdre sa texture lorsque soumis à de hautes températures. Durant la Première Guerre mondiale, six millions de livres de ce fromage en conserve sont vendues à l’armée américaine.

Mais le professeur Ricketts indique que seul, en tant qu’ingrédient à ajouter dans une recette, ce fromage transformé n’était pas très populaire auprès des consommateurs américains.

L’invention du Kraft Dinner, tel que le magazine Walrus le rapporte, est l’initiative d’un vendeur de Saint-Louis, ville américaine située juste à l’extérieur de la frontière de l’Illinois, au Missouri. À l’aide d’un simple élastique en caoutchouc, il a attaché une boîte de pâtes alimentaires et un sachet de fromage pasteurisé de Kraft. Il a convaincu les épiciers de vendre le tout comme étant un produit unique. En 1937, le Kraft Dinner venait de voir le jour.

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kraft dinner

La boîte de Kraft Dinner en 1937. Source: Archives Kraft Foods

C’est là que David S. Ricketts trouve tout le génie du produit. « Il y a une différence entre un ingrédient et une solution complète. C’est comme créer une pièce d’automobile ou une vraie automobile : la voiture est beaucoup plus populaire que la pièce. »

Le produit se conserve sur les tablettes pendant facilement 10 mois, ce qui est pratique dans un monde sans réfrigérateur. Le contexte historique était en outre favorable à l’explosion de la popularité du produit. Les Amériques avaient depuis longtemps sombré dans la Grande Dépression. Et une boîte de Kraft Dinner, ça se vendait au départ 19 sous.

« La beauté de ce produit, c’est qu’il ne coûtait rien. C’est ce qui a fait son succès. Ce n’était pas un produit de luxe, il était bon marché, pour les masses. Et durant la dépression, être bon marché, c’était important. C’était aussi dur d’avoir de l’argent que de le dépenser », rappelle le professeur Ricketts.

Puis est survenue la Deuxième Guerre mondiale. Le rationnement a fait grimper la popularité des repas sans viande. Et avec les femmes qui ont graduellement pris leur place sur le marché du travail, délaissant leur rôle au foyer, les repas rapides et simples étaient plus recherchés. Au Canada seulement, on est passé de 8 millions de dollars de ventes de Kraft Dinner en 1939 à 14 millions en 1945. Aux États-Unis, un coupon alimentaire permettait d’acheter deux boîtes de Kraft Dinner. On estime à 50 millions le nombre de boîtes qui s’y sont vendues durant la guerre.

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Kraft Dinner 1952

Pourquoi le produit a su traverser les âges? Le professeur David S. Ricketts y voit bien évidemment un succès marketing de Kraft, mais aussi une passion toute simple des consommateurs pour les aliments gras et sucrés.

On sait que Kraft domine aujourd’hui, et qu’elle domine depuis longtemps. En 1930, elle détenait 40 % du marché du fromage américain. Par de multiples acquisitions et fusions de grosses sociétés, elle a su se positionner en géant du secteur alimentaire. Aujourd’hui, Kraft Foods se retrouve sous la bannière Kraft Heinz, la cinquième plus grande société de l’industrie des produits alimentaires et des boissons au monde.

Kraft Dinner 1999

Le Kraft Dinner est partout. Chaque jour, sous le signe de l’unifolié, il se consomme 250 000 boîtes de pâtes à saveur de nostalgie, contre un million de boîtes sous la bannière étoilée. C’est dire que chaque Canadien mange un peu plus de deux boîtes et demie de Kraft Dinner par année, contre une boîte par an pour les Américains.

Les Canadiens sont donc de bien plus grands consommateurs que leurs voisins du Sud : toute proportion gardée, nous mangeons 150 % de plus de Kraft Dinner qu’eux.

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Le professeur Ricketts y voit une différence culturelle. Selon lui, aux États-Unis, le macaroni au fromage est considéré comme un repas d’enfants : il peut être savouré par quelques ados, mais plus rarement par les adultes, à moins qu’il s’agisse d’une version plus « gourmet ».

Peut-être sommes-nous réellement de plus grands adeptes de la nouille fromagée. Je puis dire que c’est avec la plus grande fierté que nous portons cette passion du Kraft Dinner, moi, ma boîte bleue, mon intolérance au lactose, mes oignons caramélisés, mes rondelles de saucisses à hot-dog et mon poivre fraîchement moulu sur le dessus.

Justine de l'Église est sur Twitter .