L’histoire méconnue de Blondie B, pionnière du rap au Québec

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Culture

L’histoire méconnue de Blondie B, pionnière du rap au Québec

Tout commence au bar Checkers, un repère de la musique noire à Montréal.

Au début des années 80, à l’époque de Cameo, Midnight Star, SOS Band, Delegation et Shalamar, deux jeunes femmes se glissent devant une file d’attente pour attirer l’attention d’un portier. Elles sont devant le Palace, l’un des clubs les plus en vue de Paris.

« Je ne parle pas très bien le français… I’m from New Yorkbut I got this record and we rapCan we get in? » lance Ludmila Zelkine avec un faux accent anglophone, brandissant fièrement devant les yeux du colosse un vinyle douze pouces. Elle n’était pas vraiment de New York. Mais son aisance avec les langues lui permettait de le faire croire.

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« Une fois à l’intérieur, on a pris le micro, on a mis des instrumentaux de Grandmaster Flash and we just hit it. T’imagines, en 1983, dans le DJ booth du Palace à Paris? Des superstars! On disait des conneries, on improvisait », ricane Zelkine, qui deviendra mieux connue sous le nom de Blondie B.

Blondie B et sa complice Teddy Bear, née Yanick Toussaint, ont joué ce petit jeu dans plusieurs bars de l’hexagone. Elles rappaient depuis quelques mois seulement.

Il y a eu des rappeurs avant Blondie B, mais au féminin, elle était la première à Montréal. À tout le moins, la première à laisser sa marque. Rencontre avec une pionnière de la scène hip-hop québécoise.

Le Checkers

Pour le premier acte de la carrière de Blondie B, le décor est planté dans le quartier Mile End de Montréal.

« J’avais 19 ans et je travaillais au Checkers, un bar sur l’avenue du Parc. C’était le club noir de l’époque, et j’étais serveuse là-bas. J’étais la seule blanche dans le club au départ. C’était funky en 1983. Tu avais deux parties dans le club : le club noir, où les universitaires écoutaient du funk, et puis, au fond, à droite, derrière le bar, il y avait une section pimps and hookers only. En 1983, c’était la cocaïne à fond. C’était juste avant que les gangs jamaïcains de Toronto se battent avec les gangs de Montréal. Ça commençait à être un peu chaud », relate-t-elle. La clientèle lui avait alors donné le surnom de Blondie.

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Vers juin 1983, Ludmila et Yanick sortent dans un club montréalais et tombent par hasard sur une prestation de breakdance.

« On était bouche bée. Moi, j’étais enflammée par le beat, la musique, la danse, le rap… On trouvait ça extraordinaire. Comme Yanick et moi avions des personnalités d’enfer, on est allées leur parler tout de suite. On est allées prendre un verre et on est retournées à la maison. Ils sont restés deux jours. Le DJ en question, c’était celui qui allait faire Rockit avec Herbie Hancock. Il avait l’air de rien. On a craqué. C’était GrandMixer D. ST. et Shahiem Johnson », s’étonne-t-elle encore.

En effet, au cours du même mois, juin 1983, le géant du jazz Herbie Hancock allait lancer Rockit, l’un des plus grands succès crossover du monde du hip-hop des années 80. La carrière de GrandMixer D. ST., qui l’accompagnait aux wheels of steel, s’apprêtait à prendre une envergure internationale.

Polyglotte de père en fille

Dans la foulée de cette rencontre, Ludmila s’est mise à rapper. « La Blanche qui parle français… j’avais l’air conne à faire du rap. Le monde me disait : “Mais t’es malade? Comment tu peux oser même faire trois phrases et faire du rap?” Mais moi, j’aimais ça », insiste-t-elle.

« Ce qui m’a sauvée, c’est que non seulement j’étais la waitress du Checkers et que j’avais le sens du rythme, mais j’ai tout de suite écrit des paroles en français, anglais, espagnol, russe… La compétition était telle que, en tant que Blanche, je me serais fait fracasser. Mais avec des paroles étrangères, ça leur a fait dire : “ OK, you got this” », explique Ludmila Zelkine.

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Le père de Blondie B, Alexandre Zelkine, né à Lyon d’un père russe et d’une mère française, était chansonnier. Il chantait en neuf langues. Sa musique et sa passion de la photo l’ont amené à arpenter le globe avant de s’établir à Montréal au cours des années 60, où il a fait un malheur dans les boîtes à chanson. Dès son enfance, Ludmila participait à un enregistrement de son père réalisé par Gilles Valiquette.

De son côté, Teddy Bear, née à New York dans une famille haïtienne, ajoutait le créole aux langues que les rappeuses pouvaient utiliser. Teddy Bear et Blondie B ont vite été présentées à Mike Williams, animateur d’une émission de radio de musique rap et urbaine diffusée sur les ondes de CKGM, à Montréal. C’est d’ailleurs à l’émission de Williams qu’elles ont fait la rencontre d’un autre duo féminin qui rappait au cours de la même période qu’elles : Wavy Wanda et Baby Blue.

« Mike Williams nous invitait le samedi à CKGM, on allait au studio et on faisait du live. Il y avait [Wavy Wanda et Baby Blue], DJ Ray, Shawn One, qui était vraiment bon aussi… On était toute une gang, on était dix dans le studio. On se respectait tous les uns les autres », se souvient-elle.

La fin de Blondie B

Au milieu des années 80, la violence entrait en éruption dans le milieu où Ludmila baignait. Des gangs de rue s’affrontaient pour prendre le contrôle du marché de la cocaïne à Montréal. Elle ne voulait pas se trouver mêlée à ça.

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« Ça devenait très chaud parce qu’on commençait à être bien connues. Il fallait que je m’éclipse de façon noble, sans me faire cracher dessus. J’ai eu plusieurs embrouilles dangereuses en tant que femme de 20 ans à l’époque », relate-t-elle.

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C’est alors qu’elle est partie travailler sur des bateaux de croisière et s’est mise à faire le tour du globe.

Aujourd’hui, Ludmila Zelkine a 54 ans. Elle habite aux États-Unis. Yanick Toussaint a le même âge et demeure en Corse. En février dernier, elles se sont revues, en compagnie de Butcher T., leur DJ. Une rencontre émouvante, confie Zelkine.

« Dans mon for intérieur, réfléchit-elle, je suis heureuse de pouvoir dire que, yes, I did make a difference! J’ai fait une différence, j’étais avant mon temps. Mon grand rêve : avant de mourir, j’aimerais revoir D. ST. »