On peut faire beaucoup de choses avec 300 millions de dollars, surtout dans le domaine du jeu vidéo. C’est à peu près ce qu’ont coûté Call of Duty : Modern Warfare 2 et GTA V, deux des plus gros blockbusters de l’histoire du divertissement vidéoludique, frais marketing compris. Cependant ces deux titres emblématiques viennent d’être dépassés dans leur coût par un challenger étrange : Star Citizen.Star Citizen est un jeu de simulation spatiale massivement multijoueur à l’ambition démesurée. Son studio de développement, Cloud Imperium Games, promet des combats de vaisseaux titanesques dans un univers d’une richesse invraisemblable : des centaines de planètes et de stations spatiales explorables, une économie complexe et permissive, une dizaine de civilisations extraterrestres… Un système de professions permettra aux joueurs d’entrer dans la mêlée dans la peau d’un combattant, d’un contrebandier, d’un explorateur et tant d’autres choses encore, peut-être toutes à la fois. Tout ça, aux frais des joueurs uniquement.
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Car contrairement à Call of Duty, GTA et leurs confrères institutionnels, Star Citizen est intégralement financé par le crowdfunding. Depuis 2012, presque trois millions d’internautes ont confié des sommes d’argent plus ou moins importantes à Cloud Imperium Games. La semaine dernière, l’ensemble de leurs donations a dépassé les 300 millions de dollars. Le problème, c’est que cette somme délirante n’a pas encore permis de mener le développement de Star Citizen à bien. Après presque dix ans de gestation, l’aspirant space opera de référence semble même loin de voir le jour.A l’origine, Star Citizen devait être publié en 2014. Mais aujourd’hui, seule une fraction du contenu promis est accessible aux joueurs : le site officiel du jeu ne mentionne que six endroits majeurs à visiter.En sus, les promesses de Star Citizen dépassent largement celles d’un jeu de rôle spatial de grande envergure. D’un point de vue technique, le jeu vise tout aussi gros. Les joueurs pourront utiliser des vues à la troisième ou la première personne, auquel cas les fusillades tutoieront le dynamisme des FPS les plus raffinés. Dans l’espace, les distances d'affichage atteindront plusieurs centaines de milliers de kilomètres. Surtout, les joueurs seront rassemblés dans un immense univers persistant : pas question de les laisser évoluer sur des serveurs de quelques dizaines de personnes, ils pourront unir leurs forces pour créer leurs propres factions et façonner leurs propres histoires, comme dans EVE Online.
Une gestation difficile
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Mais une fois de plus, la réalité traîne derrière les promesses. En dépit du fait que le jeu propose déjà deux dizaines d’armes environ, elles semblent souvent bien molles. Le moteur physique est à la peine, lui aussi : du corps des ennemis assassinés aux véhicules, les objets de Star Citizen ont une fâcheuse tendance à rebondir sur les décors. Sans oublier les serveurs, qui peinent à accomoder une cinquantaine de joueurs alors que Cloud Imperium Games a promis des vaisseaux nécessitant 80 opérateurs pour fonctionner. Pour les non-fans, tout ceci transmet un mélange de gêne et d’inquiétude. Qu’importe, fans et développeurs tiennent bon.Sam a réuni presque 8 000 abonnés sur la chaîne YouTube qu’il a entièrement dédiée à Star Citizen. Selon ses chiffres, les fans du jeu ont un certain âge : entre 25 et 45 ans, surtout des hommes. Comme Chris Roberts, beaucoup ont grandi dans une culture geek désormais vieillissante, celle de Star Wars, du Seigneur des Anneaux et de Donjons & Dragons. La perspective d’un univers aussi riche que celui de ces licences légendaires garde leur enthousiasme vif et leur patience olympienne malgré le passage des années. « Ils ne sont pas pressés comme un vrai studio avec des investisseurs, assure Sam. Ils veulent et peuvent être novateurs, ils ont le temps et l’argent pour le faire. Nous sommes prêts à recevoir un jeu qui ne remplit pas toutes ses promesses. »Cet idéalisme jamais douché pour un concept plutôt qu’un jeu se manifeste particulièrement dans le système de financement de Star Citizen. A l’origine, Chris Roberts souhaitait faire appel au financement participatif pour bricoler un proto-jeu susceptible d’attirer des investisseurs. L’objectif annoncé sur Kickstarter à la fin de l’année 2012, au temps des grands succès du crowdfunding dans le domaine des jeux vidéo, était d’un demi-millions de dollars. Comme le veut la discipline, les participants se voyaient alors proposer des récompenses proportionnelles au montant de leur engagement : le jeu, le jeu et un vaisseau, le jeu et un meilleur vaisseau et une poignée de crédits galactiques pour bien commencer l’aventure… Un mois plus tard, Cloud Imperium Games avait déjà récolté six millions de dollars avec l’aide de ces promesses de biens virtuels.
Le créateur de Star Citizen, Chris Roberts, n’a jamais camouflé la démesure de ses ambitions créatives. Après avoir conçu l’un des jeux de simulation spatiale les plus populaires des années 90, entre autres, ce Californien aux regard lumineux a fait une embardée sans grand succès dans le cinéma. Lorsqu’il a annoncé que le développement de son jeu avait déjà commencé et qu’il était en recherche de financement lors d’une conférence à la fin de l’année 2012, il n’avait pas trempé dans le jeu vidéo depuis plus de dix ans. Les fans ont tout de même répondu à son appel.« Ils ne sont pas pressés comme un vrai studio avec des investisseurs. Ils veulent et peuvent être novateurs, ils ont le temps et l’argent pour le faire »
Idéalisme-nerdisme avant tout
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En bon créateur avide de liberté, Chris Roberts a alors décidé que son studio de développement ne compterait plus que sur l’argent des futurs joueurs. Dans les années 90, il avait déjà manifesté cette soif d’indépendance en abandonnant un poste confortable dans l’une des plus fameuses entreprises vidéoludiques de l’époque pour empocher 75 millions de dollars de Microsoft et concevoir les jeux qui lui faisaient envie, comme il l’entendait. Pour s’assurer le soutien financier d’un nombre encore plus importants de joueurs, Cloud Imperium Games a alors imaginé un nouveau système : la vente de vaisseaux.
Concessionnaire galactique
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Aujourd’hui, les fragments de ce qui sera peut-être un jour Star Citizen et leur vaisseau de base sont disponibles pour une cinquantaine de dollars, mais d’autres engins plus perfectionnés s’écoulent pour 2 000, voire 3 000 dollars, même s’ils n’existent encore que sur le papier. Et les fans paient : les 200 exemplaires du Javelin Destroyer, un vaisseau à 2 500 dollars pièce, se sont écoulés en quelques minutes. Cette approche du financement participatif par concession de vaissaux spatiaux imaginaires a rencontré un succès tel qu’elle a engrangé la majeure partie de la fortune de Cloud Imperium.Après avoir précisé que les vaisseaux les plus coûteux étaient destinés à des groupes de plusieurs dizaines de joueurs, Sam affirme ne pas voir de problème dans ce commerce de vent : « Les gens qui souhaitent mettre de l’argent dans Star Citizen doivent savoir qu’ils ne paient pas pour un jeu, mais qu'ils soutiennent un projet. Et puis, personne ne force qui que ce soit à investir des milliers de dollars…» Soit. Mais reste un problème majeur : si le commerce des vaisseaux marche si fort, pourquoi le développement avance-t-il si lentement ? Où va cet argent avec lequel un studio financé par des investisseurs privés aurait sans doute déjà pondu un titre à succès ?« Les gens qui souhaitent mettre de l’argent dans Star Citizen doivent savoir qu’ils ne paient pas pour un jeu, mais qu'ils soutiennent un projet »
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Beaucoup de monde, beaucoup d'argent, beaucoup de problèmes
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Des témoignages d’employés de l’époque indiquent que l’ambiance au sein de Cloud Imperium souffrait aussi d’un management opaque. Certaines personnes auraient été licenciées brutalement. Chris Roberts a également été décrit comme un patron aussi exigeant qu’envahissant : de son propre aveu, le père de Star Citizen mettait un point d’honneur à guider l’intégralité du processus créatif. « Si je veux un redesign d’un vaisseau, c’est mon problème, a-t-il déclaré à Kotaku en 2016. Pas celui d’un directeur de création. » Tous ceux qui travaillaient à ses côtés étaient libres de proposer des idées, bien sûr. Mais aucune ne prévalait automatiquement sur les siennes. Un univers, une seule vision.
Le temps et les caisses de Cloud Imperium ont beaucoup souffert d’un autre choix initial hasardeux : celui du moteur du jeu. Chris Roberts a choisi de développer Star Citizen grâce au CryEngine, une plateforme plutôt conçue pour les jeux de tir de petite envergure. Les distances d’affichage, l’intelligence artificielle et l’éclairage désirés par le démiurge californien, entre autres, étaient inaccessible au CryEngine en l’état. Le studio a donc dû le modifier dans de telles proportions que certains observateurs ont décrété qu’il aurait été plus judicieux d’utiliser l’énorme budget du projet pour bâtir un moteur de jeu tout entier.« Je connais des gens qui ont mis 1 000, 1500, 3 000 euros dans le jeu »
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Et puis, en octobre 2016, Cloud Imperium a annoncé qu’il abandonnait le CryEngine pour Amazon Lumberyard, une décision qui a sans doute augmenté la charge de travail de ses employés. Encore du temps perdu. Un an plus tard, Crytek, le producteur du CryEngine, a annoncé qu’il attaquait le studio en justice pour rupture de contrat et viol de la propriété actuelle. La procédure a été résolue hors des tribunaux au début de l’année 2020 selon des termes mystérieux, mais sans doute coûteux. Une mésaventure qui aura coûté presque un million de dollars de frais de justice à Cloud Imperium.