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Drogue

Emily Murphy, héroïne féministe et monstre raciste

Le premier ministre Justin Trudeau a récemment rendu hommage à la célèbre militante canadienne pour les droits des femmes, faisant l’impasse sur le sombre passé de cette dernière.
Image : Wikipedia Commons

Cet article a été initialement publié sur VICE Canada.

La célébration annuelle de l'histoire du Canada a été constamment souillée, que ce soit par les remarques concernant les tendances génocidaires de John A. MacDonald, ou par les protestations contre la statue d'Edward Cornwallis, le fondateur de Halifax qui payait des primes à quiconque tuait des Mi'kmaqs, enfants compris.

Le gouvernement fédéral espérait peut-être rectifier le tir en organisant la Semaine de l'histoire du Canada de cette année sur le thème des droits de l’homme. Ce qui nous amène à l'icône historique Emily Murphy, leader d’un groupe de féministes connues sous le nom des Célèbres cinq. Le mois dernier, le premier ministre canadien Justin Trudeau a décrit Murphy et ses amies comme des « pionnières de la justice sociale » qui ont « façonné l'avenir du pays ». Ce qui est vrai. Ce que Trudeau a omis de dire, en revanche, c’est que l'influence de Murphy a été aussi grandiose que grotesque.

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Murphy prouve que l'histoire n'est pas seulement écrite par les vainqueurs – elle est également modifiée par leurs descendants. Il n’y a qu’à voir ses « Minutes du patrimoine » des publicités gouvernementales lancées en 1992 et devenues cultes, visant à alimenter le patriotisme, et fièrement repostées sur la chaîne Youtube d’Historica Canada l'an dernier.

Dans ces publicités, l'actrice Kate Nelligan, qui a été nominée aux Oscars, explique comment Murphy, la première femme juge de l'Empire britannique, a mené un combat de toute une décennie pour que les femmes canadiennes soient légalement reconnues comme des personnes à part entière. (La plupart des femmes, en fait. Les femmes autochtones attendent toujours, en 2017, l'adoption du projet de loi S-3, une modification de la loi sur les Indiens ordonnée par le tribunal visant à éliminer les « iniquités fondées sur le sexe ».)

En remportant l‘affaire « personne », Murphy a naturellement gagné une place dans l'histoire, une plaque à son nom au Sénat, un parc en son honneur à Edmonton, ainsi qu’une statue à son effigie sur la colline du Parlement – en plus d'être immortalisée sur les billets de 50 dollars. Si vous allez faire un tour sur le site Famou5.ça, vous en apprendrez beaucoup sur Murphy – mais pas sur la façon dont elle a répandu la panique raciste à travers le Canada, ni sur le fait qu’elle est largement considérée comme la mère de la prohibition de la marijuana.

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Ces « Minutes du patrimoine » présentaient Murphy comme « l'auteure des livres de Janey Canuck [et] la pionnière dans la guerre contre les stupéfiants ». Elles ont omis, en revanche, de mentionner son soutien en faveur de l’eugénisme, qui a contribué à l'adoption en 1928 de la loi d'Alberta sur la stérilisation sexuelle, qui entraîna la stérilisation forcée de près de 5 000 femmes handicapées mentales. Une biographie télévisée de Murphy réalisée en 1999 et disponible sur YouTube, admet que ses découvertes ont inspiré la législation antidrogue dans les années 1960, mais rejette la critique moderne : « Cela semble raciste aujourd’hui, et je suppose que ça l’est, mais c'est ce qui a résulté de ses recherches. »

Murphy a d'abord publié ses recherches sous le pseudonyme de Janey Canuck dans une série d'articles pour l’hebdomadaire Maclean's qui, selon le livre Crime and Deviance in Canada : Historical Perspectives, a été commandée « dans le but précis de susciter l’intérêt public pour une législation antidrogue plus stricte ». En 2010, le magazine a même publié un mea culpa intitulé « Le secret honteux de Maclean’s ».

Ces articles sont devenus la base du best-seller de Murphy paru en 1922, The Black Candle. Sa thèse était que les « étrangers de couleur » avaient formé un syndicat de la drogue appelé The Ring pour « provoquer la chute de la race blanche ».

Sa prose lugubre mettait en garde contre la consommation d’opium, qui donnait lieu à « l'incroyable phénomène d'une femme éduquée, élevée dans une atmosphère raffinée, fréquentant les classes les plus inférieures d'hommes jaunes et noirs ». Elle y écrivait également que les dealers « de race jaune » prévoyaient de « gouverner le monde », et que « certains des nègres entrant au Canada avaient des idées similaires, à savoir contrôler les hommes blancs ». Le sentiment anti-chinois à Vancouver avait déjà fait interdire l'usage non médical de l'opium en 1908, suivi de la cocaïne et de la morphine en 1911.

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À l'époque, le cannabis était presque inconnu au Canada, ce qui a permis à Murphy de prétendre qu'il s'agissait d'un poison qui mènerait tout droit vers une « mort prématurée », après avoir transformé ses consommateurs en « fous furieux susceptibles de tuer ou de s'adonner à la violence envers autrui, et ce, en ayant recours aux méthodes des plus cruelles et des plus sauvages ». Elle a même failli gagner un prix Nobel pour avoir publié ces « recherches ».

Dans son livre intitulé Jailed for Possession, Catherine Carstairs, professeure à l'Université de Guelph, affirme que l'influence de Murphy a été « surestimée par les spécialistes de la drogue ». Mais elle reconnaît aussi que « les articles de Murphy ont marqué un tournant, et que son livre… a propagé la panique de la drogue à Vancouver à un plus vaste auditoire canadien ». L'opinion publique, bien sûr, a servi de propulseur, et le cannabis a été ajouté à la loi antidrogue du Canada un an après la publication de Black Candle. Le Canada a été le premier pays occidental à le faire, 14 ans avant les États-Unis.

Pourquoi tout cela présente-t-il un quelconque intérêt en 2017 ? Parce qu'il est important de reconnaître que l’interdiction de la marijuana est née et a grandi dans le racisme afin de ne pas laisser ce passé problématique dicter notre avenir.

« Plus de 500 000 Canadiens présentent des infractions mineures en matière de drogue dans leur casier judiciaire », a déclaré la ministre de la Santé canadienne, Ginette Petitpas Taylor, lors d'une conférence de presse qui s’est tenue le 21 novembre. « Nous posons simplement la question : les personnes en possession de marijuana à des fins personnelles devraient-elles être exclues du marché, ou devrions-nous les considérer ? »

Un récent rapport du Toronto Star a révélé que les Noirs sans antécédents criminels sont trois fois plus susceptibles d'être arrêtés pour possession que leurs homologues blancs. Même le député (et ancien chef de police) Bill Blair a reconnu en 2016 que « l'une des grandes injustices de ce pays est la disparité et la disproportion de l'application de ces lois et de leur impact sur les communautés minoritaires et autochtones. »

Donc, si les personnes de couleur sont tenues à l'écart de l'industrie au motif qu'elles ont des antécédents criminels, cette disparité et cette disproportion se poursuivront – et Emily Murphy continuera de se tromper de combat.

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