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Photos : Sakir Khader
Société

Comment le village de Beita est devenu un symbole de la résistance palestinienne

Au milieu de ces débordements de violence, difficile de saisir les réalités du quotidien des Palestinien·nes sous occupation. Voici le cas de Beita, un petit village qui s’est battu pour avoir accès à ses propres terres.
Tim Fraanje
Amsterdam, NL

Retour en mai 2021. Le monde entier assiste à une nouvelle explosion de violence entre Israël et la Palestine. Cette crise a été déclenchée par les manifestations palestiniennes contre l’expulsion de quatre familles de Jérusalem-Est, occupée et annexée par Israël. Elle s’est ensuite poursuivie avec l’assaut de la mosquée Al-Aqsa, le troisième lieu le plus saint de l’islam. Plus de 256 Palestinien·nes et 13 Israélien·nes ont perdu la vie au cours des semaines de troubles qui ont suivi.

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Deux ans plus tard, le Hamas, l’organisation politique et militaire au pouvoir à Gaza, vient de lancer une attaque contre Israël, précipitant ainsi l’état de guerre. À ce jour, plus de 1 000 Israélien·nes et 700 Palestinien·nes ont été tué·es, mais le bilan des victimes est destiné à s’alourdir.

Si de nombreuses personnes ont du mal à comprendre les motivations derrière cette éruption de violence, les relations entre Israël et les territoires palestiniens se sont pourtant rapidement détériorées au cours des dernières années. Le Hamas a baptisé cette attaque le « Déluge d’Al-Aqsa » en raison des raids israéliens dans la mosquée symbolique du centre de Jérusalem en 2022 et 2023.

Cette année, la coalition d’extrême droite au pouvoir en Israël a également intensifié les raids en Cisjordanie et a clairement affiché son intention d’en annexer de vastes parties, un acte illégal en vertu du droit international. De plus, bien que les pays voisins aient toujours placé la question palestinienne au cœur de leurs relations diplomatiques avec Israël, leur attitude commence lentement à changer. En 2020, les Émirats arabes unis et le Royaume de Bahreïn ont signé une série d’accords avec Israël afin de normaliser leurs relations, et l’on craint que l’Arabie saoudite ne soit également sur le point de conclure un accord similaire.

En résumé, un nombre croissant de Palestinien·nes estime que le seul moyen de conserver un ancrage sur leur terre et de revendiquer leur droit à l’autodétermination est le conflit armé. Si cela fait longtemps que les expert·es mettent en garde contre le risque que cela puisse bientôt mener à une Troisième Intifada, l’offensive du Hamas semble avoir pris les devants.

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Au-delà des images des raids aériens sur Gaza, il est souvent difficile de se représenter la situation dans les territoires palestiniens occupés. L’un des aspects de cette occupation, rarement évoqué dans les médias, est la manière dont les colons israéliens séparent progressivement les communautés locales palestiniennes de leurs terres.

Le petit village de Beita, situé à 13 kilomètres au sud de la ville palestinienne de Naplouse et dont le nombre d’habitant·es s’élève à 15 000, offre un aperçu de ce processus d’effacement. La communauté avait jusqu’à présent réussi à défendre sa terre, mais récemment, des tensions ont à nouveau éclaté.

Le 2 mai 2021, un convoi de colons israéliens a installé une cinquantaine de caravanes sur le mont Sabih tout proche, en plein milieu des oliveraies dont Beita et trois autres villages voisins dépendent économiquement. La colonie d’Evyatar, qui n’avait pas été approuvée par le gouvernement israélien, était la quatrième tentative de construction d’un avant-poste dans la région. Cette fois, les colons sont restés pendant plus d’un mois, protégés et assistés par l’armée israélienne.

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Les habitant·es de Beita n’ont pas accepté que leurs terres soient ainsi accaparées. Si la colonie était devenue permanente, ils n’auraient plus pu accéder à leurs oliveraies. En plus des traditionnelles manifestations du vendredi qui se tiennent chaque semaine dans toute la Palestine, d’autres manifestations ont été organisées, de jour comme de nuit. Lors de celles-ci, ils ont utilisé des lasers, des pneus enflammés et fait énormément de bruit afin d’incommoder les colons et les pousser à partir.

La méthode Beita a fini par porter ses fruits, partiellement du moins : en juin, les colons ont conclu un accord avec le gouvernement israélien et ont quitté les lieux. Mais l’accord stipulait aussi que la zone serait transformée en base militaire et en école religieuse, ouvrant la possibilité que les colons reviennent un jour. Leurs maisons, désormais vides, sont toujours là.

Ce succès partiel a coûté très cher aux Palestinien·nes : les manifestations ont été violemment réprimées par l’armée israélienne, qui a tué dix adultes et ados non armés, dont un activiste reconnu, et blessé des milliers de personnes. Selon une déclaration du chef du conseil de Beita à B'Tselem (l’ONG israélienne de défense des droits de l’homme), plus de 150 villageois·es se sont également vu retirer leurs permis de travail en Israël, perdant ainsi leurs moyens de subsistance.

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En octobre 2021, les habitant·es ont enfin pu retourner dans leurs oliveraies pour la récolte. Mais cette bataille n’est pas encore terminée. En février 2022, la justice israélienne a effectivement autorisé le retour des colons. Cette année, Beita et ses environs ont été l’objet de multiples raids de colons et de l’armée israélienne. Des soldats ont été filmés en train de tirer dans la nuque d’un villageois non armé lors de l’un de ces raids.

La décision finale appartient maintenant au ministère de la Défense. En attendant, les manifestations ont repris chaque vendredi après la prière.

Sakir Khader est un réalisateur de documentaires néerlando-palestinien. Ses arrière-grands-parents ont vécu à Beita et il a de la famille dans toute la région. Le père de Sakir vit aux Pays-Bas depuis qu’il est gosse, mais ils allaient chaque année en Palestine pour rendre visite à leur famille. Entre juin et novembre 2021, Sakir a effectué deux voyages à Beita pour documenter le quotidien dans ce village autrefois paisible devenu le visage de la résistance contre les colonies israéliennes.

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Sakir Khader et sa camera.

Sakir et sa camera.

Dès ses premières scènes, le documentaire qui en résulte, intitulé The Resistance of Beita (« La Résistance de Beita », disponible uniquement en néerlandais), montre ce contraste. Il est question de la mort d’un jeune manifestant dont Sakir a été témoin l’été dernier. « Quelques instants avant, j’étais avec lui sous un arbre, on était assis sur un rocher, se souvient Sakir. La première balle m’a manqué de peu. »

Quand il revient sur les événements de cette journée, le jeune homme raconte s’être abrité derrière un réservoir d’eau et avoir entendu deux autres coups de feu après le premier. « Le troisième a émis un son très sourd – bam, il a traversé son crâne, continue-t-il. Je me doutais de qui c’était, mais je n’étais pas sûr : il y avait une énorme foule et du sang partout. Ce que j’ai entendu ensuite m’a confirmé qu’il s’agissait bien de lui. Mohammed, Mohammed. Je suis resté planté là à pleurer pendant un moment. J’étais submergé par l’émotion. Mais après, il faut se ressaisir et continuer à filmer. »

Bien qu’il ait grandi aux Pays-Bas, Sakir n’est pas étranger à la violence militaire israélienne. « J’avais 10 ou 11 ans lorsque Kosay, mon neveu et meilleur ami, a été tué », raconte-t-il. L’incident s’est produit à Naplouse en avril 2002, pendant la Seconde Intifada. « Il était allé au jardin pour regarder les soldats à travers un trou dans le mur. Il a reçu deux balles dans le cœur. » Kosay était également âgé de 11 ans.

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Après quelques semaines de manifestations à l’été 2021, les sites d’actualités internationaux ont commencé à relayer l’histoire de Beita. Peut-être les médias étaient-ils intéressés par les images frappantes de la désobéissance civile palestinienne, des images « que l’on connait » et qui « existent depuis des décennies », déclare Sakir.

Mais le jeune homme désirait raconter une histoire différente. C’est pourquoi son film est largement axé sur l’idée de l’existence en tant que forme de résistance ainsi que sur le quotidien du village, ponctué par la récolte annuelle des olives et perturbé par l’arrivée des colons.

Funérailles d'un jeune palestinien

Les funérailles d'un jeune Palestinien

Ce qui se passe à Beita n’est pas un cas isolé. Les colonies israéliennes sont des communautés civiles construites dans des territoires internationalement reconnus comme palestiniens et actuellement occupés par des troupes israéliennes. C’est pourquoi elles sont illégales au regard du droit international. Leur nombre dépend de la définition que l’on en donne, mais selon B'tselem, il y en aurait maintenant environ 280, abritant 440 000 personnes. En 2023, la tendance à l’expansion des colonies israéliennes s’est poursuivie avec la construction de 6 300 nouvelles unités d’habitation en Cisjordanie occupée et de 3 580 à Jérusalem-Est.

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Les colons estiment que l’ensemble de la région géographiquement connue sous le nom de Palestine appartient aux Juif·ves israélien·nes pour des raisons historiques et religieuses. Beaucoup de ces communautés, dont Evyiatar, ont été construites sans autorisation gouvernementale. L’État garantit néanmoins toujours leur sécurité par l’intermédiaire de l’armée et leur permet de se raccorder au réseau électrique israélien et d’accéder aux conduites d’eau, entre autres avantages.

Réparties dans toute la Cisjordanie, ces colonies servent également de multiples objectifs politiques. D’une part, elles légitiment la présence militaire sur l’ensemble du territoire palestinien ; d’autre part, elles rendent pratiquement impossible l’idée d’un État palestinien, puisqu’il faudrait pour cela expulser de force des centaines de milliers d’Israélien·nes juif·ves de leurs foyers. Enfin, elles maintiennent les communautés palestiniennes séparées les unes des autres, car les colonies israéliennes et les routes qui les relient ne peuvent être utilisées que par des Israélien·nes ou des étranger·es.

Beita Palestine Gaza

La constante appropriation de petites parcelles de terre par les colons s’ajoute à d’autres politiques étatiques qui rendent la présence palestinienne sur le terrain de plus en plus fragile et fragmentée. Pour n’en citer que quelques-unes : la désignation de zones palestiniennes comme réserves naturelles ; le refus d’accorder aux locaux des permis de construire (maisons, puits, hôpitaux) et la démolition des structures existantes ; la protection des colons qui recourent régulièrement à la violence contre les Palestinien·nes tout en emprisonnant et en brutalisant les manifestant·es.

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C’est pourquoi certains analystes en sont venus à définir l’occupation israélienne de la Cisjordanie comme une forme de colonialisme de peuplement. L’année 2023 a notamment vu une forte augmentation de la violence des colons, à laquelle le gouvernement israélien est resté indifférent. Selon les chiffres rapportés à l’ONU, rien que l’année dernière, 1 105 Palestinien·nes ont été expulsé·es de leurs communautés. Les représentant·es de l’ONU ont averti que déménager de personnes contre leur gré pourrait constituer un transfert forcé, ce qui est considéré comme un crime contre l’humanité.

Pendant ce temps, les Palestinien·nes essaient de mener une vie aussi normale que possible. Sakir raconte que l’ambulance qui transportait le corps de Mohammed ce jour de juin a croisé un cortège de mariage. « Ils n’ont pas klaxonné et ont éteint la musique, par respect, a-t-il poursuivi. Ces gens manifestent un vendredi, et le samedi, ils assistent à un mariage. Ils enterrent quelqu’un un lundi, puis ils pleurent pendant trois jours et ensuite quelqu’un d’autre se marie. Dans chaque foyer, un proche est mort. C’est tellement douloureux, mais c’est la réalité palestinienne. »

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Un vieil homme palestinien

Et malheureusement la situation ne montre aucun signe d’amélioration : les colonies israéliennes comme les villages palestiniens continuent de s'étendre, tandis que les espaces et ressources qu’ils sont amenés à partager demeurent les mêmes.

Comme Sakir n’a pas grandi dans cette réalité, le choix de présenter des histoires palestiniennes dans son documentaire a été très compliqué. Pendant tout un temps, il a repoussé cette décision. Il ne se sentait pas prêt et ne voulait pas être cantonné au rôle du réalisateur qui fait des films sur les tragédies qui se déroulent sur sa terre d’origine familiale.

Mais avec le temps, il a compris pourquoi il se sentait appelé à réaliser ces films. « Je ne peux pas libérer la Palestine, pas avec mille films, pas même avec un million, explique-t-il. Ce qui compte pour moi, c’est d’avoir capturé cette partie de l’histoire. Je veux créer une prise de conscience : cet événement est désormais gravé dans le marbre, il est dans les archives. »

Sakir confie que son documentaire a été accusé de présenter une version unilatérale et antisémite de l’histoire. Lui estime que c’est au public d’en décider. « Tout ce que je voulais, c’était raconter ce qu’il se passe de l’intérieur, les récits des gens qui me sont proches ».

Cette combinaison du politique et de l’intime transparaît tout au long du film, jusqu’aux toutes dernières scènes, lorsque Sakir se rend au bord de la mer avec ses amis pour la première fois de leur vie. Les Palestinien·nes n’ont en effet pas le droit de se déplacer librement à l’extérieur de la Cisjordanie, et doivent d’abord demander un permis, une démarche qui prend du temps et qui débouche souvent sur un refus arbitraire.

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Les jeunes hommes ont décidé de se faufiler par une ouverture dans la barrière israélienne de Cisjordanie, un mur qui sépare les deux territoires. C’était au milieu de la nuit et ils risquaient fort de se faire prendre, voire de se faire tirer dessus. « Mais la mer c’est un de ces trucs… », a déclaré Sakir. Elle symbolise la liberté, le rêve d’un avenir meilleur pour tous les Palestinien·nes. Si Sakir ne le dit pas à voix haute, dans le film, l’expression sur les visages de ses ami·es vaut mille mots.

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Gaza Beita Palestine manifestation lancer de pierre

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