Dans les nombreuses strates qui composent le hip-hop d’Atlanta, Awful Records serait la bande d’outsiders. Loin des succès de Young Thug ou de Future qui ont marché sur 2015, par le biais d’une productivité conséquente et d’une étrangeté qui leur est propre, le label/collectif agit à un moindre niveau, comme un aimant à l’aura grandissante, qui attire sur son passage rappeurs et chanteuses ainsi qu’une attention médiatique grandissante depuis maintenant deux ans.
Pour connaître les origines de cet emballement, il faut remonter en 2008, à l’époque où Father, le futur boss et manager d’Awful Records débarque à Atlanta en provenance de son Mississippi natal. Adolescent, il passe la plus grosse partie de son temps à dessiner et à lire des comics. Une fois sorti du lycée il se tourne vers des études de pharmacie qu’il abandonne très vite faute d’intérêt. Par la suite, il s’inscrit à la fac de Georgia State ou il étudie les arts visuels et le cinéma pendant deux ans. Là bas, il rencontre deux futurs membres d’Awful, Abra et Archibald Slim, qui deviendra son coloc. Fatigué par la stérilité des cours où on lui fait copier la définition d’un zoom et d’un plan séquence, il décide de lâcher l’université pour réaliser ses propres vidéos auprès d’artistes locaux.
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En parallèle, c’est depuis son appartement de Buckhead, un quartier résidentiel d’Atlanta, ou il vit avec Ethereal et KeithCharlesSpacebar, qu’il dessine le logo du groupe et décide d’appeler sa société de création Awfully Creative avant de raccourcir le nom à Awful. A l’été 2012, les premiers projets estampillés Awful commencent à sortir. Keith CharlesSpaceBar sort un EP et un autre membre du groupe proche d’Archibald Slim, Stalin Majesty, sort une mixtape intitulé Son of The Night l’année suivante.
Mais il faut attendre 2014 et la sortie du clip de « Look At Wrist » pour mettre un terme au statut encore confidentiel du label. Extrait du premier album de Father, Young Hot Ebony, ce morceau porté par un hook vocal obsédant et la présence d’un ILoveMakonnen en route pour la gloire devient rapidement un tube viral qui braque dans le sillage de son succès plusieurs projecteurs sur le collectif, qui commence au même moment à déverser les projets de ses différents membres, actuellement au nombre de 17.
Derrière cette productivité sans calcul, se cache un label où harmonie, entraide et saine concurrence s’associent pour donner naissance à un débit incessant de morceaux, d’albums et de clips. Tous issus d’Atlanta à l’exception de la rappeuse Tommy Genesis originaire de Vancouver, les différents membres du collectif vivent les uns sur les autres, dans un squattage incessant d’où ressort une émulation créatrice ou chacun compose et s’apprend de nouvelles compétences. « On est vraiment comme une famille et c’est pour ça que ça marche » confiait Richposlim à The Fader. « La plupart du temps, les gens te disent : mec tu payes pas le loyer et tu fais rien pour aider. Casse-toi. » Avec Awful, c’est plutôt du genre, « Mec, t’es comme un vieil oncle relou avec qui j’aime pas trainer tout le temps, mais tu es mon oncle et je t’aime. Fais un beat. Je vais t’apprendre quelque chose d’utile. »
C’est dans différents endroits qui servent à la fois d’apparts et de studios d’enregistrements que s’articule ce travail de groupe : au « barrio », un complexe d’appartement communaux situés à l’est d’Atlanta ou vivent Father et Archibald Slim ou encore dans la cave aménagé des parents du producteur GAHM à Jonesboro au sud de la ville. C’est depuis ces studios de fortune, entre des cendriers renversés et des matelas collés aux murs que chacun des éléments d’Awful Records réfléchit, écrit, produit, s’influence et cultive son autonomie et celle du label qui prône depuis ses débuts l’autarcie et l’indépendance.
Sous la cadence de production anarchique qui se contrefout des dates, se cache au sein de la bande, un souci d’autodidaxie permanente initié par Father qui expliquait toujours dans une interview pour The Fader, comment sa passion pour le dessin l’avait mené par rebonds, à d’autres rôles : « J’aime beaucoup dessiner et ça s’est transformé en du design graphique, qui a évolué en édition de vidéos, puis j’ai appris à produire, rapper et m’enregistrer tout seul […] »
Au fur et à mesure que le collectif s’agrandit, Father commence à déléguer les taches et les compétences qui se répartissent au sein d’un groupe qui a très bien compris qu’Internet est un terrain d’apprentissage qui permet à chacun d’acquérir des compétences comme le rappelle Ethereal à Pigeons And Planes : « Tu apprends comment utiliser Photoshop, éditer une vidéo, prendre des photos. Tu peux devenir expert pour la NASA grâce à Youtube si tu le veux vraiment. […] Tu peux être ce que tu veux. » Le but étant ensuite de transmettre aux autres ce qu’il a appris comme l’explique Richposlim un peu plus loin : « Nous nous apprenons mutuellement différents trucs. On ne laisse personne à la traine. Nous cherchons comment nous voulons le faire et on le fait à notre manière, sans l’accord de personne d’autre. » Loin des majors et d’une intrusion extérieure au collectif, Awful garde ses distances et cultive son jardin en interne, dans le plus pur esprit DIY.
Cette manière de tout apprendre ensemble, de découvrir petit à petit les possibilités d’un logiciel ou d’un instrument, est aussi une part intégrante du son d’Awful Records. Chacun des membres compose en découvrant, et même s’ils font tous une musique très différente, on retrouve de l’un à l’autre un minimalisme et une simplicité qui reflète ce rap toujours en cours apprentissage. C’est sur cette base musicale hésitante que se construisent les nombreuses bizarreries qui parcourent la colonne de chaque projet. Pour Ethereal, l’un des membres les plus anciens, « le nom Awful est une esthétique. C’est un groupe de marginaux. Un petit Blanc de la banlieue, un Négro du Mississippi, un mec en fauteuil roulant, une nerd… » Et même si Awful prends ses racines dans le rap sudiste et le versant le plus weird du rap d’Atlanta, où gravitent OG Maco, Rome Fortune ou dernièrement Lil Yachty, c’est pour mieux le malaxer par la suite en une pate informe que se partage chacun de ses 17 membres.
D’un projet à l’autre, impossible de déceler une identité musicale commune. La faute à des profils très différents les uns des autres ou chacun construit son hip hop comme il l’entend. Pendant que Father se prélasse dans le stupre par le biais de son rap lancinant et de textes explicites, le reste de la bande part dans de multiples directions : fille de missionnaires très religieux qui ont vécu a New York et Londres, Abra développe un r’n’b intimiste, pendant qu’Archibald Slim et Stalin Majesty se construisent une réputation de lyriciste plus classique, influencé par le rap new-yorkais. De l’autre coté du spectre, Slug Christ et GAHM (pour Greg And His Mew) construisent la partie la plus abstraite d’Awful Records, avec des productions qui évoquent cLOUDDEAD et Clams Casino.
Avec l’étrangeté d’Atlanta en toile de fond, Awful Records délivre un hip-hop aux milles visages, ou certains membres arrivent au rap après des détours par la musique 8-bit, le grindcore (Slug Christ faisait partie du groupe An Isle Ate Her avant de se mettre au rap) ou encore la drum’n’bass (Ethereal). Nourri par ces parcours et des références qui s’étendent de Burial à Evanescence, leur slow rap est bourré d’excentricités et d’humour noir, le tout enveloppé dans des visuels qui oscillent entre luxure et provocation.
En toute liberté, la petite entreprise d’Awful Records évolue à mesure qu’elle relaye les albums de ses protégés. A l’abri des regards et des majors et malgré quelques succès (le plus jeune membre du label, Playboy Carti, et son tube « Broke Boi » devrait bientôt s’envoler vers d’autres cieux) soucieux de conserver la pureté du label qu’il a créé, Father et son label peuvent regarder vers un avenir qui leur semble promis. Ou s’en foutre. Car, comme il le confiait à la radio Hot 97 lors d’une interview : « I might be the future. Or the right now. Who gives a fuck ? »
La chaîne YouTube d’Awful Records.
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