FYI.

This story is over 5 years old.

Culture

Le vagin de Courbet fera passer Facebook devant la justice française

La justice française s’estime compétente dans une affaire qui oppose le géant du Web à un internaute français dont le compte avait été supprimé après avoir posté une image d’un célèbre tableau, intitulé L’Origine du monde.
Pierre Longeray
Paris, FR
Image via VICE News / Etienne Rouillon

Le tribunal de grande instance (TGI) de Paris a estimé, ce jeudi 5 mars, que la justice française est compétente pour juger le réseau social Facebook en France, suite à une plainte déposée en 2011 par un utilisateur français qui avait vu son compte désactivé après avoir affiché sur son profil une reproduction de L'Origine du monde — célèbre tableau de Gustave Courbet représentant un sexe féminin. Les conditions générales d'utilisation du site américain stipulent pourtant que seuls les tribunaux de l'État de Californie, où est installé le siège de l'entreprise, sont capables de traiter les litiges impliquant Facebook.

Publicité

Facebook avait suspendu en février 2011 le compte de l'internaute français, jugeant que celui-ci avait publié un contenu pornographique — l'explicite tableau de Courbet — ce qui va à l'encontre des conditions d'utilisation du réseau social.

La décision de ce jeudi du TGI ouvre une brèche dans la défense de Facebook. La justice française peut désormais juger la firme américaine selon la loi française. Donc d'éviter d'avoir à porter l'affaire devant un tribunal californien qui appliquerait de facto la loi américaine. Ce cas pourrait peut-être à l'issue du procès faire jurisprudence et permettre de juger Facebook en France pour d'autres cas, par exemple ceux de comptes faisant l'apologie du terrorisme ou de l'antisémitisme. La nouvelle arrive quelques jours après une visite du ministre de l'Intérieur français dans la Silicon Valley pour sensibiliser les géants du web à la question de la propagande terroriste sur Internet.

À lire : Pourquoi le ministre de l'Intérieur français rencontre les géants de la Silicon Valley

Frédéric Durand-Baïssas, l'internaute au compte Facebook désactivé et à l'origine de la plainte, est un instituteur parisien. Ce vendredi matin, il est dans sa classe et vient de finir sa matinée avec ses élèves quand il répond aux questions de VICE News par téléphone. « Je suis enchanté et rassuré par la décision, » explique Frédéric, passionné d'art et photographe d'artistes de rue à ses heures.

Publicité

Toute la polémique est partie d'un lien posté par Frédéric qui renvoyait vers un documentaire de la chaîne de télévision Arte, consacré à Gustave Courbet, auteur du tableau jugé pornographique par Facebook. « Une image de L'Origine du monde était en réalité attachée à la vidéo d'Arte. J'ai publié sur mon mur la vidéo et le tableau est automatiquement apparu dans le petit médaillon qui accompagne chaque post sur Facebook, » se souvient Frédéric. « Je n'ai vraiment pas fait ça par provocation, dans l'idée de titiller Facebook. Je voulais juste poster le documentaire sur Courbet qui était vraiment bon. »

« Ce qui m'a dérangé quand Facebook a supprimé mon compte sans sommation, c'est qu'indirectement j'étais un pornocrate, » explique l'instituteur qui utilisait surtout le réseau social pour poster ses albums de photos. « Au début je voulais retrouver mon compte Facebook, puisque l'entreprise américaine ne répondait pas à mes demandes de réactivation, » explique Frédéric qui a donc décidé de porter plainte en 2011. « Et puis c'était aussi l'occasion de défendre l'art français, notre exception culturelle et de combattre la pudibonderie américaine, » raconte-t-il.

Facebook, qui depuis 2012 n'a plus de service juridique en France, n'a pas immédiatement réagi à cette décision de la justice française. En janvier dernier, l'avocate de Facebook, Maître Caroline Lyannaz, avait réfuté l'idée que le réseau social puisse relever du droit de la consommation français, qui régit le lien entre un consommateur et un professionnel car, « le service est gratuit et c'est l'internaute qui prend l'initiative d'ouvrir un compte. »

Publicité

Une décision qui pourrait avoir des suites

Maître Stéphane Cottineau est l'avocat de Frédéric Durand-Baïssas. Joint par VICE News il se réjouit aussi de cette victoire qui va permettre, « grâce à l'aura du TGI de faire jurisprudence pour les autres réseaux sociaux qui échappent à la loi française grâce à leur siège social basé à l'étranger. »

« En réalité cette décision n'est pas une première, » nous rappelle maître Thierry Vallat, avocat au Barreau de Paris. « En 2012, la Cour d'appel de Pau avait statué sur la même problématique, » explique l'avocat. « Un internaute demandait réparation suite à la fermeture de son compte. La Cour d'appel paloise avait estimé "abusive" la clause derrière laquelle se cache Facebook pour être jugé sur le territoire américain. Puisque Facebook exerce une activité stable en France, la clause de juridiction à l'étranger ne tenait pas. »

Si l'avocat parisien rappelle que l'on est encore au tout début de la procédure, cette décision du TGI peut obliger Facebook « à faire plus attention à sa politique de fermeture de comptes, et va peut-être les forcer à être plus réactifs sur les signalements de contenus abusifs. » L'avocat estime que des organisations qui luttent par exemple contre les propos haineux ou racistes, antisémites, « pourront plus facilement porter Facebook devant la justice pour exiger des fermetures de comptes faisant par exemple l'apologie du terrorisme. »

Publicité

L'Origine du tabou

L'Origine du monde a été achevé en 1866, et jusqu'aux années 1990 le tableau n'a pas vraiment été censuré indique l'historien de l'art, Thierry Savatier.

Contacté par VICE News, Savatier, auteur d'un ouvrage de référence, L'Origine du monde, Histoire d'un tableau de Gustave Courbet, explique que « le tableau a longtemps appartenu à des collections privées avant son entrée au musée d'Orsay à Paris en 1995.» Il a donc été longtemps caché au grand public.

« Quand il a peint cette toile, Courbet voulait faire exploser le tabou de la représentation du sexe féminin, » explique le spécialiste du peintre français. « L'art occidental a toujours censuré le sexe de la femme, les nus féminins que ce soit des Vénus ou autres ne sont jamais sexués, au contraire des nus masculins comme le David de Michel-Ange. »

En 1993, deux ans avant l'entrée du tableau à Orsay, une nouvelle disposition du Code pénal français — l'article 227-24 — condamne les représentations « pornographiques » dès l'instant où elles sont susceptibles d'être vues par des mineurs. La loi de 1993 ne donnant pas de définition précise de la pornographie, le tableau de Courbet devient facilement attaquable.

Dès 1994, un roman du critique d'art Jacques Henric, Adorations perpétuelles, qui montre en couverture le tableau honni fait l'objet d'une plainte. « La police avait fait des descentes dans les librairies pour retirer le livre, » se souvient Thierry Savatier.

« Il y a un certain retour au conservatisme qu'on n'avait pas dans les années 1980, » estime Thierry Savatier. En 1988, L'Origine du monde avait été exposée à Brooklyn sans faire de scandale. Mais en 2007, le Grand Palais fait voyager sa rétrospective Courbet de nouveau à New York, le tableau avait été « un peu caché » dans les dédales de toiles exposées.

L'historien de l'art rappelle enfin une autre censure, celle du journal suisse La Tribune de Genève qui avait vu son compte Facebook temporairement censuré en 2012, le tableau de Courbet avait été choisi pour illustrer un article sur la gynécologie.

Suivez Pierre Longeray sur Twitter @PLongeray