Société

Après la gueule de bois, qu’est devenue la génération Skins party ?

Flash-lit close-up of people sitting in the dark in front of a bottle of coke and a bottle of alcohol on the ground.

Été 2010. J’ai 15 ans, une connaissance a profité de l’absence de ses parents pour nous ouvrir les portes de sa maison. La vision trouble, j’erre dans le jardin vêtue d’un short en jean déchiré, de Converse en fin de vie et d’une chemise ouverte sur un t-shirt Eleven Paris. Une ou deux personnes m’ont surnommée Effy à cause de mon épais trait d’eye liner, inspiré de façon évidente du personnage campé par Kaya Scodelario – à moins que ce ne soit pour la démarche hésitante après quelques verres de vodka. L’époque est à la série Skins et par extension, aux soirées caractéristiques du show britannique : les Skins parties et autres imitations peu ou prou affichées de ces soirées où tournent les alcools forts, les langues et quelques bongs.

Quinze ans après cette ruée adolescente vers la débauche, quel regard porte la génération Skins sur ces soirées marquées par une urgence de vivre et d’expérimenter ?

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« L’esprit Skins party, on le retrouvait dans des soirées où on était pas vraiment invité·es, on arrivait chacun avec une bouteille et puis c’était open bar, résume Antonin, 28 ans. Y’avait des ébats dans les champs, les gens cassaient des trucs… Le but c’était de faire n’importe quoi. » Inspirés par Chris, Tony, Michelle et Cassie – puis Cook, Freddie, Emily, etc. – lui et ses amis respectent des codes tacites : boire uniquement de l’alcool pur, fumer vite les joints, faire des soufflettes… Le lendemain, le black out ou les égratignures sont synonymes de soirée agitée et d’histoires à raconter. Antonin est à la fin de ses années collège lorsqu’il découvre la série, sortie en 2007 au Royaume-Uni. Les teen séries vivent leur âge d’or depuis une décennie déjà quand Skins vient rafraîchir le genre avec des personnages issus de classes moyennes qui vivent une sexualité affichée et consomment à outrance drogues et alcool face caméra. Finissant de dépeindre une bande d’adolescent·es avides de liberté, l’esthétique pop trash à base de vomi, de soutifs fluos et de comas éthyliques s’accompagne d’une B.O. devenue iconique mêlant post-indie, électro-punk et dubstep.

Avant Projet X et Euphoria, la déferlante d’une bande de jeunes à Bristol

« Contrairement à la très grande majorité des productions teen, Skins décide de mettre au coeur de chaque épisode une recette jusqu’alors existante certes, mais systématiquement présentée de façon timide, élusive : sexe, drogue et rock’n roll », replace Célia Sauvage, chercheuse en cinéma-audiovisuel et co-autrice de l’ouvrage Les Teen Movies. « La sexualité est verbalisée en long, large et en travers bien avant Sex Education, et la nudité est très présente. La série semble assumer enfin les débauches et les travers de l’adolescence en apparence en évitant l’aspect leçon de vie politiquement correcte de beaucoup de séries américaines. » Quelques années avant que Projet X ne pousse à l’extrême le curseur de la fête chaotique, Skins impacte de manière inédite toute une génération d’ados. « La bande musicale de Skins a joué un rôle majeur dans l’envie de transposer le mode de vie des personnages dans la vraie vie, détaille la chercheuse. Encore aujourd’hui, c’est l’une des rares séries teen à avoir autant inspiré de goûts musicaux et ramené les jeunes vers les concerts de rock. Mais c’est la seule à avoir inspiré des soirées à thèmes, avec les fameuses “Skins party”. »

En Moselle, une quinzaine d’années en arrière, Camille débarque dans ses premières soirées. Influencée par les personnages de Skins, elle se rêve en Effy sous champis lorsqu’elle danse alcoolisée dans des champs. « On écoutait les mêmes musiques et ça me décomplexait, j’essayais de danser comme Effy dans cet épisode où elle danse au milieu de la piste, elle fait n’importe quoi et elle en a rien à foutre », raconte-t-elle. Les fins de soirées explosives et nébuleuses sont gage de réussite : « Il suffisait qu’une personne soit mal et commence à pleurer et ça partait dans tous les sens. Y’avait des drames sentimentaux, quelqu’un qui partait seul·e dans la forêt et qu’il fallait retrouver… » Alimentés par des états de conscience altérée, les drames se jouent sur fond de paysage périurbain assombri par la nuit. Quand le calme retombe et qu’il ne reste que des cadavres de bouteilles, Camille et ses ami·es s’installent parfois devant la télé pour mater religieusement un épisode de Skins et prolonger la fête tout en rechargeant leur imaginaire à rêves.

Le potentiel glam’ de la gerbe

Avec son esthétique crue et ses personnages auxquels on peut s’identifier, la production britannique donne matière à rêver d’émancipation, d’amitié en bande, de façons de vivre la musique ou la sexualité… « Mes parents étaient surprotecteurs voire un peu autoritaires et ils m’empêchaient de faire plein de trucs, retrace Charlotte, 30 ans. La série m’a permis de voir autre chose, de repousser les limites parentales et d’être moins raisonnable. » C’est aussi cette prise de liberté qui fait fantasmer Antonin à l’époque : il n’est plus un enfant mais pas encore adulte, et s’autorise consciemment à flirter avec les limites. « Notre rapport à la fête était très orienté arrachage de tronche, avec une maladresse juvénile évidente, se souvient-il. On trouvait quelque chose de glam’ au fait de finir par terre à se vomir les un·es sur les autres, et je me trouvais paradoxalement classe quand je me voyais de l’extérieur en train de tituber. »

Les excès débordent d’ailleurs de la sphère festive et s’invitent dans son quotidien de collégien : « À 14 ans, on arrivait en cours le matin et on sortait discrètement une flasque de vodka. C’était ridicule parce que je sortais une heure après pour vomir, mais on trouvait une forme d’élégance et d’audace à la débauche. » Dans Skins, le cool se cache dans les bas résille déchirés, les régurgitations, les codes transgressés. Les personnages, tous très beaux, ne sont pourtant pas sublimés et portent leur lot de traumas : Cassie souffre de troubles alimentaires, Effy est dépressive, Chris meurt d’une overdose… « Skins a toujours assumé explicitement la toxicité de ces comportements, notamment discutée par des personnages qui n’y adhèrent pas dans la série, appuie Célia Sauvage. Celles et ceux qui y cèdent en paient le prix fort : hôpital psychiatrique, accident et handicap permanent, décès, précarité financière… »

Dérapages non contrôlés

Autour de ses 15 ans, Lisa* vit elle aussi des soirées à 100 à l’heure. Déjà familière de l’alcool et de la cocaïne, elle trouve une validation dans des personnages comme Effy, au côté « écorchée vive ». « On faisait exprès de pas trop manger, on buvait énormément, on roulait des pelles à tout le monde, se souvient-elle. Regarder une série où les gens se droguent et couchent avec tout le monde, ça m’a rassurée quand je faisais de la daube. » Après avoir longtemps gravité dans le milieu de la nuit, elle porte désormais un regard critique sur ses soirées d’adolescente. « Ça m’arrive d’être nostalgique parce qu’on vivait des trucs de ouf, mais quand j’y repense, y’avait des dérapages. Le sexe sous drogues c’est cool, mais t’es pas forcément consentante et tu le réalises trop tard. » Depuis, Lisa a arrêté les drogues. « Parfois, pour rire, je dis que c’était des fugues dissociatives, que c’était pas vraiment moi. » Comme une fuite d’une réalité vécue de façon quasi-fictionnelle, avec elle dans le rôle principal.

Sans renier cette période de sa vie, Charlotte se souvient d’une photo prise à son insu par un photographe de boîte lors d’une soirée à thème Skins : « Je sortais avec un mec et on a passé un long moment à s’embrasser sur un canapé. Le lendemain, j’ai retrouvé une photo de nous sur Facebook où j’étais montrée dans une pose suggestive et sexualisante. Le lundi matin au lycée, tout le monde ne parlait que de ça. » Dans l’ère post #MeToo, il semble évident qu’à l’époque des soirées inspirées de Skins, l’ordre du jour était plus à la beuverie qu’au consentement, au respect ou à la conscience de l’autre, et les femmes sont souvent en première ligne de mire. Dans la première génération de la série – le show est divisé en trois générations de personnages – le personnage de Michelle est surnommé « Nib » par son copain parce que ses seins sont « hilarants ». Cassie est quant à elle missionnée pour dépuceler Sid, malgré le fait qu’elle soit particulièrement vulnérable et constamment bourrée de médocs.

Derrière l’écran aussi, des problèmes ont été soulevés. Il y a quelques années, April Pearson et Laya Lewis – Michelle et Liv dans la série – se sont exprimées sur les conditions de tournage de la série, dans le cadre d’un podcast conçu par la première. Elles disaient notamment ne pas avoir été assez protégées en tant que (très) jeunes actrices, quand il n’était pas question de body shaming ou de scènes de sexe à tourner dès le premier jour. « Comme c’est le cas pour beaucoup de victimes de traumatismes, t’y repenses plus tard et tu te dis : “Ouais, c’était merdique.” »

Le bagage de chacun·e vis-à-vis de cette période d’expérimentation à l’intensité exacerbée participe à conditionner la grille de lecture individuelle. Si Lisa se dit désormais « anti-drogues », Antonin regarde cette époque avec tendresse. « Je dis pas qu’il faut passer par là pour entrer dans l’âge adulte, mais je crois qu’il y avait une fonction initiatique que je renie pas. Je fais toujours la fête aujourd’hui et je vois mon parcours dans le milieu festif comme une ligne continue, y’a pas eu de rupture. » Bien sûr, il ne fait plus la fête à 28 ans comme il la faisait à 14. Passée la phase adolescente de glamourisation des expériences excessives et du mal-être – les montages Tumblr basés sur des citations de personnages dépressifs de la série en sont la preuve – il faut dire que le curseur du cool ne reste pas longtemps fixé sur des images de gerbe et de maquillage ruiné par des larmes.

*Le prénom a été modifié pour protéger sa vie privée.

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