Si vous n’y avez jamais mis les pieds, il est presque impossible de savoir que le 26 de la rue Saint Michel à Marseille, abrite une épicerie orientale. La devanture, peinte à la main, représente des ouvriers en train de réparer une salle de bains et de peindre un mur. Mais les frères Tchakalian qui tiennent le magasin ne l’ont pas changée en arrivant ici.
Garabet, Krikor, Rafi et Agop sont nés à Beyrouth il y a une soixantaine d’années. Aujourd’hui, ils sont à la tête d’Exosud, une boutique dans laquelle clients de passage et habitués viennent chercher du pain libanais ou des préparations maisons – comme le tarama et la crème d’ail.
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En ce début d’après-midi caniculaire, l’épicerie est un refuge frais. Tout y est propre, bien aligné. À droite, les produits d’épiceries et les conserves sont rangés sur les étagères vertes. À gauche, sous les vitrines réfrigérées, le frais ; les différentes olives, le poulpe, les cœurs d’artichaut ou le houmous.
Les Tchakalian servent eux-mêmes les clients en prenant le temps de discuter. L’un tranche et emballe le basterma (charcuterie de bœuf séché au parfum entêtant) dans du papier. Il le plie, le lisse du plat de la main et le scotche précautionneusement. L’autre ouvre un vieux livre de recette pour montrer à une cliente celle du kentig de lentille rouge.
Je m’adresse à Garabet, le frère aîné. Moustache bien garnie, grosses lunettes et, dans la poche de sa chemisette bleue, un stylo, accessoire indispensable de tout épicier pour noter et calculer le prix des produits vendus au poids. Comme souvent chez les Arméniens, Garabet me dit d’abord qu’il n’a pas grand-chose à raconter.
Le génocide et l’exil qui a suivi sont des sujets sensibles pour beaucoup d’Arméniens. Mon grand-père, pourtant né en France de parents ayants fuit la Turquie a attendu ses 80 ans avant de se mettre à vouloir parler de son histoire. Pourtant, cette après-midi-là, il fait chaud, je ne bouge pas et Garabet commence à me raconter son arrivée en France avec, je crois, un certain plaisir à se replonger dans ses souvenirs.
Si vous demandez à un Arménien d’où il vient, il faut s’attendre à l’écouter vous raconter l’histoire d’un voyage avec plusieurs étapes. Un pays d’origine, une destination et puis, toujours en arrière-plan, l’Arménie, paradis perdu dont les frontières ne représentent souvent plus grand-chose.
Le père des frères Tchakalian, Avak, venait d’Adana, au sud de la Turquie, il était passé par la Grèce avant de débarquer au Liban. Leur mère Mariani était originaire de Césarée ( Kayseri) en Anatolie et avait, elle, d’abord fait escale en Syrie. Ils se sont rencontrés à Beyrouth. « Au Liban, les Arméniens disent ‘je suis libanais d’origine arménienne’ », précise Garabet qui se souvient bien des goûts de son enfance libanaise : « On mangeait arménien à la maison : du pilaf, du boulgour avec beaucoup de légumes frais et de légumes secs. »
Des Lahmajoun aussi, ces pizzas arméniennes avec de la viande hachée, des oignons, du poivron et du persil. « À l’époque, il n’y avait pas de four dans toutes les maisons, on amenait la farce et le boulanger faisait la pâte au four. On en fait encore chez nous à la maison. Ma femme cuisine très bien », s’enorgueillit le commerçant.
Dans leur épicerie, on retrouve toutes ses saveurs : un mélange de produits proche-orientaux. Des conserves grecques, libanaises, arméniennes ou turques, des feuilles de vignes de la marque Chirag, du havla nature, du tahina (crème de sésame) Alkanater, mais aussi du lait de coco, des nouilles chinoises ou de la sauce soja. Autant de traces laissées par la mondialisation culinaire et les différentes vagues d’immigrations.
Après un passage par Istanbul – « où il ne fallait pas déranger » – Garabed rejoint au début des années 1970 son frère aîné à Marseille. Il lui faut deux jours et deux nuits pour atteindre en train la cité phocéenne qui a été de tout temps une ville d’attache pour les Arméniens.
Ici, on vient pour les préparations maison : feuille de vigne farcie, baklava, tarama, crème d’ail, crème d’artichaut, houmous, caviar d’aubergine ou tapenade au piment d’Espelette.
« Quand on est arrivé on ne connaissait pas la ville. Avec mon frère et un ami, on allait de l’église des reformés au Vieux-Port et on faisait le tour, plusieurs fois de suite : c’est la seule promenade qu’on connaissait » se souvient l’épicier amusé.
Entre 80 000 et 100 000 Arméniens vivraient à Marseille. 10 % des Marseillais seraient des descendants de rescapés du génocide, selon différentes sources. « L’Arménien, dit-on, est un habitant de l’Arménie. J’avais appris cela dans le temps. Et je l’avais cru. Quand on est jeune, on n’a rien vu, alors les grandes personnes en profitent pour vous tromper. Eh bien ! Je ne suis pas fâché d’avoir vécu jusqu’à ce jour pour constater à quel point mes éducateurs étaient allés dans la fantaisie. L’Arménien est un habitant de Marseille, ni plus ni moins », disait Albert Londres dans son livre Marseille, porte du sud, paru en 1927.
Beaucoup sont effectivement arrivés en bateau dans les années 1920. Mais les échanges avec la cité phocéenne sont antérieurs. Ils remontent au XVIe siècle lorsque les Arméniens pratiquaient le commerce de la soie. Plus récemment, les Arméniens de la république d’Arménie ont aussi immigré en France à cause de la situation économique plutôt mal en point de leur petit pays (ex-soviétique).
Garabet et ses frères font partie de la vague d’immigration des années 1970. Celle partie du Proche-Orient ou de la Turquie. « Deux jours après mon arrivée, j’avais du travail. J’ai démarré alors que, bien entendu, je n’avais pas de papiers », se souvient le sexagénaire. Garabet et son frère sont alors façonniers comme beaucoup d’Arméniens qui ont réussi à s’élever dans la société grâce à des métiers d’artisanats ou de commerces.
Dans le XIIe arrondissement, ils taillent les vêtements sur mesure. Exactement comme dans le film Mayrig, histoire vrai du réalisateur, Henri Verneuil où il raconte l’arrivée de ses parents, rue de Paradis à Marseille, dans les années 1940. À l’époque, les frères Tchakalian vont faire leurs courses chez Arax, épicerie arménienne rue d’Aubagne : « On y vendait de tout pour cuisiner arménien : feuilles de vignes, cafés, boulgour, beaucoup de choses que les gens achetaient pour les utiliser ensuite à la maison » se souvient Rafi, le dernier des frères Tchakalian. « L’épicerie a fermé il y a cinq ans, le propriétaire a pris sa retraite. »
À la fin des années 1990, le prêt à porter ne marche plus si bien : « Les grosses boîtes ont délocalisé, on s’est dit ‘on vend toutes les machines et on ouvre un magasin exotique’ », explique Garabet. En 1986, les frères ouvrent donc TCH, comme Tchakalian, leur première épicerie orientale rue d’Italie dans le VIe arrondissement de Marseille. « À l’époque tout le monde venait : des Arméniens, des Français, des juifs, des Arabes, des Asiatiques. »
L’affaire familiale est prospère. Pourtant, en 1998, les quatre frères décident de retourner au Liban avec famille et enfants pour se lancer dans l’élevage de poules. « La vie quotidienne, les souvenirs, les copains, tout ça nous manquait énormément » raconte l’épicier. Problème, Beyrouth a changé en vingt ans. « La mentalité, l’économie… Par rapport à l’endroit où nous étions nés, c’était autre chose ». Au bout d’un an et demi, la famille repart donc pour la cité phocéenne « Marseille est notre ville. C’est juste la nostalgie qui nous avait poussés à la quitter », conclut Garabet.
Les frères ouvrent alors une nouvelle épicerie : Exosud. La clientèle est toujours là, ravie de les retrouver. « Je viens depuis le début. Ils sont super », raconte une dame âgée en faisant ses courses. Une autre cliente, arrive en trombe et repart désespérée « il n’y a plus de crème d’ail j’étais venue exprès pour ça ! ». Ici, en plus des produits d’épicerie, on vient pour les préparations maison que cuisinent les femmes Tchakalian : feuille de vigne farcie, baklava, tarama, crème d’ail, crème d’artichaut, houmous, caviar d’aubergine ou tapenade au piment d’Espelette.
Manger arménien à la maison, c’est comme un lien puissant avec un pays d’origine fantasmé, autant qu’une langue ou qu’un nom de famille que l’on se transmet pour ne pas oublier le goût de ses origines
Pierre Giannetti, chef du restaurant La Fabriquerie vient chez Exosud pour acheter le tahina avec lequel il confectionne des sauces au yaourt grec pour certains légumes. La mélasse de grenade sert à fabriquer des salades de pois chiche ou mariner des viandes, le basterma pour garnir ses sandwichs et la fleur d’oranger pour parfumer son flan caramel. Autant de saveurs qui font aujourd’hui partie de la culture gastronomique marseillaise.
Chez eux, les frères Tchakalian mangent parfois libanais mais surtout arménien. L’Arménie, pourtant, ils n’y ont jamais été. Sauf Agop, l’été denier – pour la première fois. « Il nous a dit que c’était le paradis terrestre. Tout y est cool. On y mange bien. Il va y retourner l’année prochaine », assure Rafi.
Les autres frères ne savent pas encore s’ils y mettront les pieds un jour. Par contre, ils continueront de manger arménien à la maison. Comme un lien puissant avec un pays d’origine fantasmagorique, autant qu’une langue ou qu’un nom de famille que l’on se transmet pour ne pas oublier le goût de ses origines.
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