Le jour où Alain Passard a repris le goût de la viande

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Le jour où Alain Passard a repris le goût de la viande

On a passé la soirée à manger du gibier et à boire du whisky chez le chef qui ne cuisine plus que des légumes.

Alain Passard est une légende.

Et ce n'est pas prendre trop de risques que de dire que c'est à l'Arpège, son restaurant parisien de la rue de Varenne, qu'elle s'est en partie construite. C'est à cette adresse qu'il seconde Alain Senderens, à l'Archestrate, et qu'il expérimente la dureté et la complexité du métier. Il rachète ensuite le lieu en 1986 et le baptise du nom qu'on lui connaît aujourd'hui. C'est toujours ici qu'il décroche progressivement une, deux, puis trois étoiles Michelin pour ne plus jamais les quitter, à mesure qu'il affine sa cuisine et apprivoise sa clientèle. C'est entre ces murs qu'il met au point son fameux « poulet au foin » et qu'il transmet son savoir à tous les jeunes futurs chefs qui passent par chez lui, ceux que l'on appellera plus tard les « Arpégiens ».

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Mais c'est surtout à l'Arpège, vers la fin des années quatre-vingt-dix, qu'il décide d'abandonner la viande rouge pour recentrer sa cuisine autour de trois éléments plus essentiels à ses yeux : le fruit de la pêche, les volailles et les légumes. Enfin, surtout les légumes. Poliment, Sylvain Picard, le premier jardinier des trois potagers qui fournissent l'Arpège, dit à propos de son patron et de son virage à 180° qu'il est entré « en rupture avec le tissu animal ». Passard quant à lui explique, plus poétiquement, que s'il a décidé de consacrer tout son art aux légumes, c'est en partie par besoin de « maîtriser la matière première », par volonté de transformer tous les légumes qui passeraient désormais entre ses doigts en autant « de grands crus ».

Et pourtant, en ce début de mois de novembre, dans son domaine du Bois Giroult de l'Eure, Alain Passard s'apprêtait à bouleverser un peu ses habitudes, qu'on lui connaît presque végétariennes.

Invité à prendre part au Aberlour Hunting Club, ce restaurant éphémère qui célèbre chaque année la Saint-Hubert en demandant à un chef d'imaginer trois dîners d'exception autour de la gastronomie du gibier et des accords avec les Single Malts Aberlour , il avait accepté de relever le défi. C'est donc au milieu de la campagne normande, là où il ne chasse habituellement rien d'autre que des légumes et des champignons, qu'il allait assez paradoxalement cuisiner de la viande rouge, en vrai. Et pas n'importe quelle bidoche : du gibier, de poil et de plume.

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Toutes les photos sont de l'auteur.

Il fait déjà nuit noire lorsque l'on arrive dans la retraite normande de Passard, à une heure trente de Paris. Il pleut des cordes aussi. Si bien que l'on distingue à peine les contours des bâtiments de ce domaine qu'il a acheté en 2005. S'il s'est installé ici, c'est pour établir un nouveau gigantesque potager, apte à fournir quotidiennement le garde-manger de l'Arpège en légumes frais et de saison, mais aussi peut-être, pour pouvoir se tirer loin de la tumulte, quand il a envie qu'on lui foute la paix.

Au bout de l'allée principale et des douves qui commencent à prendre la pluie, on distingue une grande bâtisse rectangulaire, faite de vieilles pierres et de grandes vitres – c'est dans cette immense salle de réception, autrefois en ruines et récemment retapée, que le Chef nous attend pour dîner.

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Alain Passard, de dos en noir, et une partie de sa brigade venue de l'Arpège.

Probable clin d'œil de l'architecte à son client (pour qui tout commence derrière les fourneaux), l'accès principal donne directement sur une cuisine ouverte, encore dans son jus. Dans le jus, la brigade dépêchée depuis l'Arpège l'est aussi : elle finit la mise en place et s'apprête à lancer les cuissons. Et au premier plan, à quelques mètres de la porte d'entrée, c'est bien Passard qui s'active derrière les fourneaux. Il est déjà là, comme absorbé par le contenu de ses casseroles. Le courant d'air que nous avons fait en entrant semble à peine perturber sa concentration. Pourtant, il se tourne vers nous, secoue légèrement la cuillère avec laquelle il vient de goûter et nous invite à venir le saluer : « Ah, salut les garçons ! Ne restez pas là, approchez-vous. »

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On pose les vestes, on secoue les parapluies et puis on vient lui serrer la pince. On se dit que cette pince a probablement vu défiler des dizaines de milliers de plats, qu'elle a dû finement ciseler des millions de fois. « Alors, vous avez fait bon voyage ? » nous interroge-t-il avant de nous en dire plus sur la demeure dans laquelle il nous accueille : « Ici, c'est vraiment pour les camarades, les copains. On fait des déjeuners, au beau jour, environ une fois par mois : les gens viennent voir le jardin le matin et puis ils passent à table. Ce soir, vous allez vous régaler, j'ai pris plein de bonnes choses du jardin. »

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Le corps-à-corps de gibiers faisan-colvert, en train d'être déficelé.

Le « jardin » dont il parle fait cinq hectares et emploie cinq jardiniers. Avec le Gros Chesnay, situé près du Mans, et le jardin des Porteaux, dans la baie du Mont-Saint-Michel, le domaine du Bois Giroult est le troisième potager de Passard. C'est sur ces terres argileuses de Normandie que sont cultivés, entre autres, des fruits rouges (les framboises et les fraises) et des légumes-racines (les betteraves, céleris et choux-raves) qui sont ensuite servis sur les tables de l'Arpège. Si Alain Passard accorde beaucoup d'importance à la cuisine des légumes, il en va de même avec leur culture. Sur le métier de jardinier – et en particulier sur le travail effectué par Renaud, son jardinier qui est présent ici à l'année –, il ne tarit pas d'éloges : « Le jardin, c'est un territoire artistique et curieusement, les jardiniers ont un peu été oubliés : ce sont des artistes à part entière qui ont des sens vraiment très développés, c'est troublant. »

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Mais ce soir, on est venu pour le voir cuisiner du gibier. Et gibier il y aura même si, par déformation professionnelle ou par passion aveugle, il ramène toujours la discussion à ce qui sort de la terre ou s'en nourrit : « À la base, le gibier ce n'est pas trop mon truc – moi c'est plutôt le légume. Mais un canard par rapport à un poulet, par exemple, c'est la même démarche : l'important, c'est de bien mémoriser ce que vous avez mis dans le feu ou dans le four et puis de jouer avec, quoi. »

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Discrètement, le Maître d'Hôtel fait un signe du menton au chef et Passard comprend que le service va commencer. Il nous invite à rejoindre la table qui, dressée en face des cuisines, accueille ce soir une trentaine de convives. Pour les contenir, elle s'étire sur au moins 10 mètres jusqu'à l'immense âtre du fond de la salle. À mesure que l'on s'éloigne, on est frappé par l'aisance avec laquelle le chef dirige sa brigade : toujours en douceur, avec cette fluidité limpide, jamais dans la précipitation. Relax, il l'est aussi dans son tablier jupe qui tombe jusqu'aux chevilles, artefact de tissu à l'intérieur duquel il semble tout contrôler. À distance, on sent qu'il prend du plaisir à orchestrer une certaine chorégraphie de l'instant, cette danse passardienne du grésillement juste : il semble jouer avec le son des cuisson, à mesure qu'il évolue de poste en poste tout en faisant glisser ses chaussures Repetto blanches sur le carrelage.

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Côté menu, c'est un classique de l'Arpège qui sort en premier : Le Chaud-froid d'œuf aux 4 épices, sirop d'érable. L'œuf est d'abord ouvert cru à l'aide d'une toqueuse pour garantir une cassure bien nette. On ne garde que les jaunes que l'on réincorpore et que l'on fait cuire à flot dans la coquille sur une eau à 70 °C. Une fois qu'ils sont cuits, on ajoute une crème fouettée bien froide réalisée à l'aide du mélange des blancs, de la fleur de sel, des fameuses « 4 épices », du vinaigre de Xérès et d'un peu de ciboulette fraîche. Le sirop d'érable arrive à la fin, c'est la note sucrée qui fait déborder la coque. Et ça défonce.

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« C'est du poulpe. C'est pour le gars qui est allergique [au homard]. »

Place à l'entrée : Le Homard de Chausey grillé à l'armoricaine. L'armoricaine, c'est pas une faute de français, c'est une sauce et c'est hyper bon ; la chair du homard est fondante. Pour donner du creux, le Chef a eu la bonne idée de laisser quelques coques traîner.

C'est le moment que l'on choisit pour aller lui rendre visite.

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Affairé au-dessus une grande cocotte, il est en train de préparer un bouillon avec du homard qui restait en rabe – bouillon qu'il filtrera ensuite pour faire une nage, toute aussi improvisée que notre incruste en cuisine. Mais il tient à nous faire goûter : « Vous allez voir, c'est de l'eau de roche. »

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Le marcassin et l'endive se dégustent accompagnés d'un verre d'Aberlour 16 ans Double Cask Matured.

La métaphore est trop belle : il nous tend la cuillère et reste quelques instants suspendu à nos lèvres, comme s'il guettait les signaux d'une première extase buccale. Et puis, alors que la becquée vit encore dans notre bouche, il nous regarde l'air amusé et exulte sans prévenir : « PAOW ! » On suppose que c'est le bruit que font les saveurs quand elles explosent.

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On retourne s'asseoir pour goûter au premier « vrai »plat de résistance : La Dragée de marcassin aux endives confites, sauce à l'hydromel. Le contraste entre les notes faisandées du gibier, l'amertume de l'endive et la douceur de l'hydromel est saisissant. C'est la première apparition du gibier – du bébésanglier, en l'occurrence – et pourtant, la star du plat ce n'est pas lui mais l'endive : confite à en pleurer, elle a été légèrement brûlée pour mieux révéler son caractère et titiller les récepteurs organoleptiques.

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« Autrefois dans les brigades, ça jouait pas mal à la flamme. Ça, c'est une photo du fourneau à l'époque, tout se faisait complètement à bois. »

Attrapé au vol entre deux allers-retours, Passard parvient à mettre des formes sur ce que l'on a ressenti : « La brûlure sur le produit, c'est une école artistique, c'est ce qu'on appelait autrefois : le rôtisseur. La cuisson au bois, c'est une cuisson où il y a une empreinte du feu qui est beaucoup plus puissante : on retrouve le goût du feu, le côté doré, c'est une cuisson un peu humide, c'est autre chose ! Ahah ! Ce qui est remarquable, c'est surtout ce que cela implique : l'investissement du cuisinier auprès de sa cuisson – c'est là où l'on apprend le plus. » Il conclut d'un coup de talons qui résonne encore dans les saucières : « Dans ce plat, c'est la sauce qui fait tout. »

RECETTE : Le corps-à-corps de gibiers faisan-colvert d'Alain Passard

Déboule sur les plateaux le deuxième plat de gibier, un chef-d'œuvre d'eugénisme culinaire : Le Corps à Corps de gibiers haute-couture faisan-colvert. Vous imaginez la tête du chasseur qui tire un colvert et qui, à la place du canard, voit sont chien revenir avec un faisan dans la gueule ? Passard a dû faire à peu près la même en imaginant cette recette. Mais s'il n'a pas su trancher entre le faisan et le colvert, notre Chef a su coudre : il s'est improvisé chirurgien ès gibiez, a sorti son aiguille à brider, sa ficelle de cuisine et a rabiboché les deux gibiers à plumes en même temps que nos palais, pour l'éternité.

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Le Chef conseille de déguster ces deux gibiers siamois avec un Aberlour 18 ans Double Cask Matured.

Encore un plat où tout est maîtrisé à la perfection, de la préparation aux cuissons. « Je fais une cuisine qui nécessite d'être appliqué. Il faut être en mesure de pouvoir raconter la musique des aliments et pour ça, il faut travailler le geste, accompagner tout ce que l'on fait. Si on foire une cuisson, c'est que l'on n'a pas écouté le chant du feu », explique un Passard modeste, qui doit beaucoup de sa cuisine au travail du rôtisseur.

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Tarte aux pommes bouquet de roses est une marque déposée, depuis 2011.

En dessert, on nous apporte une version miniature de sa fameuse Tarte aux pommes bouquet de roses. Il s'agit de cette création qu'il sert à sa table depuis 2011 et qu'il a développé dans le plus grand secret. Avec cette orfèvrerie pâtissière, rehaussée d'un filet de caramel lacté, Passard verticalise le traditionnel quartier de pomme. Enroulés et droits comme des « i », les fines bandelettes de pommes sont censées développer plus d'arômes et prendre différentes teintes et « rosir » à la cuisson.

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Après cette offrande aux becs sucrés, Alain Passard revient sur le rapport organique que certains chefs entretiennent avec leur cuisine et qui selon lui, est en train de se perdre : « En cuisine, il faut toujours qu'il y ait cette notion de plaisir. On devient des machines avec tous ces trucs programmés, ces sondes, ces sous-vides. Où est passée l'école du feu ? Où est la flamme ? C'est une puissance fantastique et malheureusement, elle est en voie de disparition. Avant, il y avait des échanges. Aujourd'hui, il n'y a plus rien. Le travail – celui du cuisinier –, c'est d'avoir les mains dans le fond de la casserole. »

En parlant de mains, Passard passe l'une des siennes dans ses cheveux avant d'insister, comme par mimétisme, sur « l'effacement du geste », ce dogme qu'il met en application dans sa cuisine à chaque service : « Tout l'enjeu, c'est de comprendre comment effacer la main, comment gommer le geste : on peut mettre en place un espace créatif dingue avec juste trois petites interventions. En cuisine, il faut savoir ciseler ses sens, comme si on était chez un grand parfumeur. »

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La soirée est sur le point de se terminer. Alors que les convives vont chercher leurs vestes et leurs chapeaux, le Chef part discrètement s'isoler près de la cheminée. C'est là, toujours au plus près des flammes, qu'il craque sa dernière allumette de la soirée. Elle lui servira à amorcer un cigare, l'autre de ses pêchés mignons. Pourquoi le cigare ? « Ah, ça c'est mon dessert perso. C'est mon mille-feuilles », rétorque-t-il dans un nuage de fumée.

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Affalé sur son fauteuil, il savoure les volutes, un whisky et commence à piquer du nez. Un rien exténué, Passard ? Pas plus qu'un chef pro-végétarien qui a cuisiné de la viande toute la soirée.