Face à la prédation des banquiers, rien de tel qu’un peu de violence. Prenez les fermiers de Le Mars, dans l’Iowa, en 1933, au creux de la Grande Dépression. Une bulle financière avait détruit l’économie, la production industrielle était moribonde et 13 millions d’Américains s’étaient retrouvés au chômage. Le long de la Corn Belt, les fermiers n’obtenaient plus de prix raisonnables pour leur lait et leurs bêtes. Leurs revenus avaient décru et ils se retrouvèrent dans l’incapacité de rembourser leurs prêts. Flairant l’opportunité, les banques saisirent un nombre record de biens, livrant les fermiers à la misère.
Ceux-ci s’organisèrent. Guidés par Milo Reno, un fermier de l’Iowa soiffard et bagarreur, plusieurs milliers de fermiers du Midwest se mirent en grève au cours de l’année 1933, refusant de vendre leurs produits. « On mangera nous-mêmes notre blé, notre jambon et nos œufs », pouvait-on entendre dans le mouvement. « Les banquiers n’ont qu’à bouffer leur or. »
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Des « vacances », en somme. Ils nommèrent leur groupe Farmers’ Holiday Association [FHA, l’Association des vacances des fermiers]. Enflammant le Midwest de ses discours, Reno s’indignait du « programme destructeur des usuriers », entendant par là l’avidité de Wall Street et de l’industrie bancaire. Les fermiers, pestait-il, se faisaient « dépouiller par un racket légal ». Il comparait leur combat à celui des Fondateurs qui avaient pris les armes. « Les fermiers pourraient bien s’allier à tous ceux qui souhaitent renverser le gouvernement », avertissait-il. Vous avez le pouvoir de soumettre les corporations », affirmait-il. L’un de ses adjoints dans l’Iowa, John Chalmers, donna l’ordre à la FHA d’utiliser « toutes les armes à disposition », avant d’ajouter : « Et quand je dis des armes, je parle d’armes. »
Dans la ville de Le Mars, l’arme de prédilection était la corde à pendre. Le 27 avril 1933, parmi une série d’incidents couverts par la presse nationale, des centaines d’exploitants agricoles surgirent lors de la saisie d’une ferme supervisée par le shérif du coin et ses adjoints. Ils repoussèrent les hommes de loi, stoppèrent la saisie et entraînèrent le shérif jusqu’à un terrain de baseball en ville, brandissant un nœud coulant. Mais au lieu de pendre le shérif, ils allèrent s’emparer d’un plus gros poisson : le juge du comté, Charles C. Bradley, qui supervisait les saisies.
Ils le poussèrent hors de la salle d’audience, où il siégeait, pour le conduire en rase campagne. Ils le jetèrent, nu, sur un chemin de terre. Là, le juge fut « battu, mutilé et soulevé de terre à l’aide du nœud coulant, alors que les fermiers revanchards l’invectivaient bruyamment », comme le rapporta le Pittsburgh Press.
Le juge fut pendu. Quand il fut inconscient, on le détacha, puis on le pendit à nouveau. Lorsqu’il reprit conscience, les fermiers lui conseillèrent de prier. Au final, ils épargnèrent Bradley, en sang et couvert de poussière, humilié. Ç’en était assez.
La menace de troubles agitée par Reno et ses pairs de la FHA produisit l’effet escompté : des moratoires sur les saisies d’exploitations agricoles furent décrétés dans tout le Midwest. En 1934, un vent de révolte soufflait sur le pays. Les ouvriers de Tolède, dans l’Ohio, et ceux de Minneapolis, dans le Minnesota ; les dockers de la Côte Ouest ; et les ouvriers textiles, du Maine jusqu’au Sud profond, plantèrent le piquet de grève pour demander un salaire plus juste et le droit à une représentation syndicale. Autorités locales et sbires à la solde des propriétaires d’usine se chargèrent de les réprimer brutalement. Les grévistes de Tolède et de Minneapolis réagirent, non pas en se dispersant, mais avec des bâtons et des cailloux. Selon les journaux de l›époque, une bataille rangée eut lieu entre les ouvriers et les réservistes de la Garde nationale de l’Ohio. Les camionneurs s’affrontèrent au corps à corps avec les hommes de main de la Citizens’ Alliance, pro-business, dans les rues de Minneapolis. Un des plus gros chefs d’entreprise de la ville se serait exclamé : « Ça, c›est… la révolution ! »
Ce spectre révolutionnaire aurait en partie incité Franklin Delano Roosevelt et le Congrès à légiférer afin d›établir un ensemble de réformes historiques dans l’histoire du capitalisme, le New Deal. Le gouvernement prit la décision de protéger les travailleurs des abus du patronat, d’autoriser les syndicats, de mettre en place un système de sécurité sociale et de placer les usuriers de Wall Street sous la surveillance de la Securities and Exchange Commission et d’autres chiens de garde fédéraux, les enfermant dans la cage réglementaire qu’ils méritaient. Le peuple avait parlé et forcé le gouvernement à l’écouter.
À la suite du crash de Wall Street en 2008, entraînant le pays dans la débâcle de la « Grande Récession », je me mis à écrire un roman futuriste inspiré par mes lectures sur la révolte de Le Mars. Je l’intitulai Kill the Banker, en hommage à William « Wild Bill » Langer, deux fois gouverneur du Dakota du Nord au cours des années 1930, sénateur de 1941 à 1959, et fervent soutien de la Farmers’ Holiday Association. À l›occasion d›un discours de campagne, au plus fort de la Grande Dépression, il s’était adressé aux électeurs en ces termes : « Tuez le banquier s’il vient dans votre ferme. Traitez-le comme un voleur de poules. » On n’a plus d’hommes politiques comme Wild Bill, de nos jours.
Dans mon roman, j’imaginai une cabale de terroristes fomentant un complot contre Wall Street. À l’instar de la Fraction armée rouge – ces révolutionnaires d’extrême gauche ayant sévi en Europe entre les années 1970 et 1990 –, mes terroristes, regroupés sous le nom de Strangers, assassinent les élites bancaires qui ont échappé à la justice. Ils font sauter la Bourse de New York. Ils n’ont aucune idéologie, sinon le massacre de ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis.
Les Strangers emprisonnent leurs malheureux otages de Bank of America en sous-sol, dans les montagnes Catskill. Ils organisent des simulacres de procès qu’ils postent sur Youtube, rendent des verdicts sous les yeux des masses américaines : la torture, puis la mort. Les accusés protestent de leur innocence, clament qu’ils ne sont que de simples rouages. Les Strangers décapitent leurs victimes à la scie rouillée.
Avouons-le, ce roman était condamné à l’échec, de l’agit-prop pourrie plus qu’un travail littéraire, et j’abandonnai le projet au bout de 30 000 mots d’horreur gore ; les terroristes étaient aussi prévisibles en fiction que détestables dans la vraie vie. Les fermiers de Le Mars auraient fait peu de cas de mes Strangers.
Au cours de mes recherches pour mon bouquin, je m’étais attardé sur le précédent historique d’attentat contre Wall Street. Jusqu’à l’attentat d’Oklahoma City en 1995 – que les attaques du 11-Septembre ont éclipsé par la suite –, l’attentat de Wall Street du 16 septembre 1920 avait été l’acte terroriste le plus destructeur perpétré sur le sol américain. À midi, un cheval tirant un chariot chargé de 50 kg de dynamite et de 250 kg de fonte se posta devant le 23 Wall Street, où étaient situés les bureaux de JP Morgan, le banquier le plus riche, le plus puissant et le plus implacable de l’époque. Morgan avait manipulé à son bénéfice l’économie nationale, exploité les travailleurs, détruit des vies par milliers. C’était un gros bâtard vicieux, comme les mecs de la finance d’aujourd’hui. C’est lui que l’attentat visait.
Le conducteur de la carriole se fit la malle et une terrible explosion se fit entendre quelques minutes plus tard. 38 personnes furent tuées, 143 blessées. Personne ne revendiqua la responsabilité de l’attentat, et le crime ne fut jamais résolu. C’était probablement l’œuvre de révolutionnaires communistes italiens qui avaient multiplié les attaques à la bombe sur le sol américain l’année précédente, ciblant élus et représentants de la loi. L’attentat de Wall Street était censé constituer leur bouquet final. Mais en réalité, ils tuèrent majoritairement de petits employés de bureau : clercs, sténographes et courtiers. JP Morgan n’était même pas en ville ce jour-là. L’attentat, qui produisit 2 millions de dollars de dégâts (environ 24 millions de dollars d’aujourd’hui), suscita peur et dégoût dans l’opinion publique – en plus d’une empathie toute nouvelle pour Wall Street.
L’idéologie d’un terrorisme révolutionnaire ciblant la finance aux États-Unis trouve son origine chez un immigré né en Bavière du nom de Johann Most qui, à son arrivée à New York en 1882, observa : « Quiconque regarde l’Amérique notera que ce navire est gouverné par la stupidité, la corruption, les préjugés. » Pour lui, Wall Street et la classe dirigeante faisaient partie d’une « espèce reptilienne » : « Le système actuel sera renversé plus vite et plus radicalement par l›annihilation de ses représentants, écrivit-il. Par conséquent, il est temps de s’atteler au massacre de l’ennemi. » En 1885, il publia un livre, Revolutionary War Science, afin d’encourager le massacre. Avec un sous-titre utile : Petit manuel d’instructions pour l’utilisation et la préparation de nitroglycérine, dynamite, coton-poudre, fulminate de mercure, bombes, détonateurs, poisons, etc.
Most était un avorton difforme, fiévreux de ressentiment, et au final, bien qu’il passât son temps à voyager à travers le pays pour délivrer des discours haineux, il ne posa pas une seule bombe. Mais il parvint quand même à en inspirer d’autres. En 1892, Alexander Berkman, un agitateur anarchiste, tenta d’assassiner Henry Frick qui siégeait aux côtés d’Andrew Carnegie au sommet de la Carnegie Steel Company, entreprise célèbre pour la maltraitance de ses employés. Plus tard, Berkman aurait été impliqué dans le complot raté de 1914 visant à assassiner John D. Rockefeller – ce dernier avait supervisé les massacres de ses employés en grève. Une succession d’échecs, dont le seul résultat, d’une façon perverse, fut de retourner l’opinion publique en faveur des ennemis du peuple.
Le 29 septembre 2009, un habitant de Phoenix de 64 ans, Kurt Aho, atteint d’un cancer, se campa sur le porche de sa maison en cours de saisie armé d’un .357 Magnum, et tira sur les pneus des deux camionnettes garées dans son allée. C’était trois ans après l’éclatement de la bulle immobilière et un an après le début de la Grande Récession. Des millions de propriétaires de maison désespérés, sans travail ou source de revenus, ne purent plus assurer le remboursement de leur crédit. Et les banquiers se pointèrent pour les expulser.
Les véhicules appartenaient à deux investisseurs revendiquant l’achat de la maison de Kurt Aho suite à sa saisie par Bank of America. Ils désiraient voir leur bien. Kurt Aho était sous le choc. Il avait vécu dans cette maison pendant 29 ans, y avait élevé ses enfants.
D’après sa fille, Tammy Aho, l’homme traversait des difficultés financières. Il bossait dans la construction et avait de plus en plus de mal à trouver du boulot. Il vivait à crédit, se battant contre la maladie. En juin 2009, Kurt Aho contacta Bank of America pour demander une modification des conditions de son prêt. Ses interlocuteurs lui répondirent qu’il lui fallait d’abord ne plus honorer ses échéances. « Ils lui ont dit que s’il accumulait 6 mois de retard dans ses remboursements, ils l’aideraient à modifier son crédit. »
Kurt Aho suivit leur conseil. Bank of America lui assura que des changements étaient en cours. Ils le lui assurèrent jusqu’à la dernière minute, jusqu’à ce qu’ils décident de vendre sa propriété aux enchères, ce 29 septembre, le jour où les deux investisseurs foulèrent sa pelouse.
Kurt Aho demanda à voir un titre de propriété, mais les deux hommes en étaient dépourvus. Kurt Aho leur intima de quitter les lieux. Ils refusèrent. C’est à ce moment-là que le malheureux propriétaire sortit son flingue pour crever les pneus. Les deux hommes s’enfuirent.
La réaction de Kurt Aho ne s’expliquait pas simplement par sa situation personnelle, mais par l’idée de plus en plus répandue selon laquelle les banques en avaient après tout le monde. Au début de ce millénaire, plus d’une douzaine d’institutions financières, parmi lesquelles Bank of America, s’acoquinèrent avec les courtiers en hypothèque pour accorder des prêts à des naïfs à qui l’on avait dit qu’ils pouvaient devenir propriétaires d’une grosse baraque, tout prolétaires qu’ils étaient. Ces prêts pourris, regroupés avec des obligations moins risquées, furent marketés comme des produits financiers sûrs, vendus à des investisseurs internationaux pour plusieurs centaines de milliards de dollars.
Les banques, ainsi rincées de liquidités, injectèrent encore plus d’argent dans des créances immobilières hasardeuses. Les prix du foncier atteignirent rapidement des sommets, créant la plus grosse bulle immobilière que le pays eût jamais connue. Et quand la bulle éclata, les propriétaires comme Kurt Aho n’eurent plus qu’à continuer à s’acquitter d’échéances exorbitantes sur leur bien hypothéqué, alors même que leur valeur réelle avait fondu comme neige au soleil.
Entre 1990 et 2014, les milieux de la finance, de l’assurance et de l’immobilier dépensèrent quelque 3,8 milliards de dollars en lobbying pour influencer l’action des parlementaires américains, qui dérégulèrent massivement l’industrie de la finance. Le Congrès contourna les réformes bancaires des années 1930 initiées par Roosevelt, autorisant des méga-fusions entre banques, assurances et organismes chargés d’assurer la sécurité des opérations financières, assouplissant le contrôle sur les méga-banques et permettant aux marchés financiers d’abuser d’instruments tels que les sécurités hypothécaires. En fait, dès le milieu des années 1990, les banquiers avaient noyauté les postes de la Réserve fédérale, de la Securities and Exchange Commission, du département du Trésor, de toutes ces institutions chargées de garantir les quelques mesures restantes permettant au public de ne pas se faire entièrement dépecer par les banques prédatrices.
Bank of America, au final, dut trouver un arrangement légal pour 21 procès qui lui furent intentés par des investisseurs et des régulateurs. La vaste gamme de ses fraudes allait de la sophistication obscène de crédits hypothécaires pourris à la violence bureaucratique de ses prêts abusifs et de ses saisies illicites. Selon la National Association of Attorneys General, Bank of America faisait partie des cinq méga-banques ayant organisé les tristement célèbres « robot-signing » de dossiers de saisie, produisant de faux documents visant à accélérer l’éviction de propriétaires, dans le but de revendre leurs biens plus rapidement.
Et cela est valable pour la seule Bank of America. Au bas mot, une douzaine d’autres grandes banques se retrouvèrent impliquées dans des fraudes similaires.
Plutôt que de distribuer des peines de prison, le gouvernement a renfloué Bank of America et ses consœurs. L’entreprise aurait disparu après le krach de 2008 si le département du Trésor ne lui avait pas injecté 45 milliards de dollars de liquidités en 2009. Les dizaines de milliards de dollars d’amende infligés à Bank of America et une douzaine d’autres établissements financiers par le gouvernement fédéral paraissent bien dérisoires en comparaison du coût économique réel de la bulle financière créée par ces banques et du crash qui a suivi, qu’on estime à au moins 12,8 billions de dollars.
Malgré cela, le gouvernement se targua d’une victoire sur Wall Street. La Commission d’enquête sur la crise financière, créée par le Congrès, découvrit que les cadres les plus haut placés connaissaient – et, très probablement, approuvaient – les fraudes commises par leurs entreprises. Pourtant, seul l’un de ces cadres fut jeté en prison. Dans une nation dont le gouvernement est otage de ses banquiers, cette parodie de justice est très largement acceptée.
En septembre 2011, Occupy Wall Street surgit sur le devant de la scène. Enfin, un mouvement qui portait en lui la promesse d’une union contre l’industrie bancaire. Je passai pas mal de temps au parc Zuccotti – le QG des manifestants – en tant que journaliste, même si je soutenais le mouvement. Quand je voyais une jeune femme tenant une pancarte WALL STREET : ENNEMI DE L’HUMANITÉ, j’avais envie de la prendre dans mes bras, de lui parler de Milo Reno et de Wild Bill Langer.
Le rapport d’autopsie proposé par les médias mit l’accent sur l’incapacité du mouvement à formuler des objectifs concrets, sur son adhésion rigide au principe de « non-hiérarchie », son refus d’élire un leader, ses réticences à agir comme un groupe d’influence traditionnel : tout ceci aurait ainsi conduit à son autodestruction. Il nous fallait croire qu’Occupy s’était suicidé, victime de son cadre inepte.
De toute évidence, ce récit était incomplet. Le mouvement qui avait fait vœu de détruire Wall Street avait été détruit, au moins en partie, par le gouvernement fédéral et les autorités locales, enclins à protéger Wall Street. Nous le savons grâce au travail d’une organisation à but non lucratif, le Partnership for Civil Justice Fund (PCJF), qui obtint en 2012 tout un tas de documents provenant du département de la Justice, du FBI et du département de la Sécurité intérieure – des mémos, des emails, des briefs – détaillant la façon dont le mouvement Occupy avait été traité. Ces documents montraient que le FBI, la Sécurité intérieure et les flics s’étaient coordonnés pour surveiller, infiltrer et saper les campements Occupy à travers tout le pays.
« Dès le début, le FBI a traité le mouvement Occupy comme une menace terroriste potentielle », déclara Mara Verheyden-Hilliard, la directrice du PCJF. La section antiterroriste du FBI s’était mise en branle pour s’occuper de la menace Occupy – mouvement qui, il faut le rappeler, suivait les principes de résistance non violente et de désobéissance civile. Les documents, largement expurgés, établissaient même que des membres du mouvement à New York, Seattle, Austin, Houston, Dallas et San Antonio étaient menacés d›assassinat par une ou des personnes que le FBI refusait de nommer. Il est écrit noir sur blanc : « [NOM EXPURGÉ] projetait de rassembler des informations sur les leaders des groupes de protestation, dans le but de les éliminer. » Le FBI s›abstint d›avertir les Occupy du danger.
Le sociologue Max Weber observait que « l’État moderne est une association obligatoire qui organise la domination. Il a le monopole de l’usage légitime de la violence physique ». Ce monopole de la violence physique légitime est une caractéristique distinctive de l’État-nation moderne, selon Weber. Mais le sociologue prévenait aussi que le monopole de l’usage de la force par un État, pour être légitime, doit servir à protéger l’intérêt public – par exemple, quand la police protège une foule d’un forcené armé.
Les forcenés de Wall Street, bien sûr, possèdent des amis au plus haut niveau de l’appareil étatique – un gouvernement tout acquis à la cause des riches et des puissants, mais dont la légitimité, en tant que protecteur de l’intérêt public, est de plus en plus suspecte. Le peuple possède le droit moral de s’élever contre un tel gouvernement et, si la situation l’exige, de remettre en question son monopole de la violence physique ; en d’autres termes, de faire la révolution. Bon courage, à l›heure des outils de contrôle des foules, des unités de police militarisées, des drones Hellfire, des systèmes de surveillance et de la panoplie de lois sur la sécurité intérieure qui transforment des manifestations pacifiques en actions potentiellement criminelles. On peut douter que les fermiers de Le Mars, de nos jours, aient survécu plus de dix minutes avec leur pauvre corde à pendre.
Quand Kurt Aho a tiré sur les pneus des camionnettes garées dans son allée, un essaim d’agents de police de Phoenix a fondu sur sa propriété, en compagnie d’un blindé léger, d’une unité SWAT et d’une équipe de snipers qui se sont positionnés sur les toits voisins. Selon la police, injonction a été faite à Kurt Aho de sortir de sa maison, de lâcher son arme et de s’approcher du véhicule blindé avec les mains sur la tête. L’homme est apparu sur son porche, une bière à la main, un pistolet dans l’autre. Les négociations ont commencé. Kurt Aho a refusé de bouger. « Il va falloir me tuer », a-t-il dit.
Tammy Aho a supplié les agents de la laisser lui parler. Sa propre maison venait d’être saisie et elle s’apprêtait à emménager chez son père. « Non seulement il se serait retrouvé à la rue, m’a confié Tammy, mais mes enfants et moi aussi. »
Les flics l’ont rabrouée. « J’ai imploré la police : si vous lui tirez dessus, tirez-lui dans les genoux. Mais ils ne m’ont pas écoutée. »
Une heure s’est écoulée. Kurt a bu sa bière. Les événements qui ont suivi font l’objet de récits contradictoires. La police affirme que Kurt a ouvert le feu et qu’ils ont répondu avec des balles en caoutchouc, le frappant au bras avant de le mettre à terre. Tammy Aho assure quant à elle que les flics ont tiré sans provocation, et que c’est à ce moment-là que son mari a répliqué. Une de ses balles a atteint le véhicule blindé. Une balle de flic bien placée, en plein milieu du thorax, l’a tué sur le coup. « Après l’avoir tué, m’a raconté Tammy, les flics sont restés sur place. Ils ont mangé de la pizza, pris des photos. Ils riaient comme si rien ne s’était passé, ou presque. »
Mais ces agents n’étaient pas du tout préparés à ce qui allait suivre. Une foule armée, vociférant des insultes sur ces « meurtriers de flics », a fait son apparition. La foule a ouvert le feu. Les deux investisseurs qui avaient acheté la maison de Kurt Aho, ainsi que le vice-président de Bank of America, ont été abattus d’une balle dans le dos. Des voisins ont également surgi, armés de haches et de pelles. Ils se sont jetés sur les trois individus et ont parachevé le travail en leur fracassant le crâne. Le véhicule blindé a vite été neutralisé, forçant les agents à s’enfuir à toutes jambes. Des centaines, des milliers de citoyens ont convergé sur la pelouse de Kurt Aho, armés de fusils de chasse, d’AR-15 et de Kalachnikov. La police, encerclée, s’est rendue en quelques minutes, et plusieurs d’entre eux ont même rejoint ce qui allait devenir la Milice des citoyens propriétaires, dont le premier geste a été de déclarer le quartier « zone libre de banques ».
Mais vous n’avez pas entendu parler de cette révolte aux infos. Parce qu’évidemment, ça n’est jamais arrivé.