La visite de grands ensembles postmodernes est devenue, depuis une décennie, un véritable marronnier dans les clips de rap français. On peut citer pêle-mêle et dans le désordre : Niska et la skyline de Dubaï ; PNL ou SCH dans les Vele de Scampìa, dans la banlieue de Naples, vaste expérience de logement social devenue cauchemar, et dont l’architecte s’est suicidé ; Nemir à Antigone, quartier de Montpellier conçu par le catalan Ricardo Bofill ; Fianso à la Castellane, ensemble urbain ouvrier né dans les 70’s au nord de Marseille.
D’une façon générale, les rappeurs sont assez friands d’architecture postmoderne et de grands ensembles. Déjà, les mecs ont une appétence historique au béton, pour des raisons évidentes — « j’connais mieux les murs d’ma tess que l’architecte » dixit Seth Gueko. Ensuite, ce genre de décor garantit un effet maximum, même pour les budgets les plus serrés. Or, le dernier grand clip du genre était joliment produit. Même très réussi à vrai dire : dans Putain d’époque (réalisé par Nathalie Canguilhem), Dosseh et son équipe sont partis aux Arcades du Lac, à Montigny-le-Bretonneux pour mettre en boîte quatre minutes ultra-esthétiques en noir et blanc.
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Élevées en 1982, objet de toutes les critiques et de toutes les louanges, les Arcades du Lac, sorties de l’imaginaire de l’architecte espagnol Ricardo Bofill — dont les créations étaient également à l’honneur là ou là — associent un viaduc ainsi qu’un plan d’eau artificiel de quatre hectares. La vie de château pensée pour le petit peuple HLM. Bofill dira d’une de ses réalisations que, de son sommet, « on pourra écouter une musique de Wagner… Ou se suicider si on en a envie ». Une forme d’humour socialiste que Dosseh ne goûtera pas très longtemps, puisque, manque de pot, quatre jours après sa mise en ligne, la vidéo est retirée. Un blocage qui fait suite à la plainte déposée par Kader Attia pour plagiat — l’intention résonnant étrangement avec l’installation Ghost (2007) de l’artiste français, qui abrogeait ainsi au passage l’exclusivité absolue de l’utilisation de la couverture de survie dans le monde très fair-play de la création artistique.
Mais l’architecture post-moderne comme toile de fond ne se limite pas au monde du rap. Petit tour du propriétaire, en toute subjectivité.
La version référence
L’été dernier, Romain Gavras a poussé ses grandes obsessions — le totalitarisme, les nouveaux prophètes et le tuning — dans un nouveau clip vidéo, cette fois-ci pour le compte de Jamie XX. Après Bad Girls de M.I.A., Stress de Justice ou Signatune de Dj Mehdi, le blast de Gosh est énorme. Dans un Paris haussmannien sous cloche, une armée de kids enfuis du cirque du Soleil célèbre l’arrivée d’un néo-messie en la personne d’Hassan Kone, flanqués d’une poignée d’apôtres albinos. En Subaru. Ouais.
La chorégraphie, incroyable, a été filmée à Linping. En 2013, la ville chinoise a vu naître un quartier qui reproduit une version fantasmé de la capitale hexagonale. Zhejiang Guangsha Co. Ltd, la société immobilière au cerveau malade responsable de cette faillite, avait prévu de louer des appartements de 300 mètres carrés à près de 50€ à des touristes chinois en mal de shopping sur la fausse avenue des Champs-Élysées. À ce jour, la tour Eiffel de 108 mètres tout comme le reste du quartier sont évidemment déserts. Et offrent donc quelques facilités de tournage.
La version classe
158 appartements, 354 blocs de béton préfabriqués, 12 étages, moins de 50 000 dollars par logements… Conçu en 67 à Montréal pour l’exposition universelle éponyme, Habitat 67 continue de rayonner, plus d’un demi-siècle après sa création, comme l’une des très rares utopies modernes réalisées. Cet ensemble de logements intègre cubes, passerelles, rues piétonnes, terrasses suspendues, espaces aériens, colonnes d’ascenseurs monumentales ainsi que de nombreuses ouvertures. La structure, signée par un apprenti architecte de 25 piges — Moshe Safdie —, est pensée pour que la lumière puisse entrer dans chaque logement.
« Des condominiums trop compacts, aux longs corridors, sans espaces extérieurs… Voilà le genre de problèmes qu’il nous fallait résoudre à l’époque », se souvient l’architecte. « C’était une époque optimiste, il y avait alors une atmosphère, une vraie utopie chez les concepteurs. » L’étonnante imbrication avant-gardiste de cubes de béton a servi de décor au tournage d’ In My Secret Life de feu Leonard Cohen, Prix Juno de la vidéo de l’année en 2001. À 78 ans, Moshe Safdie, lui, continue d’être consulté sur d’importants projets architecturaux, du Musée de la civilisation de Québec au Marina Bay Sands de Singapour à l’étonnant Musée du Sikhisme à Rupnagar, en Inde.
La version muette
En fait, jusqu’à cet article, l’auteur n’avait jamais écouté une version entière — et de façon bien volontaire — d’un track de Martin Solveig. Cette tâche accomplie pour vous — avec Do It Right —, je vous invite à apprécier les lignes de La Muralla Roja conçue par Ricardo Bofill en mode mute.
La version asian-modern-washing
En 1982, Ridley Scott partait mettre en boîte une partie de Blade Runner à Hong Kong et mettait alors en scène in situ les mood-boards commandés à l’artiste néofuturiste Syd Mead ( Aliens, Tron) ainsi que les travaux de Moebius. On connait tous le résultat : l’impact visuel de Blade Runner continue, encore à ce jour, de hanter la moindre tentative filmée de science-fiction. Le problème, c’est que, trente-cinq ans plus tard, les réalisateurs de clips continuent de se vautrer dans l’ asian-modern-washing, de Shanghai à Tokyo.
Comme par exemple la zadiste 2.0 Claire Boucher, a.k.a. Grimes, qui a monté pour REALiTi tout un tas de plans futuro-merdiques tournés entre Singapore, Jakarta, Séoul ou Osaka. Ce fut également le cas sur Mo Bounce d’Iggy Azalea, qui, de passage à Hong Kong, en profite pour faire quelques essayages de trikini résilles designés à l’occasion d’une capsule Supreme x Afida Turner. Ça par contre, c’est clairement le turfu. En revanche, l’essai est transformé pour Népal, avec une mention spéciale pour l’aquarium-tunnel-à-requins, mobilier postmoderne ultime.
La version néo-classique
Dans le clip Deadz , les Migos se mettent en scène dans un bâtiment néo-classique mi-galerie d’art mi-centre commercial dont seuls les States — et les Émirats arabes — ont le secret. Une vision toute particulière du mot succès qui consiste à transformer le Bando en un complexe urbain postmoderne. Avec orchestre classique dans la cour et visite privée du balcon par 2 Chainz en agent immobilier. En matant le clip de plus près, vous découvrirez que le bâtiment est en fait le mausolée imaginaire des présidents Benjamin Franklin et Abraham Lincoln, sanctuaire dans lequel les trois rappeurs d’Atlanta se sont organisés une petite teuf en famille. Une vision toute particulière de l’expression Make It Rain.