Cet article a d’abord été publié sur le site de VICE.
Alors que j’étais en Ukraine de l’est pour couvrir les événements découlant de la destitution de l’ancien président Viktor Ianoukovytch, mon collègue photojournaliste et moi avons décidé de nous rendre au bastion des séparatistes pro-russes : la ville de Sloviansk. Située à deux heures de route de Donetsk, il faut passer au moins une dizaine de postes de contrôle avant d’arriver sur place.
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La ville vit repliée sur elle-même et l’approvisionnement y est très sommaire. Retirer de l’argent dans une banque est quasi impossible et aucun commerçant n’accepte la carte bleue – rien que dans les restaurants, les prix ont augmenté d’au moins 10%. Ces changements sont survenus suite aux évènements internationaux qui ont vu l’annexion de la Crimée à la Russie et qui s’étendent désormais jusqu’à la région du Donbass.
Arrivés sur place, nous nous sommes rendus au quartier général du SBU [le Service de sécurité d’Ukraine, désormais occupé par les séparatistes] pour obtenir la fameuse accréditation qui allait nous permettre de nous déplacer sans trop de problème. Après quelques jours sur les barricades de Sloviansk, nous avons décidé de nous rapprocher des combats et des zones de bombardements. Notre choix s’est porté sur la ville de Semenivka, située à quelques kilomètres. Quand nous arrivons finalement là-bas, une maison vient d’être bombardée et une civile touchée à la tête est en train d’être évacuée. Quelques photos plus tard, nous nous sommes dirigés vers la barricade.
Par chance, un des chefs séparatistes parle correctement anglais – et pour une raison obscure, il semble me prendre en affection. Il m’informe des positions de l’armée ukrainienne et me détaille les armes utilisées par ses troupes. Il m’explique également le déroulement de leurs journées, qu’ils passent à boire du thé, à fumer des cigarettes à la chaîne et à renforcer le poste de contrôle.
Au fil de notre discussion, la nuit commence à tomber. La décision de rester avec eux va finalement s’imposer à nous. Notre chauffeur est déjà reparti et un couvre-feu a été mis en place entre minuit et six heures du matin.
La première nuit est plutôt calme et les séparatistes ont plus l’air de se donner en spectacle qu’autre chose. Ils donnent l’impression de tirer dans le vide comme des dégénérés et gaspillent des munitions à la pelle. Aucune réponse de l’armée ukrainienne. Le calme relatif nous permet au moins de bien repérer les environs, les tranchées, les lieux de repli, les bunkers, etc – ce qui s’avèrera plus qu’utile lors de notre seconde nuit.
Les moustiques nous bouffent littéralement. Le choix est donc pris d’aller essayer de dormir un peu dans un café-auberge à une centaine de mètres de là. L’endroit sert de cantine et de dortoir aux séparatistes. Nous retenons scrupuleusement les conseils donnés avant de nous installer dans un coin de la pièce principale pour éviter que le toit ne nous tombe dessus en cas de bombardement.
Après une courte nuit, nous sommes retournés près de la barricade. Les séparatistes nous confirment que la nuit a continué d’être calme après notre départ. Le temps est venu pour nous de retourner à Sloviansk.
Lorsque nous retournons à Semenivka, les combattants semblent plus tendus. Les barricades sont en train d’être solidifiées et de nouvelles tranchées ont été creusées. Arrivés à une heure plus tardive que la première fois, nous décidons de faire un tour des environs et de nous restaurer au café-auberge avant d’attaquer la nuit avec les séparatistes.
Au sein de la ville, les locaux ne comprenaient pas notre présence et encore moins pourquoi nous passions autant de temps au même endroit. Ici c’est la même chose. Nous avons beau leur expliquer que consacrer dix minutes pour faire des photos d’illustration ne nous intéresse pas et qu’il nous faut passer du temps avec les gens pour comprendre, leur étonnement ne s’amoindrit pas pour autant.
Après une soupe, un thé et quelques crêpes au fromage, nous sommes prêts à affronter la nuit – cette fois-ci avec du produit anti-moustique. De retour sur la barricade de Semenivka, le chef nous briefe à nouveau sur la conduite à adopter en cas de chute d’obus. Le noir nocturne est de plus en plus profond.
À peine dix minutes s’écoulent avant que les premiers tirs de mortier débutent. En temps normal, les tirs surviennent plus tard dans la nuit, et tout le monde semble surpris. Plaqué derrière le mur d’une barricade, j’attends un moment de silence pour courir et me réfugier dans une des tranchées recouvertes d’une dalle de béton. Dès que le calme s’installe, je cavale à toute vitesse et saute pour gagner l’abri. Je ne vois pas mon collègue, que je pensais déjà à l’intérieur. Je comprends qu’il a dû foncer au bunker situé sous une maison à vingt ou trente mètres de ma position. Nouvelle accalmie. Je prends mon courage à deux mains et ressors de ma cachette. J’essaye de me frayer un chemin dans l’obscurité et de me souvenir des obstacles qui encombrent le chemin jusqu’au petit bunker. Je descends les escaliers tout en manquant de tomber avant de me caler dans un coin de la pièce. Mon collègue est là en compagnie de deux pro-russes. Je suis soulagé de le retrouver ici.
Les séparatistes semblent tout aussi nerveux que nous. Ils se placent dans l’escalier et nous ordonnent de ne pas bouger. À vrai dire, je n’en avais pas vraiment l’intention : j’entends les bombardements se succéder juste au-dessus de moi. Une petite frustration monte au bout d’un moment. Nous espérions une autre nuit un peu calme pour répondre présent pour les combats du matin. Nous savons très bien qu’il est de toute façon difficile de sortir des images en pleine nuit.
Les échanges semblent s’être calmés et le chef vient s’assurer que tout va bien. Il en profite pour mettre à l’abri les bazookas et le lance-missiles antichar. Sérieusement, est-ce vraiment une bonne idée d’entreposer ça là où l’on se planque ?
Les gars remontent pour s’extraire du bunker mais nous donnent un conseil avant de repartir. « Si l’armée attaque, vous sortez les passeports et vous criez que vous êtes des journalistes français. Et s’ils lancent une grenade dans le bunker, vous vous couchez tous les deux là », dit-il en nous montrant une baignoire placée sur un côté de la petite pièce qui nous sert de terrier. Après ces conseils peu rassurants, nous restons un moment en suspens, curieux de savoir s’il faudra attendre le petit matin pour sortir. Et là, je ne sais pas ce qu’il m’arrive – sûrement les nerfs qui s’expriment – je suis pris d’un fou rire incontrôlable qui dure quelques minutes. Ma propre réaction me surprend et m’interpelle, mais je me dis que c’est toujours mieux que d’être tétanisé.
Les séparatistes redescendent enfin nous voir en nous expliquant qu’ils ont fait un tour des habitations pour vérifier que tout le monde était à l’abri. Ils en profitent pour nous offrir des morceaux de shrapnels (« Des souvenirs rien que pour vous ! » ) que nous acceptons poliment.
Le chef se charge ensuite de nous expliquer que ses hommes ont repéré les positions de tirs de l’armée ukrainienne et que nous sommes hors d’atteinte. Nous sommes dans leur « dead zone » – c’est-à-dire que la portée de leurs attaques ne peut arriver que derrière nous et que c’est donc le moment de saisir notre chance, appareils photo en main. La décision est prise, nous remontons avec eux.
Prudemment à couvert, chacun derrière un homme armé, nous nous efforçons de capturer les flares qui passent effectivement au-dessus de nos têtes.
Il va de soi que nous n’allons pas sortir le flash mais les pro-russes jugent quand même utile de nous le rappeler. Il est évident que nous deviendrions trop vite repérables par les snipers de l’armée régulière. Le ton est donné, ce sera du total manuel ce soir, pour les réglages forcément mais surtout pour la mise au point. Nous sommes contraints de pousser nos boîtiers au maximum avec du 25 000 ISO et travail au ¼ de seconde.
Les flares s’arrêtent enfin. Mais les tirs de mortiers reprennent et tout le monde court s’abriter. Retour au bunker. Au bout d’une demi-heure, les miliciens nous disent qu’il est à présent possible de revenir à la surface pour aller s’abriter derrière les barricades. L’artillerie arrive. On entend alors une espèce de vrombissement dans la nuit qui annonce l’irruption d’un de leurs chars. Celui-ci se met en place et commence à bombarder les lignes de l’armée ukrainienne à plusieurs kilomètres de là. Situation encore plus surréaliste, le chef nous annonce qu’il s’apprête à leur tirer dessus à deux reprises et qu’il faudra s’attendre à des représailles. Mais vu que nous sommes toujours dans la dead zone, nous nous résolvons à rester là.
Au bout de cinq salves de la part des rebelles, on entend alors ce qui semble être une énorme explosion. On nous affirme qu’ils viennent de détruire un des chars du camp adverse. Il est bien sûr impossible de le vérifier mais le bruit, malgré la distance, est impressionnant. Les séparatistes s’emploient alors à tirer avec une énorme mitraillette pendant une dizaine de minutes.
Juste avant ça, l’armée ukrainienne a réussi à toucher une boutique au loin derrière la barricade. Le calme revenu, nous demandons s’il est possible de s’approcher du bâtiment pour essayer de faire quelques photos.
Cette image marquera la fin de notre soirée. Nous prenons la direction du café-auberge afin de dormir une heure avant le lever du soleil. La nuit a été longue. Très longue.
Michael Bunel est un jeune photojournaliste français qui collabore avec reservoirphoto. Ses photos ont été publiées dans des journaux tels que Newsweek, le New York Times et 20 minutes. Vous pouvez découvrir le reste de son travail sur son site.
L’auteur tient à remercier ses amis et collègues Rafael Yaghobzadeh, Romain Carré, Andrea Rocchelli, Andrey Mironov, Thomas Fédérici ainsi que ses chauffeurs, sa famille et tous ceux qui ont cru en lui.