Je suis un stalker

J’ai commencé à stalker il y a environ trois ans. À l’université, on croise généralement un public très diversifié, et c’est alors qu’au détour d’un couloir, je croisai cette fille qui déclencha en moi la passion du stalking.

Elle semblait à l’évidence parachutée d’un milieu conservateur, caractérisé par certaines pratiques élitaires renvoyant à une vision particulière de la vie sociale. Échappée d’institutions et de lieux dont l’existence m’était jusqu’alors inconnue, elle suscita en moi une terrible envie de savoir. Où avait-elle grandi? Qui étaient ses amis? Comment en était-elle venue à prôner de telles valeurs?

Pour tout le monde autour de moi, le terme stalker a une connotation négative. Dans l’imaginaire collectif, il correspond à une surveillance malsaine. Une nouvelle forme d’attention obsessive et non désirée accordée à un individu ou à un groupe de personne, apparue dans les années 90 pour qualifier les admirateurs de célébrités qui harcèlent ces dernières.

Et de fait, lorsque la psychiatrie s’empare de cette notion, elle la définit comme suit : « Le stalking consiste en une constellation de comportements impliquant des tentatives répétées et persistantes pour imposer à une tierce personne une communication et/ou un contact non désiré. » Dans l’article dont est tirée cette définition, cinq genres de stalkers sont distingués : le rejeté, le rancunier, l’érotomane, le prétendant maladroit et le prédateur. En bref, le stalking est le symptôme de troubles comportementaux pouvant aboutir à un acte de violence physique ou symbolique. D’où la méfiance face aux stalkers, perçus comme de nouveaux dangers publics de la société médiatique.

Cependant, il semble que depuis la généralisation massive des réseaux sociaux, un nouveau sens puisse être donné au terme. Ma génération l’utilise pour qualifier celui ou celle qui observe les profils Facebook de certaines personnes afin de mieux connaître leur milieu d’origine, leur passé ou leurs goûts. Le stalking peut procéder d’un intérêt marqué pour la personne visée, mais aussi de la curiosité suscitée par la rencontre d’un individu intriguant, provenant d’un milieu différent du nôtre et que nous voudrions mieux connaître. En ce cas, le stalking perd son hostilité pour revêtir le simple aspect d’une démarche de connaissance. Quelle plus belle invention pour les curieux en tous genres, en particulier les historiens, sociologues et anthropologues? Le stalker n’est pas un harceleur, mais un enquêteur. En sciences sociales, on appelle ça un chercheur.

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De mon côté, plus je tentais de comprendre cette fille, plus les questions s’accumulaient, et ces questions exigeaient des réponses. Mais n’étant pas assez romantique pour déverser le flot de mes tourments sociaux sur le papier, je me mis à stalker.

Ce que je ne compris qu’implicitement au début, c’est qu’il s’agit d’un véritable instrument de recherche. Sur les réseaux sociaux, vous ne pouvez pas tout savoir, mais vous pouvez en savoir beaucoup. D’abord, vous pouvez obtenir les informations basiques pour situer quelqu’un socialement : date de naissance, études, profession, etc. Ensuite, grâce au fil d’actualité, statuts et commentaires, vous avez accès aux histoires personnelles, notamment les amis et les amours. Enfin, vous pouvez appréhender une part de leur subjectivité en découvrant leurs goûts et leurs choix esthétiques par leurs photos.


Photo : Flickr.


Des nuits entières, dans ma petite chambre d’étudiant, j’arpentais cet espace pixélisé si fertile pour le sociologue. Dans mon esprit, le monde social se dessinait en sphères distinctes, certaines s’entremêlant largement, d’autres se frôlant à peine. Je pouvais, à la vue d’un profil soigné, retrouver l’origine sociale d’une personne en jetant un simple coup d’œil à ses photos de couverture. Mais je pouvais faire pire encore : à force d’élaborer des profils types emblématiques d’une sphère sociale donnée, je pouvais déterminer le degré de perfection des profils cherchant à l’atteindre, et ainsi classifier les personnes en fonction de leur position plus ou moins proche de ce profil type.

Enfin, quand j’ai commencé à penser le profil d’un individu comme un matériau d’analyse psychanalytique, j’ai commencé à dissimuler mes activités. À moins de tendre vers le suicide social, il me semble que ce n’est pas une mauvaise idée. Et si vous pensez que je ne suis rien d’autre qu’un vicieux, sachez que vous n’êtes pas les premiers.

En stalkant, j’ai vite connu le milieu d’origine de celle qui m’en avait donné le goût. À force de circuler d’ami en ami, de retrouver au hasard certains commentaires laissés quelques mois plus tôt, c’est tout un monde qui prenait forme en face de moi. Pour cela, pas besoin d’être un expert. Je me contentais de regarder ces vies qui se racontaient devant moi.

À force de stalker, je me suis mis à considérer les réseaux sociaux comme une gigantesque base de données constituant un matériau de choix pour mieux comprendre le monde qui nous entoure. Les réseaux sociaux forment des données de qualité, car ils dépassent le stade du simple sondage : on ne fait pas qu’y dévoiler qui on est, mais on montre la manière dont on se mythifie. N’est-ce pas là un idéal pour celui qui cherche à comprendre les mentalités d’une génération, c’est-à-dire les valeurs et l’esthétique, le mode de vie, que cette génération considère comme légitime?

Les réseaux sociaux sont les seuls outils de recherche à dépasser la dichotomie entre outils d’analyse quantitatifs et qualitatifs. Car sur les réseaux sociaux, vous avez les deux : l’individu est à la fois aisément situable socialement et libre de se montrer comme il l’entend. Pour cela, il peut avoir recours à des formes artistiques (des photographies, des statuts) ou scientifiques (des articles, des liens). Du côté du chercheur, ils appellent à de véritables compétences, car tous les profils n’étant pas complets, c’est à lui de reconstituer l’identité des individus à travers les indices qu’ils laissent, comme une photo postée par un autre ou un commentaire isolé. Tout n’est pas donné, et le chercheur doit mener son enquête. Stalker, c’est un art.

En concentrant au départ mon stalking sur une personne, je me suis senti coupable de pénétrer dans l’intimité de quelqu’un qui ne m’avait pas donné son autorisation pour le faire. C’est une violation. Mais en scrutant la vie de cette fille, j’ai appris une chose : que j’étais comme elle. Facebook permet de s’ouvrir sur le monde et casse la mythification liée au mystère en permettant à chacun de savoir comment l’autre est fait, et surtout de se rendre compte que les hommes sont faits du même bois. Il favorise l’intersubjectivité, c’est-à-dire, pour Kant, le fait que les hommes sont capables de prendre en considération la pensée d’autrui dans leur jugement propre. En tant qu’usager de Facebook, j’étais un voyeur; en tant que chercheur, j’étais un connaisseur; et en tant qu’homme, j’étais un humaniste, parce que je ne voulais rien d’autre que comprendre.

Photo : Flickr.

Quoi qu’il en soit, stalker permet à chacun d’endosser un instant le rôle de chercheur en sciences sociales. Non seulement en se confrontant aux méthodes utilisées, mais encore sur d’autres points, dont voici deux exemples.

Tout d’abord, les réseaux sociaux doivent nous pousser à redéfinir les instruments de la domination sociale tels que le langage. Les profils les plus aimés sont toujours ceux qui tendent vers la perfection d’un style particulier. Ce style dépend des mondes sociaux dont il émerge et constitue un ensemble de valeurs, de références et de motifs esthétiques reconnus comme légitimes. Celui qui maîtrise ces codes acquiert un pouvoir de domination en se plaçant au centre de l’attention de tous. Par suite, il obtient une autorité morale qui n’a pas besoin d’être institutionnalisée pour être respectée.

Le profil considéré comme digne d’estime reproduit une norme idéale reconnue universellement au sein du monde social où elle émerge. Pour autant, cette norme n’est pas uniquement mimétique, mais elle contribue à en redéfinir de nouvelles, c’est-à-dire que les réseaux sociaux sont aussi générateurs de « nouvelles » identités.

N’étant pas toujours très adroit, et démesurément curieux, je ne pouvais m’empêcher de poser des questions à cette fille, qui les a jugé douteuses — et a vite compris que je la stalkais. Elle m’a alors bloqué et traité de tous les noms. Je comprenais, mais ce qu’elle ne comprenait pas, c’est que je voulais juste savoir. Un peu après nos changements d’établissement respectifs, elle m’a rajouté. En fin de compte, peut-être que les gens aiment ça, qu’on s’intéresse à eux.

Le stalking a aujourd’hui suffisamment évolué pour que l’on dépasse les définitions qui lui ont été attribuées dans les années 90. Il pourrait très bien être désormais qualifié « d’analyse sociologique des réseaux sociaux ». C’est pourquoi, stalkers, ne vous inquiétez pas. Vous n’êtes pas des névrosés obsessionnels vivant par procuration à travers vos victimes. Vous êtes comme moi des apprentis chercheurs. Des boulimiques de la connaissance.

En plus de stalker les gens sur Facebook, Léopold est un étudiant en sciences sociales dans une grande école de recherche française.