« La nouvelle génération criminelle pense que c’est bête de vivre très longtemps. Vieillir, c’est quelque chose d’horrible. Vivre longtemps, c’est en quelque sorte un gâchis d’énergie. Cela veut dire vivre uniquement dans l’instant présent. Et ces jeunes ont une théorie là-dessus : ils disent que le passé appartient aux vieux, et que l’avenir appartient aux losers. Seul le présent appartient aux gagnants ». En livrant cette description abrupte de la réalité des jeunes mafieux napolitains, Roberto Saviano ne pensait certainement pas à celle d’ex-dealers de Seine Saint-Denis devenus rappeurs. Pourtant, peu de mots pourraient décrire 13 Block avec autant de justesse, tant leur ancrage dans le présent les caractérise.
« J’suis que de passage »
En déclamant « les rois de la trap c’est nous, jusqu’à présent » sur « A1 A3 », intro du dernier projet en date du groupe, OldPee – devenu Sidikeey entre temps, on en reparlera plus loin – pose les bases de ce que sont les ambitions de 13 Block : aucune. Les quatre Sevranais sont bien les rois de la trap française à l’heure actuelle, et ce statut leur suffit amplement. Avec ce « jusqu’à présent », le rappeur rappelle que tout chose a un début et une fin, et que nul ne connaît l’avenir, une vision renforcée par Stavo sur Zidane : « j’suis que de passage ». La couronne passera peut-être à un newcomer au prochain lever de soleil. Ou alors, elle restera sur les têtes de Stavo, Zed, Zefor et Sidikeey. Peu importe : seul l’instant présent a un sens. Au-delà de la musique et des formules, cette instantanéité transpire par tous les pores de la peau des membres du groupe, et devient même une doctrine philosophique, comme le prouve Zed sur « Calibre », lui aussi extrait de Triple S, dernier projet en date du groupe : « Papa, Maman, je veux vivre longtemps, c’est ce que j’kiffais dire à 5 ans / StarfAllah, maintenant j’me demande, 24 ans, j’gratte mes veuchs, gros j’meurs dans combien d’temps ? »
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En plus de ne pas regarder vers l’avenir, 13 Block ne jette pas non plus de coup d’oeil dans le rétroviseur. Les faits d’armes passés (4 projets précédant BLO) ne sont jamais glorifiés, les quatre Sevranais poursuivant sans se retourner une progression linéaire qui les a fait passer du statut d’énième groupe de trappeurs pris dans la mêlée à celui de principale force de proposition artistique de ce sous-genre musical. Vivre en admirant ses propres vestiges, c’est prendre le risque de devenir soi-même une archive, et de courir à jamais après ce passé. Au contraire, regarder trop loin devant, c’est se projeter dans une zone que l’on ne maîtrise pas, et à trop anticiper, on prend le risque de délaisser la réalité du terrain. 13 Block durera le temps qu’il faudra, et s’arrêtera quand le destin en aura décidé. En attendant, il est bien là, et constitue l’une des réalités les plus concrètes de la scène rap français.
Diversité des flows, addictivité des refrains, efficacité des gimmicks, maîtrise des schémas de rimes : à chaque projet, 13 Block s’améliore sur chacun des plans, et tout semble toujours plus abouti. Peu de discographies peuvent se targuer de suivre une telle courbe de croissance, les schémas classiques ayant tendance à toucher les sommets sur un grand classique, avant de redescendre inévitablement ou de suivre une trajectoire en dents de scie. Si 13 Block parvient à franchir une telle marche à chaque fois, c’est bien parce que personne, dans le groupe, ne semble jamais se poser la question de l’étape suivante. On ne se demande pas comment aller plus haut, comment faire mieux, comment dépasser ce qui a déjà été fait. L’ancrage du groupe dans le présent l’astreint à l’efficacité immédiate.
Retour au terrain
Roberto Saviano évoquait le quotidien de ces jeunes Napolitains dévoués à l’instant et peu soucieux de vieillir. Le quotidien des quatre membres de 13 Block, éloigné par bien des points de celui d’Italiens à peine majeurs, participe cependant à un même type de réalité. En s’inscrivant dans des schématiques très concrètes, les rappeurs offrent à leur musique un parfum quasi-documentariste. Ici, on ne rêve jamais de liasses plus épaisses que le casier judiciaire, de kilos de drogues dures distribués ou de millions d’euros blanchis. La réalité de Sevran n’a rien de fantasmagorique, et le rap pratiqué a la couleur des points de vente aux murs délabrés. 13 Block évoque ces téléphones sans appli qui n’ont que la torche pour seul accessoire, ces pesettes utilisées pour détailler au gramme, ces bonbonnes à recharger quand le stock est écoulé. Aucun plan tiré sur la comète, juste un quotidien fait d’achat-revente et de ruses pour duper les forces de l’ordre.
Ce train-train quotidien, finalement pas si éloigné du métro-boulot-dodo parisien, avait partiellement disparu des thématiques abordées par les rappeurs pendant la première moitié des années 2010. L’explosion de la trap à la française avait imposé une surenchère toujours plus spectaculaire dans les textes, reniant en partie l’héritage du rap de rue des années 2000, très ancré dans le ter-ter. À l’époque, une frange importante du rap indépendant s’attachait à décrire la rue avec un souci du détail parfois très poussé – on se souvient par exemple de Salif, qui évoquait son « moule-bite sous le caleçon, le détail entre la boule gauche et la boule droite ».
Sous l’impulsion de 13 Block – mais aussi d’autres, dans l’actualité récente, on peut par exemple citer Koba LaD, et surtout PNL-, le rap français effectue un vrai retour au terrain, à ces halls dont la fonction première n’est plus d’accueillir l’habitant mais bien de servir le client, et où le dealer en question ne claque pas son bénéfice chez Philippe Plein ou Gucci, mais chez Kipsta et Quechua, s’autorisant une folie chez Fila ou Nike les bons jours. Nul besoin de superflu onéreux pour que la dégaine soit jdid. L’habillage musical est lui aussi minimaliste : l’ensemble est bien produit, évidemment – surtout quand Ikaz Boï met la main à la pâte – mais la partie instrumentale ne constitue généralement chez 13 Block qu’un simple support. L’épaisseur vient de l’interprétation des quatre trappeurs, et particulièrement de leur science presque exacte des placements, des silences, et des répétitions.
« Bonjour Stavo, au revoir Desté »
Le même type de réflexion s’opère quand on s’intéresse à l’apport individuel de chacun des membres du groupe : si Zed est régulièrement cité comme celui qui fait la différence et tire l’ensemble vers le haut, l’essentiel tient dans la cohésion du quatuor et dans la capacité des uns et des autres à tirer profit des caractéristiques de chacun pour faire mieux. L’extrême complémentarité entre les membres, qui atteint son apogée sur les passe-passe entre Stavo et Zed sur le titre « Zidane », agit ainsi comme un amplificateur des qualités de chacun. Zed assure une bonne partie des refrains et maintient cette tendance très forte à accrocher l’auditeur en quelques gimmicks, mais l’effet serait probablement bien moins efficace s’il n’était pas contrebalancé par la brutalité et la violence qui se dégagent de Stavo. Les deux rappeurs tirent chacun dans un sens, tandis que Zefor et Sidikeey assurent l’équilibre et stabilisent l’ensemble. Les personnalités artistiques de chacun trouvent même une continuité dans l’apparence des quatre rappeurs : grand, trapu et costaud, Stavo est l’opposé de Zed, tandis que Zefor et Sidikeey ont tous deux sensiblement la même taille, et les mêmes tendances capillaires.
Au fur et à mesure de la progression du groupe, qui construit des projets toujours plus solides et ambitieux, les personnalités artistiques se forgent et prennent de l’épaisseur. La différence de niveau entre le Desté des débuts et le Stavo d’aujourd’hui est vertigineuse, et le changement de pseudonyme en cours de route prouve que l’enveloppe originelle avait besoin d’être abandonnée pour passer à l’étape supérieure – comme si toute la puissance de Stavo ne pouvait plus être contenue en Desté. Oldpee, devenu Sidikeey, a suivi le même type de cheminement : l’évolution n’est donc pas seulement palpable, elle se matérialise également de façon très concrète, et renvoie encore une fois à l’instantanéité de ce groupe. En laissant derrière eux une part essentielle de leur identité – le nom – pour mieux avancer, les membres de 13 Block ne font preuve d’aucune hésitation, aucun remord. Les annonces très laconiques (« bonjour Stavo, au revoir Desté ») ne laissent pas la moindre place à autre chose que l’instant présent. La décision est présentée et archivée quasiment instantanément.
Ce qui occupe donc 13 Block aujourd’hui, c’est la sortie de BLO. Particulièrement attendu après les excellents retours critiques sur Triple S, cet album ne représente ni l’aboutissement des cinq années de travail du groupe, ni la première pierre d’un avenir dont personne ne connaît rien. Rois de la trap jusqu’à présent, Zefor, Zed, Sidikeey et Stavo n’ont même pas le temps de se laisser couronner : s’assoir sur le trône signifierait prendre le temps de se remémorer le chemin parcouru, puis songer aux perspectives d’avenir, pour conserver la couronne jusqu’au bout. « Le passé appartient aux vieux, et l’avenir appartient aux losers », disait Roberto Saviano . Le présent, pour 13 Block, c’est BLO.
Le premier album de 13 Block, BLO, sort le 26 avril sur Warner Music / Elektra.
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