Le meilleur album de l’été 1992 était la B.O. d’un film que personne n’avait vu. Pile au moment où le mouvement grunge devenait grand public, la B.O. d’un film nommé Singles a déboulé sur le marché. C’était le truc le plus grunge qu’on puisse imaginer, qui rassemblait presque tous les meilleurs groupes de la scène – Pearl Jam, Soundgarden, Mudhoney, Screaming Trees, Alice In Chains, Smashing Pumpkins et Mother Love Bone – sauf un, le meilleur (on en reparlera plus tard). Tous les morceaux étaient nouveaux et inédits, et tous – sauf la cover des Lovemongers de « The Battle Of Evermore » de Led Zep – étaient bons.
Pendant une éternité, je n’ai pu que jalouser ceux qui possédaient le vinyle, et aujourd’hui, après 25 années passées à l’attendre – mieux vaut tard que jamais – la B.O de Singles est ENFIN rééditée. Malheureusement, elle arrive quelques semaines seulement après le décès brutal de Chris Cornell, qui figure sur l’album non seulement au sein de Soundgarden, mais aussi en tant qu’artiste solo. Aucun doute que nombre de fans se replongeront dans ce disque pour honorer son œuvre ; mais on pourra également se rappeler les circonstances qui ont fait de Singles la B.O. qui n’avait pas besoin de son film.
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Le film de Cameron Crowe était déjà prêt depuis un bon moment avant sa sortie en salle, en septembre 1992. La B.O., elle, était dans les bacs depuis déjà 3 mois, et préparait le terrain pour s’assurer que le film emboîterait ses pas. Ce qui n’arriva pas.
En 1989, Crowe avait frappé fort avec Say Anything [ Un monde pour nous], comédie dramatique avec John Cusack et son fameux ghettoblaster géant. Alors une comédie romantique grunge se déroulant à Seattle, avec des icônes de la génération X comme Matt Dillon et Bridget Fonda, sous la direction d’un ancien journaliste musical doublé d’un réalisateur respecté, ça semblait trop beau pour être vrai. Et ça l’était.
Singles rassemblait toutes les caractéristiques typiques de la love story entre vingtenaires hétéros, avec Seattle, la ville la plus sexy d’Amérique, pour toile de fond, et toutes sortes de caméos de différents piliers de la scène (Tad Doyle répond à une protagoniste qui pensait téléphoner à son jules ! Bruce Pavitt, le fondateur de Sub Pop, apparaît dans les petites annonces de rencontres par VHS ! Alice in Chains et Soundgarden jouent live ! Eddie Vedder parle !) Il est probable que le film soit resté sur une étagère pendant un an simplement parce qu’il n’était pas assez bon. Crowe aurait mieux fait de profiter de cette opportunité, et de l’accès dont il disposait, pour réaliser le documentaire ultime sur la scène musicale de Seattle. Au lieu de quoi, on rapporte qu’il aurait essayé d’empêcher un autre réalisateur de le faire à sa place.
Le documentariste Doug Pray avait déjà commencé à travailler sur son film au moment où Crowe achevait Singles. Son docu, intitulé Hype !, ne sera finalement diffusé qu’en 1996, ce qui n’empêcha pourtant pas Crowe de vouloir l’étouffer dans l’œuf. Dans le livre captivant de Mark Yarm, Everybody Loves Our Town, paru en 2011, Pray déclare : « Singles est sorti au moment où on dallait débuter le tournage de mon film. Cameron Crowe m’a carrément appelé pour essayer de me convaincre, pendant 45 minutes, de ne pas faire Hype ! : ‘Qu’est-ce que tu espères réussir à faire, de toute manière ? La scène a déjà atteint son point culminant. Le grunge est partout. Les gens en ont marre. S’il te plaît, ne fais pas de film là-dessus.’ »
C’était le monde à l’envers, s’il y a bien quelqu’un qui aurait eu le droit de faire une telle requête, ça aurait été Pray. Il s’est avéré que Hype ! est devenu le film définitif sur le Seattle de la fin des 80’s, début des 90’s. Même s’il est très différent du documentaire de Pray, il est difficile de voir en Singles un quelconque révélateur des événements en cours dans la capitale du grunge à l’époque. Crowe l’a même reconnu : « Le film ne porte pas sur la naissance de la scène actuelle bouillonnante de Seattle » mais serait « l’histoire de personnes célibataires et isolées, qui tracent leur propre route et finissent par former leur propre famille. » La plupart des gens semblent s’en souvenir comme « le film grunge de Cameron Crowe », mais il suffit de jeter un œil à la mauvaise perruque de Matt Dillon pour comprendre que ce film ne parle pas de musique. Il parle d’amour. Et il le fait mal.
Crowe lui-même est allé jusqu’à confirmer que le film était, en gros, un navet (c’est mon terme, pas le sien). En 2000, il confiait à A.V. Club : « J’ai mes propres problèmes avec Singles. À mes yeux, c’est le moins réussi des films que j’ai eu la chance de réaliser. Ce devait être Manhattan [de Woody Allen], un film que j’adore, avec Seattle pour décor. La bobine est restée dans sa boîte pendant un an, jusqu’à ce que le studio le diffuse, sur les talons de la soi-disant ‘explosion du grunge’, ce qui a créé certains soucis de perception. Mais il y a également eu quelques problèmes de casting, ainsi qu’au niveau de la rédaction du scénario, et je ne les ai jamais vraiment résolus… Singles n’avait pas vocation à représenter une génération. Il avait vocation à être mon hommage à Manhattan. C’est pourquoi il demeure une certaine frustration. J’espère qu’un jour, avec le temps, il pourra être considéré comme un instantané de cette période, dans la mesure où Seattle a beaucoup changé depuis. »
Alors non, le film n’a ni défini une génération, pas plus qu’il ne s’est imposé comme un hommage à Manhattan (voyons !), mais Crowe avait bien senti la musique, on ne peut pas lui enlever ça.
Il est difficile d’exprimer à quel point l’impact culturel du grunge a été fort à l’époque, mais disons seulement ça : le 11 janvier 1992, Nevermind de Nirvana prenait la place du Dangerous de Michael Jackson au sommet des charts. Une prouesse digne de David contre Goliath. Voilà qu’un groupe noise pop venu d’Olympia, issu du milieu miteux de la musique indépendante, détrônait la plus grande pop-star de tous les temps, avec son premier album sur une major. Un moment d’une importance inestimable.
Le grunge incarnait le zeitgeist de 1992. Les majors envoyaient littéralement des représentants aux quatre coins du monde voir le moindre groupe un tant soit peu grungy pour essayer de le signer. Et c’est ainsi que des groupes comme Tad, les Melvins, Babes In Toyland, Cell et Gumball – anti-commerciaux et underground – se sont retrouvés avec des propositions de contrats très juteuses; et que j’achetais tous leurs disques.
Le monde de la mode tentait lui aussi de capitaliser sur les looks grunge riches en motifs écossais. Marc Jacobs allait habiller Naomi Campbell, Christy Turlington, Tyra Banks et Kate Moss en bûcherons pour sa collection printemps/été chez Perry Ellis. Évidemment, cette idée lui valu d’être viré, mais elle n’avait fait que renforcer le sentiment que cette anti-mode était devenue branchée. De mon côté, j’arborais chaque jour Doc Martens et chemises à carreaux, et me laissais pousser les cheveux.
Même si Singles n’a pas eu un impact culturel notable (en doublant respectablement son budget de 9 millions de dollars), c’est en revanche le cas de sa B.O., qui proposait un espèce de best-of des groupes au premier plan de la scène grunge. Elle n’a pas vraiment atteint les mêmes sommets, en terme de ventes, que Nevermind ou Ten de Pearl Jam, mais s’est tout de même élevée jusqu’au Top 10 du classement albums du Billboard, en s’écoulant à plus de deux millions d’exemplaires. Certains artistes concernés peuvent bien le nier, il est clair que Singles leur a profité, et a fonctionné comme un outil promotionnel surpuissant.
Pearl Jam, Soundgarden et, dans une certaine mesure, les Smashing Pumpkins, récoltaient déjà les fruits de l’explosion commerciale de Nirvana, mais les ventes de leurs albums sortis en 1991 – respectivement Ten, Badmotorfinger, et Gish – ont sans nul doute bénéficié de leur affiliation à Singles. Et quelques mois après la sortie de la B.O., Alice In Chains, Mudhoney et les Screaming Trees ont tous sorti de nouveaux albums (celui des Screaming Trees étant carrément sur le même label que la B.O., Epic). « Je pense que [‘Nearly Lost You’] a probablement dû mieux s’écouler via la B.O. de Singles que via notre album Sweet Oblivion » a même déclaré Barrett Martin, le batteur des Screaming Trees, à Mark Yarm. « Parce que Singles est sorti en premier, et que la B.O. s’est écoulée à 2 millions de copies – typiquement le genre de B.O. qui rapporte plus que le film lui-même. Sweet Oblivion est sorti quelques mois plus tard, et assez vite, on en a vendu 300 000 exemplaires. »
Si les Screaming Trees donnèrent à Crowe et au responsable musical Danny Bramson leur prochain single, Mudhoney optèrent pour l’écriture d’un morceau spécial pour l’occasion, quoi qu’il décrive ironiquement leur sentiment quant au film et au portrait qu’il traçait de leur ville.
« Comme les petits cons typiques qu’on était, on a écrit ‘Overblown’ en se foutant de la gueule de la glorification et de la mythification de la scène », raconte le frontman de Mudhoney, Mark Arm, à Yarm.
Bien sûr, le groupe dont tout le monde semble feindre d’ignorer l’absence dans la B.O. est celui par lequel tout est arrivé. Pour les dirigeants de Warner, la participation de Nirvana était in-dis-pen-sable. À tel point qu’ils ont essayé de convaincre Crowe de changer le nom de Singles en Come As You Are, d’après la chanson du groupe. Il n’est pourtant même pas fait mention du groupe dans le film. D’après un article du Entertainment Weekly, « La version de travail de Singles contenait [‘Smells Like] Teen Spirit’ de Nirvana, mais le succès du morceau l’a rendu trop cher à obtenir. » Alors que dans les interviews de l’époque, le groupe déclarait simplement ne pas vouloir y participer.
« On a préféré ne pas se lancer dans l’industrie du cinéma », déclarait Dave Grohl dans une interview pour la télé canadienne. « J’ai dit ‘non’ avant de vous en parler, les gars », explique ensuite Cobain aux deux autres. Quoiqu’il en soit, l’absence de Nirvana n’a pas été un coup fatal pour la B.O. En vérité, si « Smell Like Teen Spirit » avait pu être rajouté à la tracklist, il aurait complètement éclipsé le reste des morceaux, et diminué l’impact de l’album.
À part Nirvana, l’autre groupe qui comptait le plus pour Singles était Mother Love Bone, le groupe glam qui avait dans ses rangs Jeff Ament et Stone Gossard, membres de Pearl Jam et anciens de Green River. Alors que Crowe n’en était qu’à la rédaction du script, le frontman Andrew Wood succomba à une overdose d’héroïne.
Crowe expliquait à Rolling Stone en 1992 : « Je voulais écrire quelque chose qui capture le feeling du moment. Pas l’histoire d’Andy, mais comment les gens ont instinctivement besoin d’être ensemble. Est-on jamais vraiment seuls ? » Le morceau hybride de Mother Love Bone, « Chloe Dancer/Crown Of Thorns » conférait au film et à sa musique un fort potentiel émotionnel, mais faisait aussi un petit cours d’histoire aux nouveaux fans de Pearl Jam, dont je faisais partie. Un truc qui semble légèrement sorti de nulle part au milieu du casting « 100 % Seattle » de Singles, c’est la manière dont Paul Westerberg, un type du Minnesota, a fini par occuper une place centrale dans la B.O.
Un an auparavant, Westerberg avait mis fin à son légendaire groupe de punk, The Replacements, qui était plus ou moins devenu un projet solo à l’époque. Au cours d’une réunion avec le président de Warner Bros., Lenny Waronker, Westerberg lui joua un nouveau morceau intitulé « Dyslexic Heart ». Waronker passa un appel et expliqua au studio du film, « J’ai un morceau ‘tubesque’ à disposition – c’était son terme, ‘tubesque’ » se rappelle Westerberg face à Bob Mehr, auteur de Trouble Boys : The True Story Of The Replacements .
Le morceau avait tellement plu à Crowe que celui-ci en demanda un autre à Westerberg, « Waiting For Somebody », ainsi que l’autorisation d’utiliser les deux pour la musique du film. Crowe a ensuite réalisé le clip de « Dyslexic Heart », qui est le premier single à avoir été tiré de la B.O. Ces deux morceaux ont été les premiers à être crédités à Paul Westerberg, ancien Replacement, maintenant artiste solo (Avec le recul, ça ressemble à un gros deal, mais il était plutôt maigrelet comparé aux autres poids lourds du grunge.)
Malgré la faible connexion avec Seattle – même Jimi Hendrix, dont le « May This Be Love » apparaît sur l’album, avait grandi dans la ville – ces deux contributions de Westerberg ont toujours été des pierres angulaires de Singles à mes yeux.
« Dyslexic Heart » est peut être un peu mièvre, dans son ton et les jeux de mots qu’il contient, mais « Waiting For Somebody » valait n’importe quel autre morceau issu des deux derniers albums des Replacements. Naturellement, Westerberg n’apprécie pas particulièrement de revenir sur ce projet : « Je n’ai pas tiré la moindre once de fierté de tout ça. »
Les Smashing Pumpkins, autre groupe de grunge venu d’ailleurs, ont contribué au film avec un autre morceau original, « Drown », et le leader Billy Corgan est toujours amer lorsqu’il évoque l’expérience. « [Epic] mettaient le morceau ‘Would’ d’Alice In Chains en avant, qui est un classique » a-t-il expliqué dans une interview de 2015. « C’est un super morceau. Ils le soutenaient au maximum, mais il s’avère que ‘Drown’ commençait à prendre de l’ampleur. En fait, c’était notre premier morceau à décoller à la radio, et Epic ont tué son potentiel, juste parce qu’ils ne voulaient pas qu’il dépasse [Alice In Chains]. Ma seule revanche, c’est quand ils sont revenus me voir vingt ans plus tard, pour s’occuper de la réédition ; ils m’ont demandé une démo, et je leur ai dit d’aller se faire foutre. Petite revanche, j’ai dû sortir l’argent de ma poche, mais c’est comme ça que ça marche. »
Au diable Paul Westerberg et Billy Corgan. On ne pouvait pas trouver meilleur moment pour cette réédition spéciale 25ème anniversaire, dans la mesure où le pressage vinyle original a atteint des prix exorbitants sur le marché. Mais cette version est une édition deluxe, qui inclut certains – mais pas tous – des morceaux non retenus pour le film, comme les chansons inédites que Cornell avait enregistrées pour le personnage de Dillon, Cliff Poncier. Les historiens avanceront que le titre le plus important demeure tout de même « Heart and Lungs » de Truly, retiré de la setlist originelle au tout dernier moment. Selon le groupe, le morceau aurait été exclu « parce que différents managers avaient fait pression pour inclure plus de morceaux de l’autre groupe signé sur une major. On a ensuite découvert que c’était le morceau préféré de Cameron Crowe dans le film, on est donc très contents qu’il ait enfin été rajouté au disque. » Pareil !
Même 25 ans après, Singles est toujours un de mes albums favoris. J’écoute assez rarement Pearl Jam ces derniers temps, mais leurs deux contributions, « Breath » et « State Of Love and Trust » (qui ont bénéficié d’un pressage 45 tours en édition limitée à l’occasion du dernier Record Store Day), me rappellent constamment à quel point ils ont pu être grands. Je ressens la même chose quand j’écoute « Would ? » d’Alice In Chains, et « Seasons » de Chris Cornell qui, je pense, est un morceau vers lequel beaucoup de gens vont se tourner suite à son décès. Cet album a beau être tiré d’un film pourri, il incarne également l’instantané presque parfait d’un moment crucial dans l’histoire de la musique, qui occupe toujours les esprits et les flux RSS, un quart de siècle plus tard.
La réédition douple LP + CD de Singles est sortie via Epic Soundtrax, Sony Legacy et Vinyl Films.