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J’ai appris à devenir un homme dans la forêt

L'association Mankind Project organise des week-ends initiatiques pour faire renouer ses membres avec une « masculinité mature ».

Photo via Flickr

Ça commence pile à l'heure, les chaises sont déjà quasiment toutes occupées. Le brouhaha se dissipe un peu quand un homme s'empare d'un micro pour demander le calme. Au fond de la salle, à travers la grande baie vitrée, on peut voir 17 hommes en cercle attendre patiemment. Ils font partie des 36 hommes qui reviennent du week-end et qui viennent témoigner. « On est là ce soir pour célébrer leur bravoure et leur courage » dit le porte-parole de l'association. Mais avant de les porter aux nues, on vient présenter l'association. « L'ambition du Mankind Project, c'est de changer le monde. Un homme à la fois. » Puis sans plus attendre, les « nouveaux guerriers » rentrent à la file indienne pour s'installer au premier rang, sous les applaudissements, les cris et les sifflements.

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Fabien prend la parole en premier. La quarantaine, chemise retroussée, il fait les cent pas en parlant d'une voix claire dans le micro. « J'ose m'imposer auprès de mes enfants. C'était pas le cas avant ». Au bout de quelques minutes, il passe le relais à Laurent, qui vient lui aussi parler de son « week-end fantastique avec des hommes fantastiques ». Ils passent un par un, avec chacun une histoire personnelle et un bonheur qui ne se cache pas. « Aujourd'hui, ce que j'offre au monde, ce n'est plus quelqu'un de renfrogné. C'est une paire de couilles, et un cœur », lâche l'un d'eux, au milieu de rires complices. Les mêmes mots reviennent, très souvent. La « bienveillance » de l'équipe de « staffeurs », l'accent mis sur la « sécurité ». Tous utilisent la première personne et se reprennent dès qu'un « on » se glisse. Tous ou presque concluent par la même invitation à venir faire l'expérience, comme à la fin d'une vidéo de présentation d'un téléachat (« Je n'y croyais pas mais ça marche ! »). Les anciens nouveaux guerriers dans la salle approuvent, parfois bruyamment. Tout le monde souligne que « l'aventure continue » après le week-end.

Cette scène a lieu pendant la soirée de retour d'une Aventure Initiatique des Nouveaux Guerriers, ou A.I.N.G., organisé six fois par an par la branche française du Mankind Project. Un week-end très secret où des hommes, très encadrés – parfois par plus d'un staffeur par personne – renouent avec une « masculinité mature ». Fondé dans les années 1980 par trois Américains, Bill Kauth, Ron Hering et surtout l'ancien Marine Rich Tosi, en réaction à la seconde vague du féminisme, le ManKind Project se donne pour mission d'accompagner les hommes pour devenir meilleurs, et s'épanouir. Une entreprise de développement personnel qui part d'un constat : selon les fondateurs, un postulat matriarcal s'est imposé dans la société. Une génération d'hommes enfants de pères partis à la guerre, élevés par des femmes, sans modèles masculins forts, pour caricaturer. L'ex-soldat, le sociologue et le businessman organisent donc des week-ends initiatiques, sur le modèle des rites tribaux de passage à l'âge adulte. L'homme « nouveau », le guerrier, renoue avec ses émotions profondes. Le ManKind Project avance aujourd'hui le chiffre de 54 000 hommes ayant pris part à l'un de ces week-ends, qui se sont propagés à travers le monde, depuis le premier en 1984.

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Il est difficile de ne pas s'interroger sur la nature de projets comme celui du Mankind Project. Des scandales ont déjà éclaboussé la structure, comme celui de la mort de Michael Scinto, qui s'est suicidé à la suite d'un week-end d'initiation traumatique. Mais l'association semble s'être démarquée de son passé trouble. Pendant la soirée de retour, tous les hommes arborent un sourire radieux. Certains vont même jusqu'à verser des larmes. Cette grande communion lacrymale voit aussi des femmes et des mères des participants intervenir. « Lorsqu'il est revenu, j'ai senti sans qu'il parle de la solidité, de la puissance » lâche l'une d'elle. « Merci en tant que femme, merci ! ».

Photo via Flickr

L'Aventure Initiatique est tenue très secrète – les candidats n'ont pas le droit de parler de ce qu'il s'y passe et seul un journaliste a réussi à s'y inflitrer. « Si les participants savent à quoi s'attendre, ça perd de son intérêt, leur expérience sera biaisée », me confie Bruno Rossi, un des leaders du week-end et cofondateur de la branche française du MKP. Cette volonté est bien respectée, et aucun nouveau guerrier ne révèle le moindre détail, rabâchant qu'il faut y aller pour le croire. Cette technique de communication intéressante semble porter ses fruits. Les week-ends se remplissent dès l'ouverture des inscriptions, et à chaque soirée de retour, de plus en plus de curieux se laissent tenter.

L'expérience du Mankind Project est à replacer, avec précaution, dans un mouvement plus large de redéfinition de la masculinité. Selon Marion Braizaz, doctorante en sociologie à Paris Descartes sur la corporéité genrée, « si au cours du XXe siècle, les codes de la virilité ont été dénoncés comme symboles de la domination masculine, il n'en reste pas moins que ceux-ci ont muté, et se sont réinventés à travers des formes insidieuses, entraînant encore des inégalités ». Ces interrogations sur la condition masculine ont traversé la fin du XXè siècle. L'apparition des men's studies au niveau académique remonte aux années 1960-1970. Plusieurs groupes intellectuels commencent à s'intéresser au genre masculin, au patriarcat et aux masculinités. Différents courants vont apparaître, certains vont rejoindre des causes féministes sans trop réussir encore à définir leur place ou leur statut, et d'autres vont se concentrer sur des problématiques uniquement masculines, comme le droit des pères. Le terme masculiniste apparaît très tôt (Michèle Le Doeuff, L'Etude et le Rouet 1989) et revêt une couleur négative. Plusieurs représentants du mouvement de défense des droits des hommes préfèrent utiliser le terme d'« hominisme », jugeant celui de « masculiniste » galvaudé. La propagation des luttes sociales sur le terrain de l'Internet va également voir se développer des formes pseudo-ironiques de lutte contre le féminisme de la part d'hommes. Pour le Mankind Project, la question féminine est également centrale. Une déclinaison du week-end pour les femmes existe, le Women Within. Certaines représentantes sont d'ailleurs présentes à la soirée de retour à laquelle j'ai assisté.

Pour Bruno Rossi ,« une femme sait qu'elle devient une femme parce qu'elle peut procréer. Un homme a besoin de quelque chose, un « rite de passage ».

Alors comment les nouveaux guerriers apprennent-ils à devenir des hommes ? On ne saura pas vraiment ce soir-là. Pour Christophe Wentzel, le président du MKPEF, la notion est « totalement subjective ». « Être un homme consiste à occuper mon rôle dans la société en étant de plus en plus conscient de qui je suis réellement. » continue-t-il. Cette définition englobante s'accompagne de valeurs qui mènent à une « masculinité mature » : authenticité, intégrité, responsabilité. Un délire à la croisée du New Age et des bouquins de développement personnel. Samuel, la quarantaine, résume son expérience du week-end MKPEF assez facilement – « J'ai découvert qu'un homme, ça peut être fragile ». L'idée de renouer avec des émotions enfouies est récurrente chez les nouveaux guerriers, mais s'accompagne souvent étrangement d'un vocabulaire sur la puissance. En riant, Victor, 20 ans à peine, explique qu'une fois arrivé au week-end « [il a] compris qu'on était pas là pour enfiler des perles ». L'idée du rite reste très ancrée. Pour Bruno Rossi, « une femme sait qu'elle devient une femme parce qu'elle peut procréer. Un homme a besoin de quelque chose, un rite de passage ». Dans cette perspective, l'âge des participants, bien qu'il reste en moyenne autour de la quarantaine, peut varier de 20 à plus de 70 ans. Victor, le benjamin du week-end, profite d'ailleurs de son discours pour inviter les jeunes à le faire le plus tôt possible.

« L'aventure n'est pas finie ! Elle continue ! » Sous une salve d'applaudissements, les hommes montent sur scène pour recevoir des trois leaders du week-end le précieux diplôme. Beaucoup se laissent aller dans de longues accolades émues. Les cris et les sifflets redoublent d'ardeur. Certains ici continueront en effet l'aventure, en se réunissant régulièrement dans des « groupes d'intégration ». Tout le monde n'assiste pas à ces réunions, c'est même une minorité, mais la famille des nouveaux guerriers s'agrandit un peu plus à chaque week-end. En attendant, ils s'embrassent, essuient leurs yeux émus, rient, et se dirigent dans la grande halle où attend le buffet. La liesse ne retombe pas, des hommes continuent à s'embrasser, partager leurs expériences. Et là, entre un verre en plastique de rosé tiède et un cracker, à travers les sourires satisfaits et les yeux plissés, on peut voir, l'espace d'un instant, l'étincelle qui trahit des hommes très heureux – peut-être un peu trop – d'être des hommes.