Le procès le plus attendu de l’année débute le lundi 26 mars au Palais de justice de Québec. Alexandre Bissonnette fait face à six chefs d’accusation de meurtre au premier degré et six de tentative de meurtre.
Il y a plus d’un an, le 29 janvier 2017, le Centre culturel islamique de Québec était le théâtre d’un attentat sanglant. Selon la Couronne, Alexandre Bissonnette est entré et a fait feu sur les fidèles rassemblés pour la prière du dimanche soir. Six personnes ont perdu la vie, cinq autres ont été gravement blessées. Aucune des accusations n’a été prouvée dans le cadre d’un procès.
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La question au cœur du procès : quelle sorte de défense Bissonnette peut-il présenter en cour? VICE a posé la question à trois experts en droit criminel.
Le doute raisonnable
La première option pourrait être le doute raisonnable.
Pour qu’Alexandre Bissonnette soit trouvé coupable, la poursuite doit prouver « hors de tout doute raisonnable » que c’est bien lui qui est entré à la mosquée, qui a utilisé l’arme du crime et que c’est cette arme qui a causé la mort de ces six personnes et qui a blessé les autres. Comme le suspect est accusé de meurtre au premier degré – la plus grave infraction de tout le Code criminel, le meurtre prémédité – la couronne doit aussi démontrer que le geste était planifié.
« De toute évidence, s’il réussit à soulever un doute raisonnable sur quelques-uns de ces éléments-là, il devrait être acquitté – du moins d’accusations de meurtre au premier degré », détaille Me Pierre Lapointe, procureur à la retraite qui possède 35 ans d’expérience auprès du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).
Défense pour troubles mentaux
« La question que tout le monde s’est posée spontanément quand l’incident est arrivé : “Qu’est-ce qui s’est passé dans la tête de l’individu?” », dit l’avocat criminaliste Jean-Claude Hébert. « Était-il dans un état normal? »
Il serait possible que l’accusé plaide qu’il est non criminellement responsable de ses actes en raison de troubles mentaux. Il admettrait avoir commis les crimes, mais qu’il n’était pas conscient qu’il commettait de tels gestes. Il lui faut prouver que les troubles mentaux le rendaient « incapable de juger de la nature et de la qualité de l’acte » ou bien qu’ils faisaient en sorte qu’il ignorait que l’acte était mauvais, selon l’article 16 du Code criminel.*
Au terme d’un tel procès – et en admettant que cette défense fonctionne – l’accusé pourrait être reconnu comme l’auteur des meurtres, mais il ne serait pas responsable de ses gestes au sens juridique. Il n’irait pas en prison, mais serait plutôt pris en charge par un comité de contrôle qui doit s’assurer de ne pas le remettre en liberté tant que son problème mental ne sera pas réglé.
C’est ce qui est arrivé dans le cas de Vince Li, qui a poignardé et décapité Tim McLean dans un autobus Greyhound en 2008. Li a été reconnu non criminellement responsable des gestes en raison de sa schizophrénie. Il a recouvré sa liberté en 2017 après plusieurs années dans des établissements psychiatriques.
Une preuve difficile à produire
C’est à la défense de prouver qu’un accusé souffrait bel et bien de troubles mentaux au moment de commettre le crime. Et ce n’est pas si facile que ça, établir qu’une personne avait des troubles qui lui ont fait perdre la carte.
C’est une preuve qui se fait par la balance des probabilités; c’est-à-dire qu’il faut prouver qu’il est plus probable que l’accusé était atteint d’une maladie mentale au moment de commettre le crime que l’inverse.
Comment on fait ça? On fait appel à des experts en psychiatrie, qui vont venir témoigner de l’état de l’accusé. Il faut les rencontrer le plus rapidement possible après les crimes, explique l’avocat criminaliste Marc Lemay, également vice-président du Barreau du Québec.
Il ajoute qu’il faut bien documenter la maladie mentale avant les crimes. Avoir obtenu un diagnostic avant le crime, c’est essentiel; sans cela, il faut être capable d’établir la preuve que l’accusé était en psychose. La rapidité du diagnostic est d’autant plus importante dans ce cas-ci. « Faire rencontrer son client par un psychiatre, c’est urgent », insiste Me Lemay.
Certaines informations sur Bissonnette ayant filtré dans les médias pourraient être utiles dans le cas d’une défense pour troubles mentaux, advenant qu’elles soient établies juridiquement, selon les experts.
Si l’accusé avait bel et bien consommé de l’alcool et qu’il prenait des antidépresseurs, tel que le rapporte le Journal de Montréal , « ça peut a priori servir de base, où Bissonnette pourrait construire quelque chose », indique Me Jean-Claude Hébert.
Mais il va falloir que des experts viennent déterminer que, lors du crime, l’accusé était dans « un état second, qui l’empêchait de réaliser complètement ce qu’il était en train de faire. Et la marche est haute », poursuit Me Hébert.
Ce ne sont pas toutes les maladies mentales qui excusent un crime, souligne Me Pierre Lapointe, procureur à la retraite du DPCP. « Il faut que la personne soit incapable de juger de la nature ou de la qualité de son acte, de savoir que son acte était mauvais, rappelle Me Lapointe. Il y a toutes sortes de maladies, à des degrés plus ou moins élevés, qui peuvent avoir ces conséquences-là. »
Il faut s’attendre à ce que la poursuite se prépare très rapidement à contrecarrer l’argumentaire des avocats de l’accusé. « Généralement, dans ce genre de cas, la police, pour voir venir les coups, s’empresse de ramasser les éléments de preuves matériels et testimoniaux qui seraient susceptibles de neutraliser une défense de cette nature », explique Me Jean-Claude Hébert.
Et puis, chaque partie va présenter son ou ses experts en psychiatrie, qui ne seront probablement pas du même avis. « Les effets d’une maladie donnée peuvent faire l’objet d’une controverse d’un expert à l’autre. L’existence de la maladie, son degré, les effets… Il y aura un débat, sûrement, entre experts », estime Me Pierre Lapointe.
Donc, on verrait possiblement des experts qui, à partir des mêmes faits, tirent des conclusions différentes. Ce sera au jury de trancher ensuite, selon la preuve qui est présentée.
Autre difficulté : si le geste semble planifié, c’est plus difficile de plaider la maladie mentale.
« Plus vous avez d’éléments de préméditation, plus ces éléments-là sont étendus dans le temps, plus évidemment ça complique la présentation de la défense de trouble mental. Un trouble mental peut un jour être latent et arriver à une explosion, et là, un incident malheureux se produit. Mais si vous avez des éléments de preuve qui déterminent que ç’a été quelque chose qui a été programmé, mûri, la thèse de l’explosion est plus difficile à accepter », explique Me Hébert.
Dans une telle situation, le fait que des voisins de Bissonnette aient rapporté des cris ou des épisodes bruyants, parfois en pleine nuit, ça pourrait servir. « Tous les éléments sont pertinents. Il faut qu’on les établisse légalement. Il faut qu’on ait des témoins qui viennent dire qu’ils ont vu, entendu, dans un contexte rapproché de l’incident, qu’ils ont constaté telle chose, telle chose. On établit des faits matériels, qui seront ensuite analysés et interprétés par les experts. »
Le cas de Guy Turcotte a tout compliqué
Le second procès de Guy Turcotte a compliqué la tâche pour ceux qui veulent invoquer le trouble mental en cour, expliquent nos trois experts en droit criminel.
On se souvient qu’il avait soulevé un tollé en 2011 lorsqu’il avait été déclaré criminellement non responsable du meurtre de ses deux enfants, au terme d’un premier procès hautement médiatisé.
On avait retenu la version de la défense, qui arguait qu’il souffrait d’un trouble d’adaptation avec anxiété et humeur dépressive. M. Turcotte avait également bu du lave-glace pour se suicider. Il avait été retrouvé sous son lit, où il avait vomi, et il était couvert du sang de ses enfants. Son état l’aurait empêché de distinguer le bien du mal.
La cause a été portée en appel. Il y a eu un deuxième procès.
« La cour d’appel avait déclaré que le juge dans le premier procès se serait trompé en quelque part sur une définition ou sur une directive au jury, notamment sur le poids ou l’incidence de la consommation de la substance par M. Turcotte [le lave-glace], rapporte Me Jean-Claude Hébert. La cour d’appel a dit non, une défense d’intoxication et une défense de trouble mental, c’est deux affaires séparées. »
Le second procès de Guy Turcotte n’a porté que sur la question de la définition du trouble mental, raconte Me Hébert. On a trouvé Guy Turcotte coupable de meurtre au deuxième degré au terme des procédures.
Depuis que la cause a été portée en appel, les critères de ce qui constitue des troubles mentaux sont « vraiment, vraiment très très resserrés », insiste Me Marc Lemay.
« “J’ai pris un coup, un 40 onces, j’ai perdu la carte complètement, je ne sais pas ce que j’ai fait”, ça ne marche plus. “J’ai tué mes enfants, après ça, j’ai tenté de me suicider en buvant un gallon de Javex”, ça ne marche plus. Il faut qu’on démontre qu’au moment des actes, la personne était en psychose, et documentée. Je peux vous dire que, pour les avocats, la cour d’appel a fermé bien, bien, bien, bien, bien des portes », ajoute Me Lemay.
« Ça devient assez fastidieux, pour que le jury comprenne que ce sont des concepts différents, avec des fardeaux différents, qui entraînent des conséquences différentes », indique Me Pierre Lapointe.
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Faire appel à une défense pour troubles mentaux, ce n’est pas si rare, selon Me Pierre Lapointe, mais ce n’est pas concluant dans tous les cas. « Je ne connais pas de statistiques là-dessus, mais mon impression serait que la majorité n’est pas retenue », estime-t-il, prudemment.
Le procès d’Alexandre Bissonnette commence lundi, où seront tenues durant trois jours des audiences sur des questions de droit. Les 600 candidats jurés sont convoqués le 3 avril.
Justine de l’Église est sur Twitter .
*L’article a été modifié pour apporter une précision quant à l’explication de l’article 16 du code criminel.