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« L’agressivité mignonne » ou l’envie d’étouffer tout ce qui est mignon

Une partie de la population en souffre et les chercheurs pensent savoir pourquoi.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
chiot
Photo : Nicolas Aguilera / EyeEm / Getty

En 2011, dans l’émission de Conan O’Brien, l’actrice Leslie Bibb raconte avoir vu un chien dans un salon de coiffure avec des petits nœuds dans les poils. « J’avais envie de le frapper. Il était trop mignon. »

Elle a ressenti la même chose en voyant le bébé d’une amie. « Il a de grands yeux, on dirait un petit canari, dit-elle. J’ai envie de frapper ce bébé. Il me met en colère tellement il est mignon. »

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« Quand vous dites que vous avez envie de le frapper… » demande O’Brien.

« Je veux dire par là que je l’adore », répond Bibb.

On peut la comprendre. Il nous est tous déjà arrivé de voir un animal trop mignon et d’avoir qu’une envie : celle de le serrer très fort dans nos bras jusqu’à l’étouffer. Mais c’est aussi une expression d’émotion intrigante – du moins, c’est ce qu’a pensé la chercheuse Oriana Aragón en regardant ce passage de l’émission d’O’Brien.

Plus tard, Aragón en a discuté avec son père. Après tout, lui a-t-il demandé, n'est-ce pas la même chose que lorsqu'un grand-parent dit : « J'ai envie de te croquer et de te pincer les joues » ? Comprenant qu'il pourrait s’agir d’un phénomène plus vaste, Aragón a décidé de l'étudier en laboratoire.

Dans un article publié en 2015, elle a appelé ce phénomène l’« agressivité mignonne » – ce désir irrésistible d'écraser, de mordre ou de serrer quelque chose d'adorable, sans pour autant vouloir lui faire du mal. Dans un nouvel article publié la semaine dernière dans Frontiers in Behavioral Neuroscience, un autre groupe de chercheurs a abordé la question de l’agressivité mignonne et a cherché à comprendre ce qui se passe dans notre cerveau à ce moment-là. Ils ont découvert que les systèmes d’émotion et de récompense du cerveau étaient actifs lors de ce phénomène. Ces découvertes pourraient prouver l’une des théories initiales d’Aragón : l'agressivité mignonne nous aide à gérer un trop-plein d'émotions, de sorte que ces émotions ne nous invalident pas complètement. En termes d’évolution, il ne serait pas bon pour nous de nous sentir complètement submergés par la tendresse. En 1943, Konrad Lorenz, un éthologue autrichien, a mis au point le « schéma du bébé » pour décrire les caractéristiques que nous trouvons mignonnes chez les bébés et qui nous incitent à vouloir prendre soin d’eux. Le schéma du bébé est défini par un visage arrondi, un grand front, de grands yeux et des joues pleines. Lorsque nous voyons ces caractéristiques, un mécanisme de modération se déclenche en nous et nous permet de prendre soin du bébé.

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« Ce n'est pas facile d'être parent et je pense qu'il y a beaucoup à dire sur la base évolutive », déclare la psychologue Katherine Stavropoulos, professeure à l'université de Californie à Riverside et principale auteure du nouvel article. « Je pense que c'est une réponse très instinctive, presque viscérale : cet individu est si mignon que je veux à tout prix le protéger et m'assurer qu’il va bien. »

baby schema faces

Le schéma du bébé ne se limite pas aux bébés humains : les bébés animaux sont perçus comme plus mignons que leurs homologues adultes. Il est possible que cela ait joué un rôle important dans la façon dont nous avons domestiqué les chiens pour qu'ils aient une grande tête et de grands yeux, même lorsqu'ils vieillissent.

Une étude réalisée en 2010 a révélé que lorsque les chercheurs modifiaient l'apparence des voitures pour leur donner des caractéristiques plus proches de celles d'un bébé, par exemple en agrandissant les phares pour imiter de grands yeux et en rétrécissant la calandre pour imiter un petit nez, les participants réagissaient de manière plus positive aux voitures « bébés » qu’aux voitures « adultes ».

baby faced cars

Miesler, L., Leder, H. et Herrmann, A. 31 décembre 2011. Une perspective évolutive des effets du schéma du bébé sur la conception visuelle des produits. International Journal of Design

L'agressivité mignonne est un exemple d'expression dimorphe de l'émotion, explique Aragón. Cela signifie que nous pouvons exprimer des émotions paradoxales face à une stimulation forte, comme lorsque nous pleurons en étant heureux ou que nous rions en étant triste.

Cela n’a pas beaucoup de sens. Pourquoi les gens, quand ils ressentent quelque chose d'intense, expriment-ils soudain l'émotion contraire ? N'est-ce pas déroutant pour les autres ? Dans le travail initial sur l’agressivité mignonne, Aragón et ses collègues ont émis l’hypothèse que, peut-être, ces expressions dimorphes de l’émotion servent à réguler des moments émotionnels positifs mais bouleversants.

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Aragón a effectivement constaté que lorsqu'elle montre aux gens des images de bébés et d'animaux mignons, il existe un lien entre le trop-plein d’émotions positives et la présence d'une forme d'agressivité.

Mais Stavropoulos voulait en savoir plus sur ce qui se passe dans le cerveau d'une personne lorsqu'elle ressent de l'agressivité. Selon elle, le système de récompense dans le cerveau est impliqué. Des études précédentes ont montré que lorsque des femmes qui n’ont jamais eu d’enfant regardent des images de bébés très mignons, elles présentent une activité accrue dans le noyau accumbens, une partie du cerveau importante dans le système de récompense.

« L’étude d’Aragón a préparé le terrain. Elle a été la première à montrer que ce phénomène était réel, me dit Stavropoulos. Mais comme tout était basé sur le comportement, nous n'avions aucune idée des systèmes impliqués. »

Stavropoulos et ses collègues ont demandé à 54 volontaires de regarder des images d'animaux, de bébés très mignons et de bébés moins mignons. Pendant ce temps, ils ont enregistré l’activité dans leur cerveau au moyen d'un électroencéphalogramme (ou EEG), afin de surveiller les neurones actifs à la surface du cuir chevelu. De cette activité électrique, il a été possible de déduire la zone du cerveau dans laquelle cette activation s’est formée.

Les sujets ont observé les quatre catégories d'images suivantes dans un ordre aléatoire : les bébés animaux mignons, les animaux adultes moins mignons, les bébés mignons et les bébés moins mignons. Il y avait huit photos de bébés, deux filles et six garçons, et les participants en ont vu deux versions. Une version où la beauté était améliorée – les yeux et les joues étaient plus grands, et une autre où les bébés ressemblaient moins à un bébé ; ils avaient les yeux plus petits et les joues plus minces.

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kitten and cat

Un exemple du type de photos observées par les participants à l'étude. Photos : Kote Puerto and Emma Paillex/Unsplash

Les participants ont vu chaque groupe de photos à tour de rôle. On leur a demandé d'évaluer le niveau de « mignonnerie » de chaque image et de dire s’ils ressentaient de l’agressivité. On leur a également demandé à quel point ils se sentaient dépassés et s'ils avaient des pensées du type « Je ne peux pas le supporter » ou « Je suis vraiment submergé par mon sentiment positif ».

À partir des enregistrements EEG, les chercheurs ont observé une activité cérébrale associée à une activité dans le système de récompense et dans le système émotionnel, confirmant ainsi l’hypothèse de Stavropoulos selon laquelle les réseaux de récompense sont impliqués dans l’agressivité mignonne.

Le système de récompense est impliqué dans les sentiments positifs et le plaisir – pas seulement le plaisir en soi, mais aussi ce qui vous donne à nouveau envie d’une même chose. C’est un peu différent que de ne voir que l’activité dans le réseau émotionnel. Le système émotionnel peut refléter toutes sortes d'expériences émotionnelles, non seulement le plaisir, mais également la colère, le dégoût et la tristesse.

En ce qui concerne le système émotionnel, ils ont découvert qu'il existait un lien entre l’intensité de l'activité émotionnelle dans le cerveau et la présence d’agressivité. Cela suggère qu’une réaction émotionnelle ne mène pas directement à l’agressivité. Il faut d'abord éprouver des émotions écrasantes pour ressentir une agressivité.

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Ils ont également vu quelque chose de similaire dans le système de récompense – la quantité d’activité enrichissante dans le cerveau est liée à la beauté de la personne sur la photo (sur une échelle de 1 à 10) et à la sensation de submersion. Les personnes qui considéraient que quelque chose était très mignon et qui se sentaient dépassées avaient de fortes relations entre la réponse à la récompense du cerveau et l'agressivité mignonne.

Stavropoulos pense que cette activité cérébrale soutient l’hypothèse initiale d’Aragón : l'agressivité mignonne est un moyen de nous ramener à la vie face aux sentiments qui nous submergent.

« C’est peut-être la façon pour notre cerveau de dire : "Détendez-vous. Régulez vos émotions. Inspirez profondément", me dit Stavropoulos. On ne peut pas se permettre d’être invalidé face à la beauté d’un individu, car sinon, on ne peut pas s'en occuper correctement. » Stavropoulos et Aragón s'accordent à dire qu'il faut approfondir les recherches avant de pouvoir affirmer de manière définitive qu’il s’agit là de la raison derrière l’agressivité mignonne.

Toujours est-il que c’est une émotion puissante et souvent inévitable, même pour ceux qui, comme Aragón, l’étudient. Le fait d’y réfléchir de manière critique n’a pas épargné son expérience. L’autre jour, elle a vu la photo d’une baleine dans l’eau et s’est dit : « OK, c’est juste une baleine ». Puis elle a vu une autre photo de la même baleine, mais cette fois-ci à côté de sa mère. La maman baleine était énorme par rapport à l'autre baleine. « J'ai vu qu’il s’agissait d’un bébé baleine et, tout d'un coup, je l’ai trouvé adorable », dit-elle.

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