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militantisme

Guérilla idéologique : mode d’emploi

La biographie d’Henry Spira, grand défenseur de la cause animale qui a su faire plier Mc Do et Revlon, est (enfin) disponible en français. L’occasion d’une petite leçon d’activisme efficace.
© Editions de la Goutte d'Or 

Mener un combat, c’est bien. Le gagner, c’est mieux. Partant de ce constat simple, l’activiste américano-belge Henry Spira, a développé une stratégie de guérilla idéologique redoutablement efficace. Et l’homme sait de quoi il parle : ardent défenseur de la cause animale, il a réussi à faire plier des multinationales. La réforme de la politique d’abattage des bœufs de Mc Donalds ? C’est lui. La fin de tests sur les lapins dans les laboratoires de Revlon, le poids lourd de la cosmétique ? C’est encore lui.

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Parue en 1998 aux Etats-Unis, sa biographie vient enfin d’être traduite en Français aux éditions de la Goutte d’Or. Elle a pour titre La théorie du tube de dentifrice car, comme l’explique Henry Spira : « si votre tube de dentifrice est bouché, la possibilité d’en tirer du dentifrice dépend de deux questions : à quel point est-il bouché ? Et, quel est le niveau de pression exercé dessus ». Autrement dit, pour changer les mentalités, il faut agir sur les causes de l’obturation et appuyer fort sur le tube.

Véritable manuel de l’activisme éclairé et opérant, la Théorie du dentifrice est aussi pédagogique qu’enthousiasmant. En voici quelques extraits – que l’on conseille ardemment à tous ceux qui ont l’espoir de changer le monde.


1. Essayez de comprendre l’état actuel de l’opinion publique et la direction dans laquelle vous pourriez l’emmener demain. Surtout, restez ancré dans la réalité.

Trop de militants ne fréquentent que d’autres militants et s’imaginent que tout le monde pense comme eux. Ils se mettent à croire en leur propre propagande et perdent la notion de ce qu’une personne lambda peut penser. Ils ne savent plus ce qui est réalisable et ce qui relève du vœu pieux né de leur conviction profonde d’un besoin de changement. Henry a pu le constater au sein du Socialist Workers Party, dont les membres étaient si habitués à leur cadre de pensée marxiste-trotskiste qu’ils avaient perdu contact avec le monde réel dans lequel ils essayaient de faire une révolution. Comme le dit Henry : « Il vous faut un détecteur de conneries qui tourne à plein régime. »
Henry saisit la moindre occasion de parler avec des gens en dehors du mouvement de défense des animaux. Il est capable d’entamer une conversation avec la personne assise à côté de lui dans un train ou un bus : il évoque un sujet qui lui tient à cœur et écoute la réponse. Comment réagit la personne ? Parvient-elle à se mettre à la place de la victime ? Est-elle scandalisée ? Qu’est-ce qui retient le plus son attention ?

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2. Choisissez votre cible en vous basant sur sa vulnérabilité à l’opinion publique, l’intensité de la souffrance causée et les possibilités de changement.

Le choix d’une cible est crucial. Par exemple, Henry sait qu’il peut mener une campagne efficace contre la loi autorisant les laboratoires à utiliser les chiens et les chats des fourrières lorsqu’il a la conviction que « le pékin moyen dans la rue se dira : “Hé, c’est vraiment chouette de faire ça ! »

Vous savez que votre cible est la bonne si vous mettez votre adversaire sur la défensive par le simple fait d’énoncer le problème. Pendant la campagne contre le muséum d’Histoire naturelle, Henry avait demandé aux gens : « Souhaitez-vous que vos impôts servent à mutiler des chats afin d’observer la performance sexuelle de félins estropiés ? » Le muséum s’était immédiatement retrouvé dans une position délicate. Les tests pour les cosmétiques constituaient également une bonne cible, parce qu’il suffisait de demander : « Est-ce que ce nouveau shampoing vaut la peine d’aveugler des lapins ? » pour mettre la direction de Revlon sur la défensive.
Rester ancré dans la réalité est une condition sine qua non pour choisir la bonne cible : si vous ne savez pas ce que les gens pensent, vous ne pouvez pas savoir ce qu’ils trouveront acceptable et ce qui les révoltera.
Les autres éléments du point numéro 2 suggèrent un équilibre entre le bien que la campagne peut faire et ses chances de succès. Lorsque Henry a jeté son dévolu sur les expériences sur les chats au muséum d’Histoire naturelle de New York comme première cible, il savait qu’il affecterait directement, au mieux, une soixantaine d’animaux par an – un nombre minuscule comparé à beaucoup d’autres cibles potentielles. Mais la possibilité de changement était grande en raison de la nature des expériences elles-mêmes ainsi que de l’emplacement et de la vulnérabilité de l’institution qui menait les expériences. En 1976, il était vital pour le mouvement de défense des animaux de compter une victoire à son actif, aussi minime fût-elle, afin d’encourager ses propres soutiens à croire en la possibilité de changement et à gagner en crédibilité auprès du reste de la société. Une fois cette victoire remportée, Henry a commencé à donner plus de poids, dans le choix de ses cibles, au degré de sou rance endurée. Pour autant, ça n’a jamais été sa principale considération. Si vous multipliez x par y mais que y = 0, peu importe la grandeur de x, le produit sera toujours 0. Ainsi, ne choisissez pas votre cible sans avoir étudié à la fois le degré de sou rance et la possibilité de changement.

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3. Fixez-vous des objectifs réalisables. Tout changement majeur advient par étapes. La sensibilisation ne suffit pas.

Quand Henry a commencé à s’intéresser à la lutte contre les expériences sur des animaux, le mouvement antivivisection n’avait d’autre objectif que l’abolition de la vivisection et aucune autre stratégie pour y parvenir que de « sensibiliser l’opinion » – concrètement, envoyer par la poste des publications pleines de photos et de descriptions des horreurs de la vivisection. C’était la stratégie d’un mouvement qui se parlait principalement à lui-même. Il n’avait aucune idée de la manière de s’emparer des leviers de changement ni de l’emplacement de ces leviers. Il semblait inconscient de l’image qu’il dégageait – celle d’une bande d’excentriques inefficaces – et ne savait pas comment faire de la vivisection une thématique reprise par les médias. L’expérience d’Henry au sein du mouvement pour les droits civiques lui disait que ce n’était pas la voie du succès : Une des premières choses que j’ai apprises dans les mouvements précédents était que rien ne relève jamais du tout ou rien. Le changement n’arrive pas du jour au lendemain ; c’est un long processus. Il ne faut pas voir le monde – les individus aussi bien que les institutions – comme statique, mais en mutation permanente. Les changements adviennent par étapes ; ils sont graduels. Presque comme l’évolution organique. Vous pourriez dire, par exemple, que quelques Noirs exigeant d’être servis dans un restaurant ne changent pas spécialement la donne parce que la plupart d’entre eux n’ont pas les sous pour se payer un repas au restaurant. Mais c’est un événement qui a changé les choses, une première étape. Une fois que vous avez franchi cette première étape et qu’elle a été franchie en plusieurs endroits, vous intégrez tout un ensemble de restaurants, vous créez une récurrence, et c’est l’une des étapes qui va engendrer le moins de résistance. C’est un objectif atteignable qui encourage la lutte pour les droits des Noirs et qui mène clairement à l’étape suivante, puis à celle d’après. Je pense qu’aucun mouvement n’a jamais rien remporté sur la base du tout ou rien.
Certains militants pensent qu’accepter moins que, disons, l’abolition totale de la vivisection est une forme de compromission qui réduit leurs chances d’une victoire plus complète. Le point de vue d’Henry est le suivant : « Je souhaite abolir l’exploitation des animaux autant que les autres, mais je dis : faisons ce que nous pouvons aujourd’hui et puis faisons plus demain. » C’est la raison pour laquelle il soutenait le remplacement du DL50 par des tests comme celui de la dose létale approximative, qui utilise aussi des animaux, mais beaucoup moins.
Cherchez des campagnes qui ne sont pas seulement gagnables en elles-mêmes, mais où la victoire peut avoir un effet ricochet. Demandez-vous si le succès d’une campagne sera un tremplin vers des cibles toujours plus importantes et des victoires de plus grande envergure. La campagne contre Revlon constitue un très bon exemple : parce qu’elle a donné du crédit à la recherche de solutions de rechange, ses effets les plus importants se sont fait ressentir au-delà de Revlon et même au-delà de l’industrie des cosmétiques dans son ensemble.
La sensibilisation est essentielle si nous voulons faire advenir un changement, mais ce n’est pas une méthode à laquelle Henry travaille directement d’ordinaire (ses publicités contre la viande font figure d’exceptions). La sensibilisation doit faire suite à une campagne victorieuse, et une campagne victorieuse aura des objectifs atteignables.

4. Trouvez des sources crédibles d’information et de documentation. Ne présupposez rien. Ne trompez jamais les médias et les citoyens. Maintenez votre crédibilité, n’exagérez pas le problème, n’en faites pas un phénomène de mode.

Avant de lancer une nouvelle campagne, Henry passe plusieurs mois à rassembler des informations. Les lois sur l’accès à l’information l’ont énormément aidé, mais beaucoup d’informations sont déjà disponibles, dans le domaine public. Les chercheurs rendent compte de leurs expériences dans des publications scientifiques librement consultables dans toutes les grandes bibliothèques. Des données précieuses sur les entreprises peuvent également être publiquement accessibles. Henry ne se contente jamais de citer le tract d’un groupe de défense des droits des animaux, ou d’autres opposants à l’institution ou l’entreprise qu’il cible. Il remonte toujours à la source, de préférence une publication de la cible elle-même ou un document officiel de l’administration. Des journaux comme le New York Times ont été prêts à diffuser les campagnes publicitaires d’Henry qui formulaient des accusations très spécifiques contre des gens comme Frank Perdue parce que chacune de ces accusations avait été méticuleusement vérifiée.

Certaines associations de défense des animaux qui décrivent des expériences omettront « malencontreusement » des détails pour rendre les expériences plus choquantes qu’elles n’apparaîtraient autrement. Elles peuvent, par exemple, négliger d’informer leurs lecteurs que les animaux sont anesthésiés sur le moment. Mais ceux qui agissent de la sorte finiront à terme par perdre leur crédibilité. La crédibilité d’Henry est extraordinairement haute, aussi bien au sein du mouvement de défense des animaux que chez ses opposants, parce qu’il la considère comme son atout majeur. Elle ne sera jamais sacrifiée en vue d’un gain à court terme, aussi alléchante la tentation puisse-t-elle être.

Couverture de "la théorie du tube de dentifrice" / éditions de la Goutte d'Or