La prostituée qui a fait trembler le Paris de la Belle Epoque

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Charonne, Belleville, la Goutte d’or, et Ménilmuche, en 1900, l’Est parisien devient le terrain de jeu des premières bandes de jeunes. Ils ont de 16 à 30 ans et choisissent les ruelles délabrées des quartiers ouvriers plutôt que l’atelier, l’usine ou les champs. Couteau en poche et gouaille à la bouche, la presse du début du siècle les surnomme les Apaches, miroir des légendes du Far West qui traversent l’Atlantique. Soudés par le sentiment d’en être, un code d’honneur sans faille et une haine du « flic », les Apaches ne tuent pas mais magouillent, se bastonnent, détalent quand la police arrive et fascinent la Haute dans la paranoïa sécuritaire de l’époque.

Parés d’une casquette – la « deffe » –, d’un foulard, « pattes d’eph » en velours, les cheveux ramenés en accroche-cœur, un point bleu au-dessous de l’œil gauche tatoué à l’encre de chine, les Apaches s’aboient dessus en verlan et sirotent leur absinthe dans les guinguettes des bords de Marne, près des barrières de Paris, quand ils n’ont pas à faire. En 1902, deux bandes défraient la chronique : celle de Leca et celle de Manda, qui se livrent une guerre violente dans les rues fétides de la capitale. Une lutte épique pour leur reine, une prostituée de Charonne de 23 ans, baptisée à la naissance Amélie Elie et Casque d’or par la rue.

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« Mes cheveux sont d’un or mat très apprécié et ma science consiste à leur donner la forme, le galbe extérieur d’un beau casque. Je n’insiste pas là : le brevet est pris » . Dans ses mémoires, Amélie Elie affirme être née en 1870 à Orléans, la ville de la pucelle, un comble. Enfant, elle s’installe avec ses parents à Paris, dans une pauvre chambre située impasse des Trois-soeurs près de la rue Popincourt, dans le 11e arrondissement de Paris. Une famille typique de ces quartiers ouvriers, très loin des rénovations d’Haussmann, où cohabitent chiffonniers, marginaux et classes laborieuses dans une insalubrité absolue. Celle qui se définit comme « précoce », se met en ménage à « treize ans et deux mois » – « c’était un lundi » – avec un certain Matelot, 15 ans. Le jeu d’enfant devient sérieux et le couple de mioches s’installe dans un immeuble miteux. Mais Amélie s’ennuie.

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Les Apaches en 1900 : un Manda poignardant un Leca, devant Casque d’Or, en 1900. © Roger-Viollet

Elle quitte alors son taudis, définitivement, et rencontre Hélène de Courtille, une prostituée, chez qui elle s’installe, rue Dénoyez, à Belleville, dans le XXe arrondissement. Hélène, plus âgée, a de l’expérience et forme Amélie pour la lancer sur le trottoir ou « le ruban » comme on dit.

C’est à La Pomme au lard, un établissement rue de la Roquette, que « Mélie » rencontre Bouchon, son premier amour : « Une immense canaille », « Le plus grand bandit que Charonne ait donné au monde ». L’adolescente est fascinée par cette brute qui a fait un séjour de trois ans « au mitard pour avoir pendu sa femme ». Il réussit à faire fondre la blonde d’un : « Maintenant parlons peu parlons bien : je te propose tout bêtement de te marier avec moi. Tu me plais, j’ai un béguin fou pour les blondes et j’aime les petites gueules chiffonnées comme la tienne. »

Alors qu’ils se créent leur nid rue du Volga, à Charonne toujours, Bouchon devient son souteneur et lui fixe des objectifs par passe. Si, en faisant ses « 36 tours sur le trottoir », elle s’épargne la dureté de vie en maison close, Amélie subit viols, rafles policières et coups. Ce Bouchon, elle n’a jamais vraiment su ce qu’il faisait mais ce qui est sûr c’est qu’il est un Apache, un vrai. Les filles des faubourgs aiment les sales mecs, « Mélie » en est convaincue, c’est dans les gênes : « On saute sur la première polka avec un voyou qui nous dit des choses énormes ; on danse la mazurka avec un pantalon de velours qui vous offre le Paradis ». Mais, à 19 ans, la « gagneuse » de Bouchon en a marre. Le monstre la roue de coups avec un acolyte. Vient alors la rouste de trop, Amélie se tire.

« Cette histoire, réunit des ingrédients qui fonctionnent bien. L’affrontement de deux bandes rivales pour les beaux yeux d’une prostituée qui se transforme en vendetta » – Dominique Kalifa, historien, spécialiste du crime

Seule et désespérée sur un banc du boulevard de la Contrescarpe près de la Bastille, un homme s’approche d’elle : Manda de la Courtille, 23 ans, chef de bande. Au coin de son œil : le grain des Apaches indélébile. Ce fana de mécanique, ce pro de la fausse clef, ce maestro de la pince monseigneur fait trembler le cœur d’Amélie qui s’installe avec lui. Pour « Mélie », le business reste le même, seul le quartier change, de Charonne à Belleville. Mais Manda l’ennuie et Belleville aussi alors, le 20 décembre 1901, elle fait un ballot de quelques affaires. Dans un café du boulevard Voltaire elle tombe sur Leca, un tatoué de la bande de Popincourt, qui lui vend du rêve avec son oasis sous le soleil couchant gravée sur le dos. Il revient du Bataillon d’infanterie légère d’Afrique, « le Bat d’Af ». Là-bas, elle en est persuadée, « il a mangé des vipères à cornes et de l’aigle, il a vu des meurtres et de grandes batailles ». Elle tombe dans ses bras, c’est le début de la fin : Manda, lui, enrage et ne lâchera pas l’affaire, il veut reconquérir « sa pierreuse ». Il est prêt à tout, même à se lancer dans une guerre de bandes.

Dix jours plus tard, première offensive. Leca reçoit un coup de poignard sur le bras perpétré par un type de la bande à Manda. Le 2 janvier, alors qu’il est chez lui avec Amélie, rue Geoffroy-Cavaignac, il est visé par un tir de revolver. Trois jours plus tard, rue d’Avron, une première balle pénètre la cuisse de l’amoureux, une seconde l’atteint au bras et deux autres à bout portant lui font tomber sa casquette. Tout un symbole. Leca se vide de son sang, s’affale contre une palissade et manque d’être achevé à coups de hachette. Mais le « héros » survit. C’est quand il se rend à l’hôpital dans un fiacre qu’on l’attache une dernière fois. Il ne balance pas le nom de Manda aux flics, loi du silence oblige, et puis craque et le dénonce à ses parents.

La presse se rue sur l’affaire. Casque d’Or pose pour des photographes, on la retrouve sur des cartes postales, on lui écrit des chansons populaires et on lui demande d’interpréter son propre rôle au théâtre des Bouffes du Nord. Nouvelle coqueluche des journalistes, c’est Henri Frémont, à la tête la revue littéraire Fin de Siècle, qui lui propose de rédiger ses mémoires publiées en feuilleton dans les colonnes du journal du 3 juin au 5 août 1902.

Le procès se tient fin mai, la même année, suivi par toutes les plumes de parquet de la capitale. La salle est bondée, tous sont venus apercevoir Casque d’Or, sublime dans sa robe verte. Dans l’article du 31 mai 1902, « Manda et sa bande », un journaliste du Petit Parisien n’y va pas de main morte : « Les accusés arrivent devant le jury avec une sorte d’auréole qu’ils ne méritent guère. On a bâti sur leur compte un véritable roman qui n’a jamais existé ». A l’arrivée des prévenus, le reporter déchante : « Quelle déception ! Nous pensions voir en eux des don Juan des barrières, l’œil provocateur, la moustache en crocs, gouailleurs, cyniques. Il n’en est rien. Ils sont trois individus insignifiants, hauts comme trois pommes dirait-on à la campagne et vilains, très vilains ». Leca et Manda sont condamnés aux travaux forcés au bagne à Cayenne, en Guyane. Ils n’en reviendront pas.

Un siècle plus tard, l’historien spécialiste de la Belle Époque, Dominique Kalifa, analyse pour VICE comment ce simple fait divers sans une once de glamour s’est mué en folklore parisien. « Ce qui a primé, c’est la dimension épique de l’affaire, qui a été relativement vite débarrassée de ses attributs meurtriers. D’une épopée criminelle, elle est devenue une épopée ouvrière », décrypte le professeur à Paris 1. L’expert de l’histoire criminelle précise : « A la fois les bandes font peur mais ces jeunes rôdeurs des barrières deviennent une curiosité parisienne. Leur langage, leur costume, fascinent la bonne société qui s’encanaille dans un phénomène de mode qui va durer jusqu’en 14. Il existait même une danse Apache ». Il résume : « Cette histoire, réunit des ingrédients qui fonctionnent bien. L’affrontement de deux bandes rivales pour les beaux yeux d’une prostituée qui se transforme en vendetta et la dimension prise par Casque d’or, qui en devenant un personnage va elle aussi jouer le jeu facilement ».

Après le procès, Casque d’Or, surveillée par le préfet de police Lépine, sera interdite de scène. Elle ne peut même pas devenir dompteuse de fauves. En janvier 1917, elle se marie avec un cordonnier et meurt de la tuberculose à 55 ans. La prostituée la plus connue de Paris finit dans la fosse de décantation du cimetière de Bagnolet.

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