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Le champion de windsurf qui avait tout plaqué pour devenir chef

J’ai 35 ans et ça va faire une dizaine d’années que je bosse en cuisine. Avant ça, j’étais windsurfer professionnel. J’ai été élevé sur la côte égéenne de la Turquie, pas loin d’Izmir, dans un petit endroit qui s’appelle Çeşme. C’est un spot très apprécié parce qu’il y a beaucoup vent – tellement qu’on y organise une compétition internationale de planche à voile. Assez logiquement, je suis donc tombé dans le monde du windsurf quand j’étais jeune et c’est ce qui a rythmé ma vie pendant 15 ans.

Je n’ai pas décidé de ranger la planche parce que ma carrière était derrière moi – j’étais encore bon, en fait. Mais à vrai dire, je faisais ça depuis que j’avais 11 ans et quand on commence à cet âge-là, on n’est pas forcément conscient que l’on va en faire une carrière. Le windsurf, ce n’était pas un hobby ni un projet professionnel – c’était juste ce que tout le monde faisait autour de moi. Donc après toutes ces années, j’ai commencé à me poser des questions : qu’est-ce que je veux faire de ma vie ? Le fait était que je faisais du surf, d’accord, mais ce n’était pas ce que j’avais décidé de faire.

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C’est la raison pour laquelle, en parallèle de ma carrière de planchiste, j’ai commencé à suivre des cours à l’université. J’ai étudié l’économie parce que j’avais cette envie de comprendre le monde et parce que j’appréciais la précision de cette matière. Mais j’aimais aussi beaucoup le design. Je dois dire que mon père est architecte. À peu près toute ma famille est dans le monde de l’art – ma sœur est clarinettiste – donc je pense que mon intérêt pour le design vient de là. J’aimais imaginer des formes. J’aimais aussi cuisiner mais j’avais conscience qu’être chef était quelque chose de bien différent. Sauf qu’en les combinant, mon goût pour l’esthétique et celui pour la bonne bouffe m’ont porté à envisager cette option.

À partir du moment où je me suis dit « j’aime cuisiner et c’est ce que je veux faire », il ne me restait rien d’autre à faire que de m’y mettre.

En réalité, quand ça vous arrive, c’est rarement un choix mûrement réfléchi. C’est quelque chose que l’on ressent en soi. En un instant, on réalise quelque chose. Et à partir du moment où je me suis dit « j’aime cuisiner et c’est ce que je veux faire », il ne me restait rien d’autre à faire que de m’y mettre. Je n’ai pas trop tergiversé et finalement, j’ai pris la décision d’arrêter le windsurf à partir de ce moment là.

J’ai annoncé ma décision à mes proches tout aussi sûrement et rapidement que je l’avais prise. Ceux qui me connaissent savent qu’une fois que j’ai décidé quelque chose, ce n’est même pas la peine d’essayer de m’arrêter. Je n’attendais pas leur permission ou leurs conseils. Et comme ils ne percevaient aucune appréhension en moi, ils n’ont pas essayé de me dissuader. C’est ma personnalité : je ne cherche pas des excuses et j’ai rarement peur. Ça m’a aidé pour être bon en windsurf mais aussi pour changer de voie le moment venu.

À cette époque, j’avais déjà 27 ans. Je me suis donc demandé : est-ce que je veux aller à l’école Cordon Bleu, passer encore quatre ans à étudier ? Ou bien est-ce que je veux tout apprendre auprès d’un seul chef et passer dix ans à ses côtés, le temps de connaître tous ses secrets ? Aucune de ces options ne me plaisait. Je me suis donc dit que j’allais acheter des livres, créer ma petite bibliothèque personnelle, et que j’allais m’entraîner chez moi. J’ai alors découvert que j’adorais lire. J’allais surtout vers des livres théoriques mettant en question ce qu’est l’acte de cuisiner plutôt que vers de simples livres de recettes. Mes lectures sont devenues de plus en plus conceptuelles autour de l’idée du restaurant. Et en parallèle, je me suis rendu dans les meilleurs restaurants du monde : ceux qui étaient acclamés par la critique et ceux pour lesquels j’avais de l’admiration. J’ai emmené quelques amis avec moi et ensemble, on a testé ces adresses.

C’est devenu pour moi un moyen d’expression. Comme un peintre qui utilise les pigments et les lignes pour s’exprimer, j’utilise la nourriture.

Ces trois ou quatre premières années ont donc été remplies de lectures, de recherches, de dégustations sur les meilleures tables qui soient ainsi que beaucoup de tests en cuisine. Je mettais en pratique les techniques que j’avais vues. Cela dit, je ne les copiais pas. Je travaillais déjà dans mon premier restaurant à l’époque et j’avais l’impression de construire quelque chose, morceau par morceau. J’essayais de refaire à ma façon ce que je trouvais intéressant.

Après cette première période, j’ai encore eu une phase de remise en question : est-ce que je veux n’être qu’un simple chef et me retrouver à 50 ans à refaire toujours le même risotto ou bien est-ce que je devrais tenter de dire quelque chose en plus ? Pourquoi est-ce que je cuisine ? C’est une question que je me pose encore maintenant alors que j’essaye d’exprimer mes idées, mes perceptions de la vie par ma cuisine. C’est devenu pour moi un moyen d’expression. Comme un peintre qui utilise les pigments et les lignes pour s’exprimer, j’utilise la nourriture.

Au départ, je m’inspirais beaucoup du monde de la gastronomie. J’apprenais les techniques et je découvrais ce qui se faisait de mieux dans le monde. Je reproduisais ce que je voyais. Mais depuis, un changement s’est opéré en moi et je ne reproduis plus. Je n’essaye plus de refaire ce qui existe déjà en y apportant une touche personnelle. Je fais en cuisine ce que je ressens en moi.

Je vis dans une région de la Turquie qui est restée très brute, très naturelle. J’y vis une vie très simple et j’aime les choses simples, nettes. Du coup, je pense que ma cuisine doit être ainsi. Je ne veux pas remplir mon assiette de complications – trop de textures, de techniques – je préfère présenter un seul ingrédient sous son meilleur jour. Personnellement, en faire des tonnes pour prouver que l’on maîtrise tout un éventail de techniques, ce n’est pas ma façon de m’exprimer. Alors que présenter un ingrédient – sublimé – à un convive, c’est ce qui me parle.

Prenons l’exemple du hummus que j’ai présenté sur la scène salée d’Omnivore. Pour le servir dans son restaurant, un chef lambda irait sans doute rajouter un morceau de viande et encore un ou deux autres légumes avant de disposer le hummus. À l’opposé, si je veux faire un hummus je ne veux pas faire sentir autre chose au convive. Je veux lui permettre de se concentrer sur le hummus, justement. Quelque chose de simple, de délicieux et qui touche presque au génial puisque j’y ajoute les techniques que j’ai apprises. Pour le hummus par exemple, je le mixe avec des glaçons pour en ajuster la texture.

Quand je faisais du windsurf, j’étais ce type, toujours en train d’organiser des soirées sur la plage, collé au barbecue ou occupé à faire des cocktails pour tout le monde.

La majorité des chefs passent leur temps à chercher les meilleurs ingrédients alors qu’ici, à Çeşme, j’ai déjà tout ce qu’il me faut. Je me consacre donc plutôt à essayer de trouver un équilibre entre simplicité et saveur. Je veux tirer profit de cette région où je suis né et j’essaye de suivre la routine des saisons. Quand on s’accorde sur le rythme de la nature, pas besoin d’ingrédients exotiques. Avec la mer juste à côté et tout ce vent, l’environnement lui-même est frais, léger – des caractéristiques que je retranscris dans ma cuisine, tout en y ajoutant élégance et saveur.

Mon dernier projet, The Misfits Table, s’inscrit dans cette vision. Il s’agira d’une série de dîners qui auront lieu au cœur de la nature sauvage. Je vais réunir tout un groupe de personnes – sans leur dire exactement l’endroit de la soirée, ils auront rendez-vous à un certain point et de là, nous les emmènerons dans la nature – et le dîner durera toute la nuit. Tout le monde dormira sur place. Je veux proposer aux gens cette perspective d’être dans la nature, leur donner l’opportunité de ressentir cette nature. En anglais, le mot « misfit » est chargé de cette connotation : je veux les emmener en dehors de la société.

Je suis peut-être moi-même un misfit de la cuisine, en un sens. Pas que je sois un grand rebelle mais déjà, mes amis ne font pas partie de ce milieu. Et puis surtout je n’essaye pas de rentrer dans le moule pour être reconnu en tant que grand chef. Bien sûr, j’essaye que mon nom soit suffisamment connu pour que des gens viennent jusqu’ici goûter mes plats, mais sans plus.

Quand j’étais windsurfer, je n’étais pas le plus mauvais cuisinier mais je n’étais pas bon non plus. J’étais toujours en train d’organiser des soirées sur la plage et j’étais toujours ce type collé au barbecue ou occupé à faire des cocktails pour tout le monde. J’adorais ça, rassembler des gens pour passer un bon moment ensemble. Je ne savais pas bien cuisiner – je ne suis pas né dans une famille de restaurateurs italiens – mais j’y étais comme attiré. Et quand on fait quelque chose qu’on aime, ça finit toujours par payer. De ces barbecues d’été jusqu’à ma série de dîners gastronomiques dans la nature, je fais toujours ce que j’aime.


Après avoir été professionnel de windsurf pendant 15 ans – il a été 6 fois Champion de Turquie –, Kemal Demirasal a définitivement quitté le circuit pour suivre une autre sensation forte qui le prenait aux tripes : la cuisine. Autodidacte pur, il passe 2 ans à lire et à observer, avant d’ouvrir son premier restaurant sur la côte anatolienne. Auteur d’une cuisine hybride, à mi-chemin entre les influences turques et les techniques ancestrales, il se recentre aujourd’hui sur un nouveau projet, avec sa femme : l’Atelier Kemal Demirasal. Kemal est le chef du restaurant Alancha, à Istanbul, et était présent sur la scène salé du festival Omnivore en mars dernier.