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Le jour où j’ai tué un poulet à mains nues pour l’année du Coq

Combinez les deux maximes « Si tu es à Rome, vis comme les Romains » et « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » (celle-là est attribuée à Blaise Pascal), et vous obtiendrez votre serviteur, une Française en Chine, s’apprêtant à tuer un poulet à mains nues.

Lors du Nouvel An Chinois, dans certaines familles, il est de coutume de tuer un poulet. Ayant passé les festivités avec ma belle-famille dans le sud de la Chine, j’ai dû me résoudre à deux constats : un, il y avait du poulet au menu pour le repas du Réveillon et deux, pour l’occasion, j’allais devoir moi-même mettre la main à la patte, ou plutôt au cou.

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On pourrait se dire que dans la mythologie chinoise, égorger un poulet alors que l’on entre dans l’année du Coq est un blasphème, voire un acte susceptible d’engendrer une sorte de malédiction cosmique pour les 365 jours à venir. Eh bien, pas du tout. Il faut savoir qu’en Chine, il n’est pas rare de voir des gens tuer des animaux devant vous, même en ville – qu’il s’agisse de poissons au restaurant ou bien de grenouilles sur un marché. Voyez cela comme un gage de fraîcheur : cela laisse par exemple tout le loisir au client bien avisé de refuser le poisson crevé qui flotte déjà le ventre à l’air. Pour des raisons évidemment pratiques, l’abattage sur la voie publique ne s’applique bien évidemment pas pour les animaux plus encombrants comme les porcs ou les bœufs. Et tout comme on aime ici faire vieillir certaines viandes, il existe en Chine des préparations qui demandent de la viande ultra fraîche venant d’animaux tout juste tués.

C’est le cas du poulet au gingembre cantonais (baiqieji,白切鸡).

Il s’agit d’un poulet bouilli qui a la particularité d’être al dente (chose assez rare dans la cuisine chinoise où les viandes sont généralement servies très bien cuites) : une fois les os tranchés, la substance qu’ils contiennent vient colorer l’intérieur de la viande en mauve sang. Ce poulet se déguste ensuite refroidi et badigeonné dans une sauce à base de gingembre écrasé et de ciboulette. C’est délicieux.

Comme pour les autres animaux, voir la poule que l’on s’apprête à manger pendant qu’elle est encore vivant est un très bon moyen de juger de son état général

Le comble, c’est que là où je me trouve, à Canton même, il est devenu difficile de préparer ce plat emblématique du sud de la Chine. Et pour cause : en 2014 et après de nombreux cas de grippe aviaire partis de la plus grande ville du sud de la Chine, le gouvernement chinois a fini par interdire la vente de volailles vivantes dans les deux districts du cœur de Canton, Liwan et Yuexiu.

En plein Yuexiu, les stands où les poulets étaient autrefois vendus (à droite sur l’image) sont sinistrement déserts.

Désormais, pour manger un baiqieji à Canton, il faut aller dans les restaurants qui s’approvisionnent directement chez les éleveurs ou alors acheter des poulets déjà préparés en rôtisserie. Sur les marchés du centre de Canton, les stands où les poulets étaient autrefois vendus sont sinistrement déserts. Mais malgré cette interdiction préventive, il est possible – et même facile – de faire venir des poulets bien vivants en plein Canton. En allant dans les marchés plus en périphérie de la ville, on trouve facilement des fermiers venus vendre quelques grosses poules bien dodues. On tue et plume sur place – ou alors on attache les pattes de la poulette encore vivante qu’on vous refile dans un sac cartonné.

Juste à côté de Baiyun Shan, un lieu très visité de Canton, on trouve plusieurs poulets à vendre.

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt, au poulet que je m’apprête à tuer.

Avec les festivités du Nouvel An, la ville de Canton se vide littéralement de presque tous ses habitants. Tout le monde part retrouver ses proches, souvent dans une maison de famille à la campagne – c’est-à-dire dans un endroit où les pétards et les feux d’artifices sont encore autorisés. Comme pour les pétards, on trouve facilement des stands où se fournir en volailles vivantes en dehors des plus grandes agglomérations. Les poules destinées à être vendues dans la journée y sont amassées dans des petits parcs barbelés. On voit des gens repartir en mobylette avec un carton entre les jambes. Dépassent trois ou quatre têtes qui caquettent encore.

De fait, tuer soi-même une bête créée une proximité réelle avec elle. On peut aller jusqu’à dire que dépecer et consommer dans son entièreté l’animal qu’on a tué est, en quelque sorte, une ultime marque de respect.

Ou bien, si l’on connaît un peu les gens du coin, on peut même avoir accès à de vrais poulets fermiers. C’est ainsi qu’en bordure de Dongguan, nous avons pu choisir et acheter un poulet à un policier-ès-fermier chargé de contrôler les entrées dans une entreprise.

Un poulet peut en cacher un autre.

Comme pour les autres animaux, voir la poule que l’on s’apprête à manger pendant qu’elle est encore vivant est un très bon moyen de juger de son état général : plutôt que de se fier à un logo sur une étiquette, ici, on se fie davantage à l’aspect de l’anus des poules : « il faut que tu cherches un anus ferme, qui se contracte bien et qui n’est pas sale. Pour le baiqieji, on veut une jeune poule qui n’a pas encore beaucoup pondu », m’explique Ruilin, mon beau-père qui a sans doute tué autant de poules qu’il a de cheveux sur sa tête (et il est loin d’être chauve).

Je vous épargne avec ce paysage bucolique la photo d’un anus de poule ferme et tonique.

On remarque assez vite en transportant ladite poule si celle-ci est bien musclée ou plutôt du genre atrophiée suite à un élevage un peu trop intensif. La poule attrapée par M. Le Policier était visiblement plus vivace que celles du stand barbelé où les volailles étaient entassées vivantes avant d’être vendues. Les goûts chinois font qu’on privilégiera un poulet ni trop massif ni trop gras : les blancs ne sont pas très appréciés ici et comme les poulets sont plutôt bouillis que rôtis, un surplus de gras transformerait le bouillon en bain de friture, ce qui n’est pas l’effet recherché. Si on sait bien regarder, donc, pas trop de risques de se faire arnaquer.

Et c’est exactement pour ça que je voulais me frotter à cette volaille.

Car j’ai beau avoir eu une grand-mère qui a élevé des poulets dans une autre vie, je reste une pure citadine qui glapit dès qu’une poule court vers moi. Avant de tuer mon poulet, je n’osais même pas toucher une plume d’une poule vivante alors que je n’ai aucun problème pour la dévorer une fois cuisinée. Bref, cette occasion était pour moi une sorte de Fear Factor à échelle humaine.

Le plus compliqué reste de saisir la bête. Il faut d’abord réussir à ceinturer d’une seule main la base des deux ailes du poulet.

J’ai toujours trouvé un peu hypocrite le fait de manger de la viande tout en refusant de penser au fait qu’elle vienne d’un animal bien vivant qui a été tué pour satisfaire notre désir. Plus concrètement : je trouve assez absurde d’avoir peur d’un poulet ou de refuser d’en tuer un alors qu’on en mange. C’est en partie à cause de ce genre de réflexions que j’en suis venue à tester le véganisme pendant presque un an il y a quelques années. Mais j’en suis revenue, et me voilà aujourd’hui à tester l’autre extrême : plutôt que de ne pas tuer d’animal, et si je le tuais moi-même ?

J’en suis venue à penser que ce n’est finalement pas si mal de tuer soi-même les animaux qu’on veut manger. Mais ne m’appelez pas pour vos méchouis : je m’en tiens aux petits poulets. C’est un début.

De fait, tuer soi-même une bête créée une proximité réelle avec elle. Sans partir dans une envolée lyrique à la Hannibal Lecter, on peut aller jusqu’à dire que dépecer et consommer dans son entièreté l’animal qu’on a tué est, en quelque sorte, une ultime marque de respect. Cela suppose de connaître un minimum l’animal en question, anatomiquement parlant. Ne pas savoir situer tel ou tel organe sur une poule qu’on s’apprête à manger, c’est un peu lui manquer de respect de la même manière qu’un touriste américain pensant que l’Europe n’est qu’un seul pays manque de respect à tout le Vieux-Continent (c’est-à-dire : ça ne va pas changer la face du monde mais c’est tout de même gênant). Bref, pour dire les choses autrement : vider les chiures des entrailles d’un poulet, c’est un bon remède contre les chevilles un peu trop gonflées.

Et puisqu’on parle texture, venons-en au concret. Comment ça se tue, un poulet ?

Si vous avez le cœur sensible, arrêtez-vous ici. Pour les autres, repérez bien la prise.

Concernant la mise à mort en elle-même, l’aspect technique est assez simple. Peut-être que les écoles varient à ce niveau-là, mais voilà ce qu’on m’a appris. Premio : pensez à aiguiser votre couteau si vous ne voulez pas faire souffrir la pauvre bête et l’achever aux ciseaux. Deuxio : préparez un bol avec un petit fond d’eau salée. Vous allez vite comprendre son utilité.

Le plus compliqué reste de saisir la bête. Il faut d’abord réussir à ceinturer d’une seule main la base des deux ailes du poulet. Le plus dur est ensuite de parvenir à faire glisser la tête du poulet en arrière de telle sorte que les doigts la main tenant les ailes puissent aussi maintenir la tête du poulet. Si vous n’êtes pas sûr de votre prise, faites-vous aider par quelqu’un d’expérimenté.

Lorsque vous tenez bien d’une main le poulet, vous pouvez alors épiler son cou. Il faut arracher les petites plumes dans le sens de la pousse. Et une fois que l’espace est dégagé, inutile de passer par quatre chemins : c’est le moment de saisir le couteau, respirer un bon coup et de trancher dans le vif. Sauf si vous avez des tendances psychopathes, ce n’est pas le moment de vérifier la véracité de l’histoire du poulet qui sait encore marcher une fois décapité. En plus, il n’est pas utile de couper entièrement le cou, au risque d’y aller vraiment trop fort et de vous entailler du même coup le poignet (celui qui tient la bête).

Une fois le cou tranché, renversez le corps de la bête tête en bas et laissez le sang couler dans le petit bol. L’eau salée va aider à faire coaguler l’hémoglobine – car rappelez-vous, tout ou presque se mange dans un poulet. Dans un bouillon avec le reste des abats du poulet, le sang coagulé est très bon.

Contrairement aux tas de barbaque pas forcément inspirants qu’on peut croiser sur certains étals de bouchers, vous identifierez ici chaque morceau comme autant de parties de l’animal.

Vous allez maintenant plumer la bête, ce qui vous laisse un bon quart d’heure pour réfléchir à ce que vous venez de faire. Ébouillantez la carcasse pour vous faciliter la tâche – mais pas trop longtemps sous peine de rendre la peau trop fragile.

Viendra ensuite le grand moment de la découpe – ou de la dissection. Évidemment si la cuisse de grenouille encore à moitié congelée vous faisait déjà tourner de l’œil en 4e, vous êtes mal barré (mais si c’est le cas, vous êtes aussi sacrément maso d’avoir lu cet article jusqu’ici). Et mieux vaut vous faire guider par quelqu’un qui a déjà mis la main au fondement d’un poulet.

C’est un travail technique mais tout à fait passionnant : il s’agit de transformer un corps encore chaud en morceaux de viande. Contrairement aux tas de barbaque pas forcément inspirants qu’on peut croiser sur certains étals de bouchers, vous identifierez ici chaque morceau comme autant de parties de l’animal. Au lieu de demander au boucher deux gros blancs de poulet, vous obtiendrez de vos mains non seulement la chair sur la carcasse mais aussi la multitude d’organes qui se trouve à l’intérieur, des intestins aux poumons en passant par les ovaires. Goûtez avant de faire les dégoûtés : ce ne sont rien d’autre que des jaunes d’œuf !

Tuer un poulet, c’est donc au moins une expérience enrichissante, amusante et excitante. Je vous pose donc maintenant la question, à vous les omnivores qui sont arrivés jusqu’au bout : si l’occasion se présentait, quelle raison valable pouvez-vous avoir pour ne pas tuer un poulet ?