William Gibson a forcément dû apprécier, en connaisseur, la suprême ironie de l’affaire. Se doutait-il, en écrivant en 1982 Neuromancien, magnifique œuvre de SF nihiliste et véhémente, que le courant littéraire profondément anti-conglomérat qu’il allait inspirer finirait par devenir une marque déposée ? Probablement, au fond. Le problème avec le cynisme, c’est qu’il voit trop souvent juste. Le 7 avril dernier, le site spécialisé Gamespot révélait que le studio CD Projekt Red, qui se cache derrière la magnifique franchise The Witcher, avait déposé les droits du mot « Cyberpunk » (avec majuscule) pour les besoins de son prochain titre, Cyberpunk 2077, très attendu par la planète jeu vidéo et dont la date de sortie n’a pas encore été révélée. Un petit dépôt discret à l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), effectué en 2011, pour protéger son RPG futuriste jusqu’en 2021, déterré on ne sait trop comment par Reddit et par Twitter la semaine passée, a provoqué un scandale aussi immédiat que discret dans la communauté des joueurs.
Car le monde des jeux vidéo n’est que trop familier de ce genre de pratiques, qui voient des studios s’octroyer des mots génériques pour les besoins de leurs titres, comme l’éditeur King avec le mot « Candy » (« bonbon »), qui avait été en 2014 jusqu’à menacer les autres développeurs de ne pas utiliser un terme pourtant extrêmement commun. Alors oui, « Cyberpunk » n’est pas un mot que l’on place fréquemment dans la conversation, mais les risques sont les mêmes : quid des développeurs indépendants souhaitant utiliser le terme, qui résume un univers littéraire, visuel et philosophique spécifique, dans le titre de leurs jeux vidéo ? Devront-ils craindre l’ire de CD Red Projekt ?
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Sur Twitter, le débat va bon train, au point de forcer CD Projekt Red à publier une clarification le 6 avril dernier. Dans son communiqué, le studio explique avoir déposé la marque comme « une mesure d’auto-défense », afin d’éviter qu’un petit malin ne les empêche de sortir une éventuelle suite du jeu, titrée Cyberpunk 2078 ou Cyberpunk 2. Et d’assurer que le dépôt de la marque « ne fait pas partie d’un plan diabolique », tout en précisant aux internautes que si un développeur s’amuse à nommer son jeu « Les aventures de John Smith dans une société dystopique cyberpunk », le studio ne lui enverra pas sa meute d’avocats. Toute la subtilité, explique CD Projekt Red, réside dans la spécificité du terme : le studio ne peut s’opposer à la création d’une marque que si elle prête à confusion avec la sienne.
Il n’empêche : quand le terme utilisé pour décrire un genre littéraire qui défend bec et ongles la libre circulation de l’information – et déploie un futur intégralement dominé par des corporations géantes et maléfiques privatisant chaque parcelle de l’existence – devient à son tour une marque et que l’entreprise qui le détient nous demande gentiment de lui faire confiance en nous assurant que tout ira bien, on a quand même envie de lui hurler d’aller se faire foutre. Oui, c’est vrai, CD Projekt Red jouit d’une excellente cote de popularité dans l’industrie du jeu vidéo et il est probable qu’il ne fasse pas de vagues à l’avenir. Mais dans cette histoire, le symbolique l’emporte sur le factuel, et la colère des fans de cyberpunk est parfaitement légitime.
Après tout, personne ne s’est jamais amusé à déposer les droits de « comédie romantique », « roman de gare » ou tout simplement « punk », tant leurs chances de gagner un procès seraient minces. Pourtant, rappelle Polygon, « Cyberpunk » n’en est même pas à son premier verrouillage par trademark, puisque CD Projekt Red l’a racheté à une autre entreprise, R.Talsorian Games, et qu’en Europe c’est Sony qui dispose des droits du terme pour les autres supports. Le secteur privé a donc déjà gagné, les amis, c’est simplement qu’il l’a fait en douce, avec sa malfaisance proverbiale, tout en nous assurant qu’il est parfaitement inoffensif. Ne reste plus qu’à attendre l’apparition des patches Cyberpunk’s not dead, et la défaite sera totale.