Bruxelles, métro Ribaucourt, 14 heures. En sortant de la rame, je m’engouffre dans un petit nuage de fumée jaunâtre. Un peu plus loin, il y a ce qui ressemble à un petit attroupement ; face à moi, une dizaine de personnes, avachies par terre, fument du crack et s’injectent dans le bras ce qui semble être de l’héroïne.
En un an, le nombre de plaintes des utilisateur·ices de la STIB aurait doublé tandis que les associations constatent une explosion au niveau de la consommation. Bien que les spots se multiplient (Yser, Botanique, etc.), les pouvoirs publics peinent à endiguer le problème et les personnes qui dénoncent ces situations le font de loin, smartphone en main, tenant les âmes terrées dans les méandres de la drogue à une certaine distance.
Videos by VICE
Néanmoins, certain·es arrivent à dépasser ces frontières et rapporter ce qui se passe de l’autre côté. C’est le cas du photographe danois Mikkel Hørlyck (32 ans) qui a pu vivre cette réalité de près, dans le cadre de son projet Jørgen, a Mystery (2016-2021).
Jørgen Pedersen aurait dû mourir depuis longtemps, compte tenu de son âge, de ses innombrables maladies et de ses 40 ans de toxicomanie… Et personne ne sait réellement comment, toutes ces années, il est passé entre les mailles du filet mortuaire. « J’ai adoré le photographier depuis notre première rencontre jusqu’à la dernière, confie Mikkel. C’était un scientifique de la drogue. Le Freud de la défonce. Le favori de Satan. Un esprit sophistiqué et un être extraverti. Un saint homme. Un personnage haut en couleurs. »
Leur première rencontre est tout aussi atypique que l’était Jørgen. « On s’est tout de suite très bien entendus », explique Mikkel. Leurs chemins se sont croisés dans le port d’Aarhus, la deuxième ville la plus peuplée du Danemark. Il était venu le voir de lui-même alors que Mikkel cherchait une personne à photographier pour un projet scolaire. « Il m’a dit, avec un accent très prononcé et vif : “T’as un objectif 35 mm et un 50 mm ; avant on aurait dit de toi que t’étais un photographe de presse, aujourd’hui on appelle ça photojournaliste non ?” Puis il m’a regardé dans les yeux et j’ai été immédiatement très impressionné. C’était comme un coup de foudre. » À la suite de cette rencontre, ils sont allés chez Jørgen, ont écouté du Rock’n Roll et ne se sont plus lâchés. « On s’est vus très souvent, pendant les six années qui ont suivi. »
Il est facile de décider du début d’un projet, mais pas forcément de la suite des événements, et c’est encore plus vrai avec des personnages aussi atypiques. Pour réussir à photographier la dépendance et ses ravages, il faut pouvoir laisser suffisamment de temps aux protagonistes. « Quand je prévoyais de le suivre pendant deux jours, je lui en demandais quatre, détaille Mikkel. Sa dépendance était très forte, sa personnalité extrêmement douce, il fallait donc utiliser ce qu’il y avait de mieux pour naviguer entre tout ça : l’intuition. »
Les six années que Mikkel a passées auprès de Jørgen lui ont donné un certain aperçu des 40 années de toxicomanie de ce dernier, et notamment une idée de la façon dont il a réussi à échapper à la mort. « Il était tellement intelligent, drôle, et profondément intéressé par le monde qui l’entourait, remet Mikkel. Il a trompé la mort. Plusieurs fois. Mais il ne l’a pas fait seul. Les médecins, les infirmières et ses différents tuteurs lui ont été d’un grand secours au fil des ans. Iels l’ont sauvé, encore et encore. »
Le Danemark dispose d’un système de santé adapté à un homme comme Jørgen. Il a notamment pu être affecté dans l’une des cinq cliniques traitant les personnes accro à l’héroïne. Ce type d’établissement a permis d’offrir à Jørgen, et à d’autres toxicomanes, une vie meilleure, et leur a donné l’occasion de se sentir à une meilleure place dans cette société. Chaque jour, des infirmières lui donnaient deux doses d’héroïne et l’aidaient à résoudre des problèmes pratiques. « Il avait un appartement à lui et recevait une aide financière chaque fois qu’il tombait gravement malade, explique Mikkel. L’objectif dans tout ça était de donner à Jørgen et aux autres la possibilité de se libérer de la drogue. »
Des histoires comme celle de Jørgen, il en existe dans toutes les villes, avec ses embrouilles, ses galères et ses ravages. Et bien sûr, elles finissent rarement en happy ending. Jørgen est décédé en septembre 2021, des suites d’un cancer du foie. Les médecins n’ont rien pu faire, car il était déjà atteint d’une maladie mortelle. « Ça a été un processus intense, mais aussi très beau à observer, parce que notre lien était vraiment très fort, se rappelle Mikkel. Tout comme celui qui l’unissait à sa mère, et à Birgitte (une proche, NDLR), avec qui il a gardé le contact, par intermittence, pendant 36 ans. »
Jørgen était déterminé à ne pas mourir avant sa mère, car elle avait déjà perdu son autre fils, Ole, mort à cause de la drogue. Malheureusement, Jørgen s’en est allé en premier ; et sa mère est décédée six semaines après lui.
L’histoire de cet homme ne s’est pas éteinte avec lui, bien au contraire. Les médias locaux l’ont découverte grâce au travail photographique de Mikkel : « Son vécu a été couvert de manière totalement brute, comme mon projet, au final. Ils m’ont donc demandé comment publier tout ça. C’était un processus assez extraordinaire, à vrai dire. Dans chaque publication, il y avait quelque chose sur lequel il fallait se concentrer plus que d’autres, compte tenu du contexte et des circonstances. »
Pourquoi Jørgen s’accrochait-il autant à la vie alors qu’il n’arrivait pas à faire autre chose que de la détruire ? Qui était-il vraiment ? Avec lui, ce sont des dizaines de réponses qui se sont également éteintes – des réponses que Mikkel, malgré sa proximité avec lui, ne peut avoir. Ce qu’il reste de Jørgen se trouve dans les photos.
Mikkel est sur Instragram.