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Revenu de son rêve américain, Dizzee Rascal écume de nouveau les rues crasseuses de l’Angleterre

Dizzee Rascal, c’est le rappeur comme on l’imagine, comme on voudrait qu’il soit : sans attaches ni faux-semblant. Il ne pense pas une seconde à la célébrité et masque la gravité de son propos derrière des beats nerveux, bruts, underground comme rarement. On le repère à quelques signes distinctifs et à une poignée de gimmicks : son accent, son flow agité, ses punchlines tout droit sorties du jargon des rues londoniennes, sa façon d’envoyer valser les traditions de la couronne et cette fameuse phase, marque de sa stature : « Queen Elizabeth doesn’t know me/ How can she control me when I live street and she lives neat? ». En clair, Dizzee Rascal impose un hip-hop 100% british mais ne réclame jamais rien.

Du moins, ça c’était avant. Avant qu’il ne fasse d’horribles morceaux avec Calvin Harris ou Shakira, avant qu’il ne serve de guest-star à des tas d’artistes franchement gonflants (Robbie Williams, Will.I.Am, Jessie J,…), avant qu’il ne donne l’impression de produire chaque titre avec un portefeuille bien nourri par les ambitions d’une major, avant qu’il ne tombe dans les excès sur des albums blindés de refrains crâneurs et de beats house gonflés aux hormones ( Tongue N’Cheek, The Fifth). Autant dire que la fin des années 2000 et la première moitié de la décennie suivante n’ont pas vraiment montré le meilleur visage de Dizzee Rascal, celui que l’on avait aperçu pour la première fois au début du nouveau millénaire avec des albums qui télescopaient tout ce qui fait la richesse de l’Angleterre : la house, le dancehall, un rap incisif et des productions à 130 BPM, héritières de l’UK Garage. Celui, surtout, que le monde entier a découvert pour la première fois en 2003 après qu’il ait remporté, à seulement 19 ans, le Mercury Prize au nez et à la barbe de Radiohead et de Coldplay.

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C’était avec Boy In Da Corner, un disque sur lequel Dizzee se débarrassait de son costume bleu marine de lycéen, enfilait ses baskets, son baggy et sa casquette, et terrassait la concurrence avec un bagout à faire passer Busta Rhymes pour un autiste. En écoutant « Fix Up, Look Sharp », « Wot U On? » ou « I Luv U », un titre où il rompt avec une fille qui se dit enceinte de lui, tout paraissait limpide : on comprenait la vie à Bow (son quartier d’origine, dans l’Est londonien), on se baladait à ses côtés sous la grisaille anglaise, on crachait ensemble sur le vide mortifère d’une société figée dans ses conventions, ses frustrations ou ses codes, et, surtout, on saisissait toute la difficulté pour un jeune homme noir, élevé par sa mère, de dépasser sa condition au sein d’un environnement social à courte vue. « Quand tu es assis au coin d’une rue, contre un mur, ou à l’école au fond de la classe, tu as l’angle de vue le plus large. Alors que le premier, lui, ne voit pas ce qui se passe dans son dos. Depuis très jeune, j’ai grandi dehors. J’ai appris à faire attention à moi, à connaître mes forces et mes faiblesses. À être malin, aussi », disait-il fièrement à Libération en 2003. Et de préciser : « Je suis le premier rappeur britannique à garder mon accent, sans essayer d’imiter les Américains. Quand on m’écoute, on sait d’où je viens ».

Le problème, c’est que Dizzee a fini par oublier lui-même d’où il venait. Pas sur Showtime, où il conserve cette double casquette de producteur et de MC, et où l’on retrouve ses récits introspectifs débités sur des sonorités minimales et agressives, comme « Respect Me » où il raconte son rapport ambigu au succès et notamment sa crainte de voir ses premiers fans s’éloigner. Ni sur Maths + English qui, en dépit de quelques concessions faites à l’industrie (un duo avec Lily Allen, un autre avec Alex Turner), conservait une certaine dimension autobiographique et des mesures que Dizzee semblait balancer comme d’autres cracheraient du sang.

Non, c’est bien à partir de Tongue N’Cheek en 2009 que Dylan Mills a oublié qui il était, où étaient ses origines, et surtout d’où lui venait son nom de scène – de ses profs qui, au collège, le surnommaient « Rascal » (« Racaille », en VF), sans doute à cause de ses multiples renvois ou de ses nombreuses combines à l’extérieur de l’école. À partir de 2009, Dizzee Rascal commence en effet à se lasser de son statut de petit-prince-du-grime et cherche à se réinventer. La question est : était-ce vraiment une bonne idée de chercher un nouvel élan aux côtés de Tiësto (« Bad Behaviour ») et Armand Van Helden (« Bonkers ») ? Réponse : non ! Même si lui semblait se réjouir du résultat, notamment à Brain Magazine : « J’ai voulu faire un truc pop. Avec que des hits. Que des trucs qui frappent. Un album avec une véritable party vibe. Même avec des trucs un peu débiles, faciles, comme Snoop sait faire. C’est un peu con, mais j’adore ces morceaux. » Pas nous, mec.

Mais le pire dans tout ça, c’est qu’il enchaine. En 2011, il déménage à Miami, soi-disant pour fuir une célébrité devenue trop encombrante à Londres, rencontre Lionel Richie ou Quincy Jones, joue en première partie des Red Hot ou de Muse et s’amuse parfois à jeter son argent sur des filles nues dans les plus fameux strip clubs des États-Unis. Une extravagance que l’on retrouve forcément sur The Fifth en 2013, un cinquième album aussi épuisant que caricatural qui termine de faire de l’ex-représentant des bas-fonds de l’Angleterre le nouveau symbole d’une industrie américaine toujours en quête de nouvelles bêtes de foire. Dans le genre retournement de veste, la carrière de Dizzee Rascal se pose là. Si bien que plus personne n’oserait miser ses allocs sur son avenir.

Sauf que le grime est revenu en force ces dernières années, que les artistes phares soutiennent largement la comparaison avec leurs homologues américains, voire les inspirent, et que des vétérans comme Wiley jouissent d’une seconde jeunesse. Dans ce contexte, il serait donc presque indécent que Dizzee Rascal n’en profite pas à son tour. Après tout, c’est l’un des pionniers du genre, il l’a prouvé l’année dernière en interprétant Boy In Da Corner en intégralité lors d’un concert à l’Olympic Park et il a visiblement encore quelques arguments à faire valoir histoire de continuer à promouvoir le grime hors des frontières britanniques. On le sentait déjà en 2014 avec l’EP Pagans, porté par des beats qui cognent et des clips qui tabassent. On le sent aujourd’hui avec Raskit, un sixième album où il revient à ce qu’il sait faire de mieux : des tubes undergrounds, ceux qui accompagnent les fins de soirée difficiles, les sets dans les caves et les ambiances poisseuses plutôt que les grosses parties de Tomorrowland. « J’ai pris la décision que je n’allais pas courir après le tube pop, avoue-t-il d’ailleurs au Guardian. Je voulais revenir avec un projet qui soit aussi honnête que possible, sans me soucier de la radio et de toutes ces merdes. »

Avec Raskit, Dizzee Rascal, qui partage désormais son temps entre Miami et le Kent, débarque donc comme il a débarqué dans la musique quatorze ans plus tôt : en observateur, avec ce regard fin, celui du garçon du coin de la rue qui voit comment la situation évolue et qui n’oublie pas les drames qui ont accompagné son évolution – dans « Make It Last », il parle notamment d’un double meurtre survenu à Tudor Rose en 2002, une salle de concert où il avait ses habitudes. Une façon comme une autre de rappeler que, après s’être perdu quelques années (on vous a dit pour le morceau avec Robbie Williams ?), il n’a pas totalement mis de côté les intentions qui avaient fait sa gloire et qu’il reste l’un des meilleurs documentaristes d’Angleterre.


Raskit sort ce 21 juillet sur Dirtee Stank/Island.

Maxime Delcourt est sur Noisey.