Les dames ont passé un gilet en grosse maille sur leur nuisette de satin. Clope au bec, elles se sont installées à l’avant du camion de Chloé* pour discuter. Au fond, on devine un épais matelas, quelques coussins à portée de main. La propriétaire du véhicule, perchée sur des chaussures à talon blanches accordées à sa robe, vient de recevoir sa carte d’électrice. Sandra, le cheveu aux reflets cuivrés caressant son œil charbonneux, sourit : « On est à l’image de la société, on ne sait pas trop encore pour qui on va voter. On sait surtout pour qui on ne va pas voter. » À côté d’elle, Jocelyne, qui s’excuse « pour la tenue » en désignant ses bas rouges, ne se sent « pas prête » à aller glisser un bulletin dans l’urne lors du premier tour, dimanche prochain. Le positionnement des candidats à la présidentielle sur leur activité pèsera dans la balance, même si le sujet se trouve dans un angle mort de la campagne. Florence, perruque blonde et déshabillé noir, le regrette : « Personne n’a parlé de nous. »
Les quatre femmes, âgées de 50 à 60 ans, travaillent depuis près de trois décennies sur une route traversant le bois de Vincennes, au sud-est de Paris, où les rares clients côtoient quelques joggeurs en cette matinée de vacances scolaires. « On est les dernières de la prostitution de rue, pour ceux que ça emmerde de payer le resto à une escort et qui ont juste envie de faire baisser la pression », lance Sandra. En ce qui concerne la stratégie électorale, les consœurs procèdent par élimination. Jean-Luc Mélenchon, qui a assuré que « la prostitution n’est rien d’autre qu’un trafic des êtres humains [qui] doit donc être réprimé radicalement », n’aura pas leurs suffrages. Benoît Hamon, qui a fait partie des signataires d’une contribution du Parti socialiste intitulée « La prostitution est une violence. Abolissons-la ! », pas davantage. Mais c’est l’adoption par la majorité parlementaire de gauche de la loi pénalisant les clients des prostitués qui a soulevé le plus d’hostilité par ici. « J’ai tellement mal à ma gauche avec cette loi », précise Sandra, pourtant fervente hollandiste au moment de la campagne présidentielle de 2012.
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Près d’un an après l’adoption d’un texte qui sanctionne « l’achat d’actes sexuels » d’une amende de 1 500 euros tout en supprimant le délit de racolage, le bilan est sombre pour les quatre femmes. Elles désignent des jeunes filles sur le bord de la route – « les réseaux sont toujours là ». Surtout, « cette loi nous a précarisées et mises en danger », estime Chloé. Récemment, un client a tenté de lui dérober son argent. Il a sorti un revolver, l’a menacée, et a fini par filer avec son iPhone. « Beaucoup de clients sont partis, notre niveau de vie a baissé, alors on prend des gens qu’on n’aurait pas pris avant, ceux qui n’ont peur de rien », poursuit-elle. Les conséquences sont également sanitaires : « Au Bois, le préservatif était bien institué. Là, c’est un sur deux sans capote. » Récemment, un homme a demandé une « fellation nature » – sans préservatif – « alors que cela n’arrivait plus » à Jocelyne, qui a refusé. « C’est un désastre », résume-t-elle.
Ces femmes, qui disent exercer « par choix », militent pour que leur profession soit reconnue comme un travail. « C’est un art, comme disait feu Grisélidis Réal », me dit Sandra, faisant référence à la célèbre auteure et prostituée genevoise féministe. « On avait une mission d’éducation sexuelle. On expliquait aux hommes que le sexe, ce n’est pas juste se vider les couilles, que ça peut être autrement. On leur conseillait d’aller voir tel médecin s’ils avaient un problème ou une infirmité. Mais tant qu’on ne différenciera pas prostitution et esclavage sexuel, on continuera de stigmatiser les putes. »
Toujours à gauche, Nathalie Arthaud, qui estime que « prôner la liberté de se prostituer c’est nier la réalité de cette barbarie car la prostitution est majoritairement l’œuvre de réseaux de traites de femmes » et Philippe Poutou, qui est pour l’abolition de la prostitution, ne les tentent pas non plus. Quant à François Fillon, qui s’est abstenu au moment de l’adoption de la loi en première lecture à l’Assemblée nationale, il « inquiète ». « Donner les sommes qu’il a données à sa femme et se faire passer pour M. Propre… Vous voyez une première dame aller devant le juge ? Nous sommes la risée du monde. Puis avec tous les cathos tradis qui le soutiennent, c’est pas possible », évacue Sandra.
Emmanuel Macron paraît être plus à même de séduire celles qui déclarent leurs revenus sous l’étiquette de « profession libérale non-commerciale ». Dans une interview au magazine Grazia, l’ancien ministre de l’Économie se démarque de la virulence d’un Mélenchon, sans avancer de propositions concrètes. « C’est sur les clients qu’il faut mettre la pression, dit-il. Les travailleurs du sexe utilisent le statut d’indépendant alors que leur activité n’est pas reconnue, et le problème est toujours de savoir à quel moment cette activité est un vrai choix, ou une situation subie. Ce débat entre reconnaissance du statut ou interdiction de l’activité ne sera pas purgé avant longtemps je crois. »
« A priori, il n’est pas contre nous. C’est un peu l’inconnu avec lui, mais il incarne une petite nouveauté », explique Chloé, sarkozyste par le passé tout comme Florence, qui approuve : « Tous les autres nous ont bien déçues. » « C’est con, mais je me vois bien représentée par Brigitte [Trogneux, épouse du candidat d’En Marche !, ndlr]. Elle a de l’allure et une certaine prestance », note Sandra. Toutes s’accordent pour voter Macron face à n’importe quel autre candidat au second tour. Quant au vote frontiste, Sandra tranche avec véhémence : « Je ne supporte pas les gens racistes, ni la notion de préférence nationale. Le problème, c’est que certaines d’entre nous se laissent tenter par Marine Le Pen parce qu’elle s’est prononcée contre la pénalisation du client. »
Les électrices de droite que sont Florence et Chloé semblent moins catégoriques. L’une trouverait « bien pour la démocratie » que des députés FN l’emportent aux législatives. L’autre concède quelques « bonnes idées » sur le plan économique à la patronne du FN, et se fait le relais de ses clients « dans la plomberie ou sur les chantiers, qui ne trouvent pas de boulot, concurrencés par les travailleurs étrangers ». Sandra, elle, a déjà préparé son passeport et mis de l’argent de côté. En cas de victoire de Marine Le Pen à la présidentielle, c’est simple, elle « foutra le camp ».
Mais d’autres travailleuses du sexe ne partagent pas du tout l’avis des quatre dames du Bois au sujet de Macron. Morgane Merteuil, escort et ancienne porte-parole du Strass, le Syndicat du travail sexuel, se dit proche des idées du NPA mais va toutefois voter Mélenchon. « Pas pour son projet social-chauvin, mais parce que je pense qu’il est préférable que nos luttes soient menées face à lui plutôt que face aux trois autres – une fasciste, un ultralibéral et un ultra-conservateur – qui vont littéralement nous broyer. » Selon elle, ce ne sont pas les lois spécifiques à la prostitution qui ont le plus fort impact sur les prostitué.e.s, mais celles portant sur des sujets de société, comme la précarité. « Je suis une femme et une travailleuse du sexe. Ça signifie que je fais partie d’une classe plutôt précaire, en lien avec la stigmatisation et les sites Internet sur lesquels nous travaillons, qui sont illégaux et nous font payer une fortune. À partir de là, je pense que les projets libéraux vont encore plus précariser les précaires. Dans ce contexte, je vais choisir celui qui porte un programme qui vise à lutter contre les inégalités. »
On pose aussi la question à Bug Powder, rencontré quelques jours plus tôt. À 32 ans, il est escort boy et exerce lui aussi via Internet. Ce citoyen d’extrême gauche, tendance libertaire et « pute prolétaire », porte un badge This is what a sex worker looks like [« Voilà à quoi ressemble un travailleur du sexe »] épinglé à son manteau de cuir. Lui ne fait pas partie de la catégorie des « indécis », ni des « prafistes », ces électeurs qui n’en ont « plus rien à foutre » de la politique, ainsi baptisés par le politologue Brice Teinturier. Il n’ira pas voter, tout simplement parce qu’il ne se retrouve pas dans l’offre politique, qui ne « représente pas le peuple » et n’est « pas en prise avec la réalité des travailleurs, encore moins des travailleurs du sexe ». D’autant que la classe politique est « unanime par rapport au fait qu’il faut réprimer la prostitution. C’est l’un des rares sujets sur lesquels ils sont tous d’accord, estime-t-il. Je ne vais pas voter pour quelqu’un qui veut que je travaille dans des conditions encore plus difficiles ».
La loi sur la pénalisation du client l’a également touché. Il continue de gagner sa vie grâce à des habituées, mais les nouvelles clientes se font plus rares. « Le but de la loi était de dissuader, et ça a marché. Les femmes commençaient tout juste à se sentir légitimes à payer pour un service sexuel et ça a cassé le mouvement. On les culpabilise dans leur sexualité et on considère qu’elles ont l’embarras du choix pour coucher avec un homme alors que, souvent, elles ont surtout le choix de l’embarras. » Parmi ses clientes, Bug Powder voit des femmes qui payent pour faire l’amour parce qu’elles ne souhaitent pas avoir de relation avec un homme ou parce qu’elles n’ont pas de temps à consacrer à leur vie intime. Il y a aussi celles qui cherchent à assouvir des fantasmes « pas très communs ». Lui a toujours eu une « conception sociale » de son exercice – « vendre du sexe et ce qu’il y a autour, empathie et attention ». Il voit aussi des femmes handicapées qui n’ont jamais eu de relation sexuelle, d’autres atteintes de maladies qui rendent les rapports douloureux, comme l’endométriose. Bug Powder vend ses services à une femme excisée ayant eu recours à une opération de reconstruction du clitoris. Le travail qu’il a entamé avec elle tourne autour de ce nouvel organe, qui avait besoin d’être stimulé pour retrouver sa sensibilité.
« J’ai également beaucoup de clientes qui ont été victimes de violences conjugales ou de viol et qui cherchent à reprendre en main leur sexualité en sachant à qui elles ont affaire, poursuit-il. Elles veulent de la sécurité, quelqu’un qui sache y faire un minimum et avec qui elles peuvent prendre le temps de discuter, alors que dans les bars ou sur les applis, les mecs vont les presser pour baiser le plus vite possible ».
Bug a trouvé « indécents » les propos d’Emmanuel Macron, qui a comparé son ancien métier de banquier d’affaires à celui de « prostituée ». « Qu’il aille faire la pute pour remplir son frigo et on verra après. » Selon lui, « se poser la question du travail sexuel, c’est s’interroger sur la notion du travail tout court, et du salariat. Faire de la prostitution une chose à part, pire que tout, comme le font les politiques, c’est s’empêcher de réfléchir au monde du travail classique, qui peut être tout aussi violent, et où l’exploitation existe. Beaucoup de travailleurs du sexe ne se retrouvent pas dans ce monde et ont aussi choisi ce boulot pour cela. C’est mon cas. »
*Les prénoms ont été modifiés.
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