La pesée avait lieu à la salle des Chevaliers de Colomb de Kahnawake, devant la cage où les combats se dérouleraient le soir même. Le « Knights » a l’apparence austère d’une salle de bingo. Un plafond haut, un éclairage blafard, ainsi qu’une petite scène et une cuisine à l’avant qui servent de vestiaires aux combattants et un bar à l’arrière pour assouvir les besoins de la foule. Il y a un petit côté « bonne franquette » là-bas.
Le 16 septembre dernier avait lieu la 39e édition du Fightquest, le plus vieux championnat d’arts martiaux mixtes amateur au Québec, dans la réserve de Kahnawake, près de Montréal. Seize combattants (quatorze jeunes hommes et deux jeunes femmes) sont montés dans une cage devant une foule avoisinant les 400 personnes, munis de gants de six onces et de protège-tibias.
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J’ai été combattant lors des deux premiers Fightquest (avec un succès très mitigé) en 2006 et 2007, et, alors que j’y retournais avec VICE après un break de trois ans durant lequel j’ai à peine regardé le sport à la télé, je m’attendais à faire face de nouveau à une question. Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à s’investir pendant des mois, voire des années, à sacrifier son temps et son argent pour le privilège de pouvoir s’échanger des baffes avec un étranger sans même être rémunéré?
« J’ai pas envie d’être ici aujourd’hui », me dit le matchmaker de l’événement, Francesco Filipi, qui a dû annuler sept des combats prévus pour une raison ou une autre dans les deux semaines précédentes. Fightquest annonçait 15 combats au 1er septembre et il n’en restait que 8 au jour J. « J’aurais pu avoir des billets VIP pour le match de l’Impact au Stade Saputo et me semble que ce serait infiniment plus l’fun. »
On peut apprendre plusieurs choses sur le déroulement des combats à venir à une pesée. Le comportement d’un combattant inexpérimenté, lorsqu’il regarde son adversaire dans les yeux pour la première fois, est des plus révélateurs. Travis Nutbrown, un jeune homme de Cornwall avec un peu de gris dans les cheveux (le seul de la soirée), a laissé échapper un rugissement après avoir fait le poids et regardé dans les yeux son adversaire, Andy Malek, de Laval, pour la photo officielle de l’événement. Plus tard dans la soirée. Nutbrown et Malek tomberont au neutre après quelques minutes, ayant mal géré leur énergie nerveuse toute la journée. Je vous le dis tout de suite, parce que leur combat était un peu plate (Nutbrown a remporté une décision serrée). Ça arrive à Fightquest. Les combats amateurs, c’est pour apprendre à se battre. Personne ne leur en a tenu rigueur. Ils ont eu droit à une bonne main d’applaudissement chacun avant de retraiter au vestiaire.
Un autre fait marquant de la pesée a été la décision de James Cardinal Lauzon, un gigantesque poids moyen (185 livres) de six pieds six pouces, d’enfiler un masque de carnaval aux couleurs morbides pour le face à face avec son adversaire, David Sabourin, venu de Val-d’Or pour l’occasion. La mascarade a bien fait rire son entraîneur, Matthew Rusniak, un vétéran de Fightquest devenu entraîneur après avoir accroché ses gants à cause de multiples commotions cérébrales. Ce genre de comportement n’est pas hors du commun en arts martiaux mixtes, un sport qui a fait sa renommée en offrant à ses spectateurs la brutalité de la boxe et le sens du spectacle de la lutte professionnel, mais il trahit toujours une certaine nervosité. Tous les combattants gèrent la nervosité à leur façon, mais plus les mascarades et les simagrées sont importantes, plus la nervosité est au rendez-vous. J’ai décidé de garder le religieusement nommé Cardinal Lauzon à l’œil.
J’ai également eu l’occasion de m’entretenir avec le légendaire David Loiseau, premier combattant québécois à atteindre l’UFC,qui accompagnait ses poulains Christian Théodore et Margot Summantri. À la suite du combat hypermédiatisé entre le boxeur invaincu Floyd Mayweather et le double champion UFC Conor McGregor, l’internet québécois s’est enflammé avec la possibilité d’un affrontement entre Loiseau et l’ancien champion des mi-lourds WBC, Jean Pascal. Je n’ai pu m’empêcher de lui poser la question : « Dave, qu’est-ce qui se passe entre Pascal et toi? Y a-t-il du vrai là-dedans ou s’agit-il de rumeur internet? »
Avec un sourire confiant, David me répond : « Jean Pascal a ralenti depuis les dernières années. Moi, je suis devenu plus rapide. Je n’ai pas pris de mauvais coups depuis longtemps, je me suis toujours gardé en forme, je fais beaucoup de sparring. Je suis plus rapide et explosif que je ne l’ai jamais été. Ce serait un combat compétitif. »
Pendant le combat (l’enterrement)
Bon, OK.
Je l’avoue.
C’est peut-être un peu cinglé, tout ça. Monter dans un ring ou dans une cage, c’est une terreur très particulière. Et il faut le vivre pour saisir à quel point. On a beau dire que les arts martiaux mixtes sont un sport d’équipe, lorsqu’on s’engage à affronter un étranger à mains nues devant une foule de gens qui ont payé pour boire de la bière et avoir des sensations fortes, on est seul en titi. Malgré tout le bon vouloir d’une équipe d’entraîneurs hyper compétente et de partenaires d’entraînements féroces, on est seul devant notre destin.
La journée d’un combat, c’est comme aller à son propre enterrement. Rien n’existe après la date fatidique. Les combattants sont dans le moment présent et dans un futur immédiat où des centaines de scénarios déferlent dans leur imagination. C’est le retour au bas de la pyramide de Maslow : survivre d’abord, défendre son intégrité physique, performer au meilleur de ses capacités afin de ne pas avoir honte de soi pendant plusieurs semaines, gagner et s’acheter des souvenirs qui dureront toute une vie. Le reste : la job, les rendez-vous chez le dentiste, savoir quoi faire pour souper le mercredi suivant, ça n’existe plus.
Avant son combat, j’ai demandé à James Cardinal Lauzon pourquoi il combattait : « J’ai joué au hockey jusqu’à l’âge de 19 ans. Gardien de but. Je me suis rendu jusqu’au niveau junior. Après? Plus rien pendant trois ans », raconte-t-il, le regard fuyant. Légèrement mal à l’aise de parler de lui-même. « Je devais faire quelque chose de moi-même. J’ai alors commencé à boxer, puis je me suis mis au jiu-jitsu et, de fil en aiguille, j’en suis venu à faire de la compétition. C’est une question d’équilibre pour moi. »
Cardinal Lauzon s’est très bien battu d’ailleurs, ce soir-là, se servant de son énorme portée et enchaînant les mains arrière dévastatrices qui passèrent éventuellement le K.-O. à son adversaire à la fin du premier engagement.
Les deux combats les plus enlevants de la soirée, cependant, mettaient en vedette Bradley Bomberry de Kahnawake contre Mathieu Bisson de Montréal, ainsi que Jade Masson-Wong de Québec contre Margot Summantri également de la métropole. Ce sont là les deux combats qui ont reflété le plus ce qui se passe vraiment dans ce genre de soirée.
Au premier round, Bisson s’est fait servir une correction par un adversaire plus gros, plus jeune et plus explosif que lui. Il a absorbé mains arrière par-dessus mains arrière, de brutales mises au sol, sans jamais broncher. Mais Bisson, un combattant de petite stature pour sa catégorie de poids (ayant d’ailleurs accepté un changement d’adversaire la veille du combat) a calmement conservé son énergie pour le deuxième assaut, où il s’est servi de la fougue de Bomberry contre lui afin de lui passer une prise d’étranglement et de remporter la victoire.
Même chose pour Masson-Wong, qui s’est fait mettre au sol deux fois au premier engagement, malgré avoir atteint la cible à plusieurs reprises pendant des échanges furieux avec Margot Summantri. Faisant preuve de maturité et d’un sang-froid hors du commun dans la cage, elle s’est servie de sa puissante main arrière et d’un timing hors pair afin de contrôler le rythme du combat et de filer avec une décision des juges bien méritée.
Après le combat (le bal de graduation)
Après Fightquest 39, la salle des Chevaliers de Colombs de Kahnawake était méconnaissable. Les lumières étaient tamisées, la cage était éclairée uniquement par un ensemble de néons, la salle était remplie de proches, de collègues de travail et d’amis venus encourager les combattants. Les sourires et les accolades y ont été nombreux, dans la victoire comme dans la défaite. Les arts martiaux mixtes amateurs, c’est en grande partie ça : de jeunes gens qui vont au bout d’eux-mêmes devant leurs proches. C’est un peu comme un bal de finissants existentiel. On affronte ses peurs, on fait notre possible et, gagne ou perd, on rentre à la maison avec le sentiment d’avoir tout donné. Et on se connaît un peu mieux.
En sortant de l’événement, j’ai pu discuter avec Peter Thomas, copropriétaire de Fightquest avec l’ancien champion canadien en arts martiaux mixtes Stéphane Vigneault. On met souvent les arts martiaux mixtes dans le même bain que la culture mohawk, car c’est à Kahnawake que les premiers événements professionnels ont eu lieu, dans les années 90. Je lui ai demandé quelle place avaient les combats dans sa culture, et sa réponse a été d’une simplicité désarmante.
« Les gens aiment ça, ici. On a tous une violence à l’intérieur de nous. Les gens ont besoin d’un endroit pour la vivre dans un environnement contrôlé. Combattants comme spectateurs. C’est ce que j’essaie de donner aux gens ici. »
Le vétéran de l’UFC Timothy Credeur, pendant le tournage du documentaire Fightville, avait répondu à la question « Que fais-tu dans ton gym? » en disant : « On bâtit de meilleures personnes. » C’est à peu près ce qui s’est passé à Fightquest, le 16 septembre dernier. Seize jeunes personnes sont allées chercher un bout d’eux-mêmes qui leur manquait.